Contes divers 1875 – 1880

Chapitre 9Une Page d’histoire inédite

Tout le monde connaît la célèbre phrase de Pascal sur le grainde sable qui changea les destinées de l’univers en arrêtant lafortune de Cromwell. Ainsi, dans ce grand hasard des événements quigouverne les hommes et le monde, un fait bien petit, le gestedésespéré d’une femme décida le sort de l’Europe en sauvant la viedu jeune Napoléon Bonaparte, celui qui fut le grand Napoléon. C’estune page d’histoire inconnue (car tout ce qui touche à l’existencede cet être extraordinaire est de l’histoire), un vrai drame corse,qui faillit devenir fatal au jeune officier, alors en congé dans sapatrie.

Le récit qui suit est de point en point authentique. Je l’aiécrit presque sous la dictée sans y rien changer, sans en rienomettre, sans essayer de le rendre plus « littéraire » ou plusdramatique, ne laissant que les faits tout seuls, tout nus, toutsimples, avec tous les noms, tous les mouvements des personnages etles paroles qu’ils prononcèrent.

Une narration plus composée plairait peut-être davantage, maisceci est de l’histoire, et on ne touche pas à l’histoire. Je tiensces détails directement du seul homme qui a pu les puiser auxsources, et dont le témoignage a dirige l’enquête ouverte sur cesmêmes faits vers 1853, dans le but d’assurer l’exécution de legsstipulés par l’Empereur expirant à Sainte-Hélène.

Trois jours avant sa mort, en effet, Napoléon ajouta à sontestament un codicille qui contenait les dispositions suivantes:

« Je lègue, écrivait-il, 20.000 francs à l’habitant de Bocognanoqui m’a tiré des mains des brigands qui voulurentm’assassiner ;

« 10.000 francs à M. Vizzavona, le seul de cette famille qui fûtde mon parti ;

« 100.000 francs à M. Jérôme Lévy ;

« 100.000 francs à M. Costa de Bastelica ;

« 20.000 francs à l’abbé Reccho. »

C’est qu’un vieux souvenir de sa jeunesse s’était, en cesderniers moments, emparé de son esprit ; après tant d’annéeset tant d’aventures prodigieuses, l’impression que lui avaitlaissée une des premières secousses de sa vie demeurait encoreassez forte pour le poursuivre, même aux heures d’agonie, et voicicette lointaine vision qui l’obsédait, quand il se résolut àlaisser ces dons suprêmes au partisan dévoué dont le nom échappaità sa mémoire affaiblie, et aux amis qui lui avaient apporté leuraide en ces circonstances terribles.

Louis XVI venait de mourir. La Corse était alors gouvernée parle général Paoli, homme énergique et violent, royaliste dévoué, quihaïssait la Révolution, tandis que Napoléon Bonaparte, jeuneofficier d’artillerie alors en congé à Ajaccio, employait soninfluence et celle de sa famille en faveur des idées nouvelles.

Les cafés n’existaient point en ce pays toujours sauvage, etNapoléon réunissait le soir ses partisans dans une chambre où ilscausaient, formaient des projets, prenaient des mesures,prévoyaient l’avenir, tout en buvant du vin et en mangeant desfigues.

Une animosité déjà existait entre le jeune Bonaparte et legénéral Paoli. Voici comment elle était née. Paoli, ayant reçul’ordre de conquérir l’île de la Madeleine, confia cette mission aucolonel Cesari en lui recommandant, dit-on, de faire échouerl’entreprise. Napoléon, nommé lieutenant-colonel de la gardenationale dans le régiment que commandait le colonel Quenza, pritpart à cette expédition et s’éleva violemment ensuite contre lamanière dont elle avait été conduite, accusant ouvertement leschefs de l’avoir perdue à dessein.

Ce fut peu de temps après que des commissaires de la République,parmi lesquels se trouvait Saliceti, furent envoyés à Bastia.Napoléon, apprenant leur arrivée, les voulut rejoindre, et, pourentreprendre ce voyage, il fit venir de Bocognano son homme deconfiance, un de ses partisans les plus fidèles, Santo-Bonelli, ditRiccio, qui devait lui servir de guide.

Tous deux partirent à cheval, se dirigeant vers Corte où setenait le général Paoli, que Bonaparte voulait voir enpassant ; car, ignorant alors la participation de son chef aucomplot tramé contre la France, il le défendait même contre lessoupçons chuchotés ; et l’hostilité grandie entre eux, bienque vive déjà, n’avait point éclaté.

Le jeune Napoléon descendit de cheval dans la cour de la maisonhabitée par Paoli, et confiant sa monture à Santo-Riccio, il vouluttout de suite se rendre auprès du général. Mais, comme ilgravissait l’escalier, une personne qu’il aborda lui apprit qu’ence moment même avait lieu une sorte de conseil formé des principauxchefs corses, tous ennemis des idées républicaines. Lui, inquiet,cherchait à savoir, quand un des conspirateurs sortit de laréunion.

Alors, marchant à sa rencontre, Bonaparte lui demanda : « Ehbien ? » L’autre, le croyant un allié, répondit : « C’estfait ! Nous allons proclamer l’indépendance et nous séparer dela France, avec le secours de l’Angleterre. »

Indigné, Napoléon s’emporta et, frappant du pied, il cria : «C’est une trahison, c’est une infamie ! » quand des hommesparurent, attires par le bruit. C’étaient justement des parentséloignés de la famille Bonaparte. Eux, comprenant le danger où sejetait le jeune officier, car Paoli était un homme à s’endébarrasser à tout jamais et sur-le-champ, l’entourèrent, le firentdescendre par force et remonter à cheval.

Il partit aussitôt, retournant vers Ajaccio, toujours accompagnéde Santo-Riccio. Ils arrivèrent, à la nuit tombante, au hameau deArca-de-Vivario, et couchèrent chez le curé Arrighi, parent deNapoléon, qui le mit au courant des événements et lui demandaconseil, car c’était un homme d’esprit droit et de grand jugement,estimé dans toute la Corse.

S’étant remis en route le lendemain dès l’aurore, ils marchèrenttout le jour et parvinrent le soir à l’entrée du village deBocognano. Là, Napoléon se sépara de son guide, en lui recommandantde venir au matin le chercher avec les chevaux à la jonction desdeux routes, et il gagna le hameau de Pagiola pour demanderl’hospitalité à Félix Tusoli, son partisan et son parent, dont lamaison se trouvait un peu éloignée.

Cependant, le général Paoli avait appris la visite du jeuneBonaparte, ainsi que ses paroles violentes après la découverte ducomplot, et il chargea Mario Peraldi de se mettre à sa poursuite etde l’empêcher, coûte que coûte, de gagner Ajaccio ou Bastia.

Mario Peraldi parvint à Bocognano quelques heures avantBonaparte, et se rendit chez les Morelli, famille puissante,partisans du général. Ils apprirent bientôt que le jeune officierétait arrivé dans le village et qu’il passerait la nuit dans lamaison de Tusoli ; alors le chef des Morelli, homme énergiqueet redoutable, instruit des ordres de Paoli, promit à son envoyéque Napoléon n’échapperait pas.

Dès le jour il avait posté son monde, occupé toutes les routes,toutes les issues. Bonaparte, accompagné de son hôte, sortit pourrejoindre Santo-Riccio ; mais Tusoli, un peu malade, la têteenveloppée d’un mouchoir, le quitta presque immédiatement.

Aussitôt que le jeune officier fut seul, un homme se présentantlui annonça que dans une auberge voisine se trouvaient despartisans du général, en route pour le rejoindre à Corte. Napoléonse rendit près d’eux et, les trouvant réunis : « Allez, leurdit-il, allez trouver votre chef, vous faites une grande et nobleaction. » Mais en ce moment les Morelli, se précipitant dans lamaison, se jetèrent sur lui, le firent prisonnier etl’entraînèrent.

Santo-Riccio, qui l’attendait à la jonction des deux routes,apprit immédiatement son arrestation et il courut chez un partisande Bonaparte, nommé Vizzavona, qu’il savait capable de l’aider etdont la demeure était voisine de la maison Morelli, où Napoléonallait être enfermé.

Santo-Riccio avait compris l’extrême gravité de cette situation: « Si nous ne parvenons à le sauver tout de suite, dit-il, il estperdu. Peut-être sera-t-il mort avant deux heures. » AlorsVizzavona s’en fut trouver les Morelli, les sonda habilement, etcomme ils dissimulaient leurs intentions véritables, il les amena,à force d’adresse et d’éloquence, à permettre que le jeune hommevint chez lui prendre quelque nourriture pendant qu’ils garderaientsa maison.

Eux, pour mieux cacher leurs projets, sans doute, yconsentirent, et leur chef, le seul qui connût les volontés dugénéral, leur confiant la surveillance des lieux, rentra chez luipour faire ses préparatifs de départ. Ce fut cette absence quisauva quelques minutes plus tard la vie du prisonnier. Cependant,Santo-Riccio, avec le dévouement naturel des Corses, un prodigieuxsang-froid et un intrépide courage, préparait la délivrance de soncompagnon. Il s’adjoignit deux jeunes gens braves et fidèles commelui ; puis, les ayant secrètement conduits dans un jardinattenant à la maison Vizzavona et cachés derrière un mur, il seprésenta tranquillement aux Morelli, et demanda la permission defaire ses adieux à Napoléon, puisqu’ils devaient l’emmener On luiaccorda cette faveur, et dès qu’il fut en présence de Bonaparte etde Vizzavona, il développa ses projets, hâtant la fuite, le moindreretard pouvant être fatal au jeune homme. Tous les trois alorspénétrèrent dans l’écurie et, sur la porte, Vizzavona, les larmesaux yeux, embrassa son hôte et lui dit : « Que Dieu vous sauve, monpauvre enfant, lui seul le peut ! »

En rampant, Napoléon et Santo-Riccio rejoignirent les deuxjeunes gens embusqués auprès du mur, puis, prenant leur élan, tousles trois s’enfuirent à toutes jambes vers une fontaine voisinecachée dans les arbres. Mais il fallait passer sous les yeux desMorelli, qui, les apercevant, se lancèrent à leur poursuite enjetant de grands cris.

Or le chef Morelli, rentré dans sa demeure, les entendit, et,comprenant tout, se précipita avec une physionomie si féroce que safemme, alliée aux Tusoli, chez qui Bonaparte avait passé la nuit,se jeta à ses pieds, suppliante, demandant la vie sauve pour lejeune homme.

Lui, furieux, la repoussa, et il s’élançait dehors quand elle,toujours à genoux, le saisit par les jambes, les enlaçant de sesbras crispés ; puis, battue, renversée, mais, acharnée en sonétreinte, elle entraîna son mari, qui s’abattit à côté d’elle.

Sans la force et le courage de cette femme, c’en était fait deNapoléon.

Toute l’histoire moderne se trouvait donc changée. La mémoiredes hommes n’aurait point eu à retenir les noms de victoiresretentissantes ! Des millions d’êtres ne seraient pas mortssous le canon ! La carte d’Europe n’était plus la même !Et qui sait sous quel régime politique nous vivrionsaujourd’hui.

Car les Morelli atteignaient les fugitifs.

Santo-Riccio, intrépide, s’adossant au tronc d’un châtaignier,leur fit face, criant aux deux jeunes gens d’emmener Bonaparte.Mais lui refusa d’abandonner son guide qui vociférait, tenant enjoue leurs ennemis :

« Emportez-le donc, vous autres ; saisissez-le,attachez-lui les pieds et les mains ! »

Alors ils furent rejoints, entourés, saisis, et un partisan desMorelli, nommé Honorato, posant son fusil sur la tempe de Napoléon,s’écria : « Mort au traître à la patrie ! » Mais juste à cemoment l’homme qui avait reçu Bonaparte, Félix Tusoli, prévenu parun émissaire de Santo-Riccio, arrivait escorté de ses parentsarmés. Voyant le danger et reconnaissant son beau-frère dans celuiqui menaçait ainsi la vie de son hôte, il lui cria, le mettant enjoue :

« Honorato, Honorato, c’est entre nous alors que la chose va sepasser ! »

L’autre, surpris, hésitait à tirer, quand Santo-Riccio,profitant de la confusion, et laissant les deux partis se battre ous’expliquer, saisit à pleins bras Napoléon qui résistait encore,l’entraîna, aidé des deux jeunes gens, et s’enfonça dans lemaquis.

Une minute plus tard, le chef Morelli, débarrassé de sa femme,et en proie à une colère furieuse, rejoignait enfin sespartisans.

Cependant, les fugitifs marchaient à travers la montagne, lesravins, les fourrés. Lorsqu’ils furent en sûreté, Santo-Ricciorenvoya les deux jeunes gens qui devaient le lendemain lesrejoindre avec les chevaux auprès du pont d’Ucciani.

Au moment où ils se séparaient, Napoléon s’approcha d’eux.

« Je vais retourner en France, leur dit-il, voulez-vousm’accompagner ? Quelle que soit ma fortune, vous lapartagerez. »

Eux lui répondirent :

« Notre vie est à vous ; faites de nous, ici, ce que vousvoudrez, mais nous ne quitterons pas notre village. »

Ces deux simples et dévoués garçons retournèrent donc àBocognano chercher les chevaux, tandis que Bonaparte etSanto-Riccio continuaient leur marche au milieu de tous lesobstacles qui rendent si durs les voyages dans les pays montagneuxet sauvages. Ils s’arrêtèrent en route pour manger un morceau depain dans la famille Mancini, et parvinrent, le soir, à Ucciani,chez les Pozzoli, partisans de Bonaparte.

Or, le lendemain, quand il s’éveilla, Napoléon vit la maisonentourée d’hommes armés. C’étaient tous les parents et les amis deses hôtes, prêts à l’accompagner comme à mourir pour lui.

Les chevaux attendaient près du pont, et la petite troupe se miten route, escortant les fugitifs jusqu’aux environs d’Ajaccio. Lanuit venue, Napoléon pénétra dans la ville et se réfugia chez lemaire, M. Jean-Jérôme Lévy, qui le cacha dans un placard. Utileprécaution, car la police arrivait le lendemain. Elle fouillapartout sans rien trouver, puis se retira tranquille et déroutéepar l’habile indication du maire qui offrit son aide empressée pourtrouver le jeune révolté.

Le soir même, Napoléon, embarqué dans une gondole, était conduitde l’autre côté du golfe, confié à la famille Costa, de Bastelica,et caché dans les maquis.

L’histoire d’un siège qu’il aurait soutenu dans la tour deCapitello, récit émouvant publié par les guides, est une pureinvention dramatique aussi sérieuse que beaucoup des renseignementsdonnés par ces industriels fantaisistes.

Quelques jours plus tard, l’indépendance corse fut proclamée, lamaison Bonaparte incendiée, et les trois sœurs du fugitif remises àla garde de l’abbé Reccho.

Puis une frégate française, qui recueillait sur la côte lesderniers partisans de la France, prit à son bord Napoléon, etramena dans la mère patrie le partisan poursuivi, traqué, celui quidevait être l’Empereur et le prodigieux général dont la fortunebouleversa la terre.

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