Contes divers 1875 – 1880

Chapitre 7Les Dimanches d’un bourgeois de Paris

1. Préparatifs de voyage

Monsieur Patissot, né à Paris, après avoir fait, comme beaucoupd’autres, de mauvaises études au collège Henri IV, était entré dansun ministère par la protection d’une de ses tantes, qui tenait undébit de tabac où s’approvisionnait un chef de division.

Il avança très lentement et serait peut-être mort commis dequatrième classe, sans le paterne hasard qui dirige parfois nosdestinées.

Il a aujourd’hui cinquante-deux ans, et c’est à cet âgeseulement qu’il commence à parcourir, en touriste, toute cettepartie de la France qui s’étend entre les fortifications et laprovince.

L’histoire de son avancement peut être utile à beaucoupd’employés, comme le récit de ses promenades servira sans doute àbeaucoup de Parisiens qui les prendront pour itinéraires de leurspropres excursions, et sauront, par son exemple, éviter certainesmésaventures qui lui sont advenues.

M. Patissot, en 1854, ne touchait encore que 1.800 francs. Parun effet singulier de sa nature, il déplaisait à tous ses chefs,qui le laissaient languir dans l’attente éternelle et désespérée del’augmentation, cet idéal de l’employé.

Il travaillait pourtant ; mais il ne savait pas le fairevaloir : et puis il était trop fier, disait-il. Et puis sa fiertéconsistait à ne jamais saluer ses supérieurs d’une façon vile etobséquieuse, comme le faisaient, à son avis, certains de sescollègues qu’il ne voulait pas nommer. Il ajoutait encore que safranchise gênait bien des gens, car il s’élevait, comme tous lesautres d’ailleurs, contre les passe-droits, les injustices, lestours de faveur donnés à des inconnus, étrangers à la bureaucratie.Mais sa voix indignée ne passait jamais la porte de la case où ilbesognait, selon son mot : « Je besogne… dans les deux sens,monsieur ».

Comme employé d’abord, comme Français ensuite, comme hommed’ordre enfin, il se ralliait, par principe, à tout gouvernementétabli, étant fanatique du pouvoir… autre que celui des chefs.

Chaque fois qu’il en trouvait l’occasion, il se postait sur lepassage de l’empereur afin d’avoir l’honneur de se découvrir : etil s’en allait tout orgueilleux d’avoir salué le chef del’État.

A force de contempler le souverain, il fit comme beaucoup : ill’imita dans la coupe de sa barbe, l’arrangement de ses cheveux, laforme de sa redingote, sa démarche, son geste – combien d’hommes,dans chaque pays, semblent des portraits du prince ! – Ilavait peut-être une vague ressemblance avec Napoléon III, mais sescheveux étaient noirs – il les teignit. Alors la similitude futabsolue ; et, quand il rencontrait dans la rue un autremonsieur représentant aussi la figure impériale, il en était jalouxet le regardait dédaigneusement. Ce besoin d’imitation devintbientôt son idée fixe, et, ayant entendu un huissier des Tuileriescontrefaire la voix de l’empereur, il en prit à son tour lesintonations et la lenteur calculée.

Il devint aussi tellement pareil à son modèle qu’on les auraitconfondus, et des gens au ministère, des hauts fonctionnaires,murmuraient, trouvant la chose inconvenante, grossière même ;on en parla au ministre, qui manda cet employé devant lui. Mais, àsa vue, il se mit à rire, et répéta deux ou trois fois : « C’estdrôle, vraiment drôle ! » On l’entendit, et le lendemain, lesupérieur direct de Patissot proposa son subordonné pour unavancement de trois cents francs, qu’il obtint immédiatement.

Depuis lors, il marcha d’une façon régulière, grâce à cettefaculté simiesque d’imitation. Même une inquiétude vague, comme lepressentiment d’une haute fortune suspendue sur sa tête, gagnaitses chefs, qui lui parlaient avec déférence.

Mais quand la République arriva, ce fut un désastre pour lui. Ilse sentit noyé, fini, et, perdant la tête, cessa de se teindre, serasa complètement et fit couper ses cheveux courts, obtenant ainsiun aspect paterne et doux fort peu compromettant.

Alors, les chefs se vengèrent de la longue intimidation qu’ilavait exercée sur eux, et, devenant tous républicains par instinctde conservation, ils le persécutèrent dans ses gratifications etentravèrent son avancement. Lui aussi changea d’opinion ; maisla République n’étant pas un personnage palpable et vivant à quil’on peut ressembler, et les présidents se suivant avec rapidité,il se trouva plongé dans le plus cruel embarras, dans une détresseépouvantable, arrêté dans tous ses besoins d’imitation, aprèsl’insuccès d’une tentative vers son idéal dernier : M. Thiers.

Mais il lui fallait une manifestation nouvelle de sapersonnalité. Il chercha longtemps ; puis, un matin, il seprésenta au bureau avec un chapeau neuf qui portait comme cocarde,au côté droit, une très petite rosette tricolore. Ses collèguesfurent stupéfaits ; on en rit toute la journée, et lelendemain encore, et la semaine, et le mois. Mais la gravité de sonattitude à la fin les déconcerta ; et les chefs encore unefois furent inquiets. Quel mystère cachait ce signe ? Était-ceune simple affirmation de patriotisme ? – ou le témoignage deson ralliement à la République ? – ou peut être la marquesecrète de quelque affiliation puissante ? – Mais alors, pourla porter si obstinément, il fallait être bien assuré d’uneprotection occulte et formidable. Dans tous les cas il était sagede se tenir sur ses gardes, d’autant plus que son imperturbablesang-froid devant toutes les plaisanteries augmentait encore lesinquiétudes. On le ménagea derechef, et son courage à la Gribouillele sauva, car il fut enfin nommé commis principal, le 1er janvier1880.

Toute sa vie avait été sédentaire. Resté garçon par amour durepos et de la tranquillité, il exécrait le mouvement et le bruit.Ses dimanches étaient généralement passés à lire des romansd’aventures et à régler avec soin des transparents qu’il offraitensuite à ses collègues. Il n’avait pris, en son existence, quetrois congés, de huit jours chacun, pour déménager. Maisquelquefois, aux grandes fêtes, il partait par un train de plaisirà destination de Dieppe ou du Havre, afin d’élever son âme auspectacle imposant de la mer.

Il était plein de ce bon sens qui confine à la bêtise. Il vivaitdepuis longtemps tranquille, avec économie, tempérant par prudence,chaste d’ailleurs par tempérament, quand une inquiétude horriblel’envahit. Dans la rue, un soir, tout à coup, un étourdissement leprit qui lui fit craindre une attaque. S’étant transporté chez unmédecin, il en obtint, moyennant cent sous, cette ordonnance :

« M. X…, cinquante-deux ans, célibataire, employé. – Naturesanguine, menace de congestion. – Lotions d’eau froide, nourrituremodérée, beaucoup d’exercice.

« Montellier, D.M.P. »

Patissot fut atterré, et pendant un mois, dans son bureau, ilgarda tout le jour, autour du front, sa serviette mouillée, rouléeen manière de turban, tandis que des gouttes d’eau, sans cesse,tombaient sur ses expéditions, qu’il lui fallait recommencer. Ilrelisait à tout instant l’ordonnance, avec l’espoir, sans doute,d’y trouver un sens inaperçu, de pénétrer la pensée secrète dumédecin, et de découvrir aussi quel exercice favorable pourraitbien le mettre à l’abri de l’apoplexie.

Alors il consulta ses amis, en leur exhibant le funeste papier.L’un d’eux lui conseilla la boxe. Il s’enquit aussitôt d’unprofesseur et reçut, dès le premier jour, sur le nez, un coup depoing droit qui le détacha à jamais de ce divertissement salutaire.La canne le fit râler d’essoufflement, et il fut si bien courbaturépar l’escrime, qu’il en demeura deux nuits sans dormir. Alors ileut une illumination. C’était de visiter à pied, chaque dimanche,les environs de Paris et même certaines parties de la capitalequ’il ne connaissait pas.

Son équipement pour ces voyages occupa son esprit pendant touteune semaine, et le dimanche, trentième jour de mai, il commença lespréparatifs.

Après avoir lu toutes les réclames les plus baroques, que depauvres diables, borgnes ou boiteux, distribuent au coin des ruesavec importunité, il se rendit dans les magasins avec la simpleintention de voir, se réservant d’acheter plus tard.

Il visita d’abord l’établissement d’un bottier soi-disantaméricain, demandant qu’on lui montrât de forts souliers pourvoyages ! On lui exhiba des espèces d’appareils blindés encuivre comme des navires de guerre, hérissés de pointes comme uneherse de fer, et qu’on lui affirma être confectionnés en cuir debison des Montagnes Rocheuses. Il fut tellement enthousiasmé qu’ilen aurait volontiers acheté deux paires. Une seule lui suffisaitcependant. Il s’en contenta ; et il partit, la portant sousson bras, qui fut bientôt tout engourdi.

Il se procura un pantalon de fatigue en velours à côtes, commeceux des ouvriers charpentiers ; puis des guêtres de toile àvoile passées à l’huile et montant jusqu’aux genoux.

Il lui fallut encore un sac de soldat pour ses provisions, unelunette marine afin de reconnaître les villages éloignés, pendusaux flancs des coteaux ; enfin une carte de l’état-major quilui permettrait de se diriger sans demander sa route aux paysanscourbés au milieu des champs.

Puis, pour supporter plus facilement la chaleur, il se résolut àacquérir un léger vêtement d’alpaga que la célèbre maison Raminaulivrait en première qualité, suivant ses annonces, pour la modiquesomme de six francs cinquante centimes.

Il se rendit dans cet établissement, et un grand jeune hommedistingué, avec une chevelure entretenue à la Capoul, des onglesroses comme ceux des dames, et un sourire toujours aimable, lui fitvoir le vêtement demandé. Il ne répondait pas à la magnificence del’annonce. Alors Patissot hésitant, interrogea : « Mais enfin,monsieur, est-ce d’un bon usage ? » – L’autre détourna lesyeux avec un embarras bien joué comme un honnête homme qui ne veutpas tromper la confiance d’un client, et, baissant le ton d’un airhésitant : « Mon Dieu, monsieur, vous comprenez que pour six francscinquante on ne peut pas livrer un article pareil à celui-ci, parexemple… » Et il prit un veston sensiblement mieux que le premier.Après l’avoir examiné, Patissot s’informa du prix. – « Douze francscinquante. » C’était tentant. Mais, avant de se décider, ilinterrogea de nouveau le grand jeune homme, qui le regardaitfixement, en observateur. – « Et… c’est très bon cela ? vousle garantissez ? » – « Oh ! certainement, monsieur, c’estexcellent et souple ! Il ne faudrait pas, bien entendu, qu’ilfût mouillé ! Oh ! pour être bon, c’est bon ; maisvous comprenez bien qu’il y a marchandise et marchandise. Pour leprix, c’est parfait. Douze francs cinquante, songez donc, ce n’estrien. Il est bien certain qu’une jaquette de vingt-cinq francsvaudra mieux. Pour vingt-cinq francs, vous avez tout ce qu’il y ade supérieur ; aussi fort que le drap, plus durable même.Quand il a plu, un coup de fer la remet à neuf. Cela ne changejamais de couleur, ne rougit pas au soleil. C’est en même tempsplus chaud et plus léger. » Et il déployait sa marchandise, faisaitmiroiter l’étoffe, la froissait, la secouait, la tendait pour fairevaloir l’excellence de la qualité. Il parlait interminablement,avec conviction, dissipant les hésitations par le geste et par larhétorique.

Patissot fut convaincu, il acheta. L’aimable vendeur ficela lepaquet, parlant encore, et devant la caisse, près de la porte, ilcontinuait à vanter avec emphase la valeur de l’acquisition. Quandelle fut payée, il se tut soudain ; salua d’un « Au plaisir,Monsieur » qu’accompagnait un sourire d’homme supérieur, et tenantle vantail ouvert, il regardait partir son client, qui tâchait envain de le saluer, ses deux mains étant chargées de paquets.

M. Patissot, rentré chez lui, étudia avec soin son premieritinéraire et voulut essayer ses souliers, dont les garnituresferrées faisaient des sortes de patins. Il glissa sur le plancher,tomba et se promit de faire attention. Puis il étendit sur deschaises toutes ses emplettes, qu’il considéra longtemps, et ils’endormit avec cette pensée : « C’est étrange que je n’aie passongé plus tôt à faire des excursions à la campagne ! »

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