Contes divers 1875 – 1880

21. Comment il est démontré qu’il suffitd’un ami tendrement aimé pour alléger le poids des plus grandschagrins

Comme l’avait dit le docteur, à partir de ce jour le singedevint véritablement le maître de la maison, et Héraclius se fitl’humble valet de ce noble animal. Il le considérait pendant desheures entières avec une tendresse infinie ; il avait pour luides délicatesses d’amoureux ; il lui prodiguait à tout proposle dictionnaire entier des expressions tendres ; lui serrantla main comme on fait à son ami ; lui parlant en le regardantfixement ; expliquant les points de ses discours qui pouvaientparaître obscurs ; enveloppant la vie de cette bête des soinsles plus doux et des plus exquises attentions.

Et le singe se laissait faire, calme comme un Dieu qui reçoitl’hommage de ses adorateurs.

Ainsi que tous les grands esprits qui vivent solitaires parceque leur élévation les isole au-dessus du niveau commun de labêtise des peuples, Héraclius s’était senti seul jusqu’alors. Seuldans ses travaux, seul dans ses espérances, seul dans ses luttes etses défaillances, seul enfin dans sa découverte et son triomphe. Iln’avait pas encore imposé sa doctrine aux foules, il n’avait pumême convaincre ses deux amis les plus intimes, M. le recteur et M.le doyen. Mais à partir du jour où il eut découvert dans son singele grand philosophe dont il avait si souvent rêvé, le docteur sesentit moins isolé.

Convaincu que la bête n’est privée de la parole que par punitionde ses fautes passées et que, par suite du même châtiment, elle estremplie du souvenir des existences antérieures, Héraclius se mit àaimer ardemment son compagnon et il se consolait par cetteaffection de toutes les misères qui venaient le frapper.

Depuis quelque temps en effet la vie devenait plus triste pourle docteur. M. le doyen et M. le recteur le visitaient beaucoupmoins souvent et cela faisait un vide énorme autour de lui. Ilsavaient même cessé de venir dîner chaque dimanche, depuis qu’ilavait défendu de servir sur sa table toute nourriture ayant eu vie.Le changement de son régime était également pour lui une grandeprivation qui prenait, par instants, les proportions d’un chagrinvéritable. Lui qui jadis attendait avec tant d’impatience l’heuresi douce du déjeuner, la redoutait presque maintenant. Il entraittristement dans sa salle à manger, sachant bien qu’il n’avait plusrien d’agréable à en attendre et il y était hanté sans cesse par lesouvenir des brochettes de cailles qui le harcelait comme unremords, hélas ! ce n’était point le remords d’en avoir tantdévoré, mais plutôt le désespoir d’y avoir renoncé pourtoujours.

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