Contes divers 1875 – 1880

9. Un dîner et quelques idées

A l’occasion de la fête nationale, M. Perdrix (Antoine), chef debureau de M. Patissot, fut nommé chevalier de la Légion d’honneur.Il comptait trente ans de services sous les régimes précédents, etdix années de ralliement au gouvernement actuel. Ses employés,quoique murmurant un peu d’être ainsi récompensés en la personne deleur chef, jugèrent bon de lui offrir une croix enrichie de fauxdiamants ; et le nouveau chevalier, ne voulant pas rester enarrière, les invita tous à dîner pour le dimanche suivant, dans sapropriété d’Asnières.

La maison, enluminée d’ornements mauresques, avait un aspect decafé-concert, mais sa situation lui donnait de la valeur, car laligne du chemin de fer, coupant le jardin dans toute sa largeur,passait à 20 mètres du perron. Sur le rond de gazon obligatoire, unbassin en ciment romain contenait des poissons rouges, et un jetd’eau, en tout semblable à une seringue, lançait parfois en l’airdes arcs-en-ciel microscopiques dont s’émerveillaient lesvisiteurs.

L’alimentation de cet irrigateur faisait la constantepréoccupation de M. Perdrix qui se levait parfois dès cinq heuresdu matin afin d’emplir le réservoir. Il pompait alors avecacharnement, en manche de chemise, son gros ventre débordant de laculotte, afin d’avoir, à son retour du bureau, la satisfaction delâcher les grandes eaux, et de se figurer qu’une fraîcheur s’enrépandait dans le jardin.

Le soir du dîner officiel, tous les invités, l’un après l’autre,s’extasièrent sur la situation du domaine, et chaque fois qu’onentendait, au loin, venir un train M. Perdrix leur annonçait sadestination : Saint-Germain, le Havre, Cherbourg ou Dieppe, et, parfarce, on faisait des signes aux voyageurs penchés auxportières.

Le bureau complet se trouvait là. C’était d’abord M. Capitaine,sous-chef ; M. Patissot, commis principal ; puis MM. DeSombreterre et Vallin, jeunes employés élégants qui ne venaient aubureau qu’à leurs heures ; enfin M. Rade, célèbre dans tout leministère par les doctrines insensées qu’il affichait, etl’expéditionnaire, M. Boivin.

M. Rade passait pour un type. Les uns le traitaient defantaisiste ou d’idéologue ; les autres derévolutionnaire ; tout le monde s’accordait à dire que c’étaitun maladroit. Vieux déjà, maigre et petit, avec un œil vif et delongs cheveux blancs, il avait professé toute sa vie le plusprofond mépris pour la besogne administrative. Remueur de livres etgrand liseur, d’une nature toujours révoltée contre tout, chercheurde vérité et contempteur des préjugés courants, il avait une façonnette et paradoxale d’exprimer ses opinions qui fermait la boucheaux imbéciles satisfaits et aux mécontents sans savoir pourquoi. Ondisait : « Ce vieux fou de Rade », ou bien : « Cet écervelé de Rade» ; et la lenteur de son avancement semblait donner raisoncontre lui aux médiocres parvenus. L’indépendance de sa parolefaisait trembler bien souvent ses collègues, qui se demandaientavec terreur comment il avait pu conserver sa place. Aussitôt qu’onfut à table, M. Perdrix, dans un petit discours bien senti,remercia ses « collaborateurs », leur promit sa protection d’autantplus efficace que son autorité grandissait, et il termina par unepéroraison émue où il remerciait et glorifiait le gouvernementlibéral et juste, qui sait chercher le mérite parmi leshumbles.

M. Capitaine, sous-chef, répondit au nom du bureau, félicita,congratula, salua, exalta, chanta les louanges de tous ; etdes applaudissements frénétiques accueillirent ces deux morceauxd’éloquence. Après quoi l’on se mit sérieusement à manger.

Tout alla bien jusqu’au dessert, la misère des propos ne gênantpersonne. Mais, au café, une discussion s’élevant déchaîna tout àcoup M. Rade, qui se mit à passer les bornes.

On parlait d’amour naturellement, et un souffle de chevaleriegrisant cette salle de bureaucrates, on vantait avec exaltation labeauté supérieure de la femme, sa délicatesse d’âme, son aptitudeaux choses exquises, la sûreté de son jugement et la finesse de sessentiments. M. Rade, se mit à protester, refusant avec énergie ausexe qualifié de « beau » toutes les qualités qu’on luiprêtait ; et, devant l’indignation générale, il cita desauteurs :

« Schopenhauer, Messieurs, Schopenhauer, un grand philosophe quel’Allemagne vénère. Voici ce qu’il dit : « Il a fallu quel’intelligence de l’homme fût bien obscurcie par l’amour pour qu’ilait appelé beau ce sexe de petite taille, aux épaules étroites, auxlarges hanches et aux jambes courbes. Toute sa beauté, en effet,réside dans l’instinct de l’amour. Au lieu de le nommer beau, ileût été plus juste de l’appeler l’inesthétique. Les femmes n’ont nile sentiment ni l’intelligence de la musique, pas plus que de lapoésie ou des arts plastiques ; ce n’est chez elles que puresingerie, pur prétexte, pure affectation exploitée par leur désirde plaire. »

– L’homme qui a dit ça est un imbécile, déclara M. deSombreterre.

M. Rade, souriant, continua :

« Et Rousseau, Monsieur ? Voici son opinion : « Les femmes,en général, n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun, et n’ontaucun génie. »

M. de Sombreterre haussa dédaigneusement les épaules :

« Rousseau est aussi bête que l’autre, voilà tout. »

M. Rade souriait toujours :

« Et lord Byron, qui pourtant aimait les femmes, Monsieur, voicice qu’il dit : « On devrait bien les nourrir et les bien vêtir,mais ne point les mêler à la société. Elles devraient aussi êtreinstruites de la religion, mais ignorer la poésie et la politique,ne lire que les livres de piété et de cuisine. »

M. Rade continua :

« Voyez, Messieurs, elles étudient toutes la peinture et lamusique. Il n’y en a pas une cependant qui ait fait un bon tableauou un opéra remarquable ! Pourquoi, messieurs ? Parcequ’elles sont le sexus sequior, le sexe second à tous égards, faitpour se tenir à l’écart et au second plan.

M. Patissot se fâchait :

« Et Mme Sand, Monsieur ?

– Une exception, Monsieur, une exception. Je vous citerai encoreun passage d’un autre grand philosophe, anglais celui-là : HerbertSpencer. Voici : « Chaque sexe est capable, sous l’influence destimulants particuliers, de manifester des facultés ordinairementréservées à l’autre. Ainsi, pour prendre un cas extrême, uneexcitation spéciale peut faire donner du lait aux mamelles deshommes ; on a vu, pendant des famines, des petits enfantsprivés de leur mère être sauvés de cette façon. Nous ne mettonspourtant pas cette faculté d’avoir du lait au nombre des attributsdu mâle. De même, l’intelligence féminine qui, dans certains cas,donnera des produits supérieurs, doit être négligée dansl’estimation de la nature féminine, en tant que facteur social…»

M. Patissot, blessé dans tous ses instincts chevaleresquesoriginels, déclara :

« Vous n’êtes pas Français, Monsieur. La galanterie françaiseest une des formes du patriotisme. »

M. Rade releva la balle.

« J’ai fort peu de patriotisme, Monsieur, le moins possible.»

Un froid se répandit, mais il continua tranquillement :

« Admettez-vous avec moi que la guerre soit une chosemonstrueuse ; que cette coutume d’égorgement des peuplesconstitue un état permanent de sauvagerie ; qu’il soit odieux,alors que le seul bien réel est « la vie », de voir lesgouvernements, dont le devoir est de protéger l’existence de leurssujets, chercher avec obstination des moyens de destruction ?Oui, n’est-ce pas. – Eh bien, si la guerre est une chose horrible,le patriotisme ne serait-il pas l’idée mère qui l’entretient ?Quand un assassin tue, il a une pensée, c’est de voler. Quand unbrave homme, à coups de baïonnette, crève un autre honnête homme,père de famille ou grand artiste peut-être, à quelle penséeobéit-il ?… »

Tout le monde se sentait profondément blessé.

« Quand on pense des choses pareilles, on ne les dit pas ensociété. »

M. Patissot reprit :

« Il y a pourtant, Monsieur, des principes que tous les honnêtesgens reconnaissent. »

M. Rade demanda :

« Lesquels ? »

Alors, solennellement, M. Patissot prononça « La morale,Monsieur. »

M. Rade rayonnait, il s’écria :

« Un seul exemple, Messieurs, un tout petit exemple. Quelleopinion avez-vous des messieurs à casquette de soie qui font surles boulevards extérieurs le joli métier que vous savez, et qui envivent ? »

Une moue de dégoût parcourut la table :

« Eh bien ! Messieurs, il y a un siècle seulement, quand unélégant gentilhomme, très chatouilleux sur le point d’honneur,avait pour… amie… une « très belle et honneste dame de haute lignée», il était fort bien porté de vivre à ses dépens, Messieurs, etmême de la ruiner tout à fait. On trouvait ce jeu-là charmant. Doncles principes de morale ne sont pas fixes… et alors… »

M. Perdrix, visiblement embarrassé, l’arrêta :

« Vous sapez les bases de la société, monsieur Rade, il fauttoujours avoir des principes. Ainsi, en politique, voici M. deSombreterre qui est légitimiste, M. Vallin orléaniste, M. Patissotet moi républicains, nous avons des principes très différents,n’est-ce pas, et cependant nous nous entendons fort bien parce quenous en avons. »

Mais M. Rade s’écria :

« Moi aussi, j’en ai, Messieurs, j’en ai de très arrêtés. »

M. Patissot releva la tête, et, froidement :

« Je serais heureux de les connaître, Monsieur. »

M. Rade ne se fit pas prier :

« Les voici, Monsieur. »

1er principe. – Le gouvernement d’un seul est unemonstruosité.

2e principe. – Le suffrage restreint est une injustice.

3e principe. – Le suffrage universel est une stupidité.

En effet, livrer des millions d’hommes, des intelligencesd’élite, des savants, des génies même, au caprice, au bon vouloird’un être qui, dans un moment de gaieté, de folie, d’ivresse oud’amour, n’hésitera pas à tout sacrifier pour sa fantaisie exaltée,dépensera l’opulence du pays péniblement amassée par tous, ferahacher des milliers d’hommes sur les champs de bataille, etc.,etc., me paraît être, à moi, simple raisonneur, une monstrueuseaberration.

Mais en admettant que le pays doive se gouverner lui-même,exclure sous un prétexte toujours discutable une partie descitoyens de l’administration des affaires est une injustice siflagrante, qu’il me semblait inutile de la discuter davantage.

Reste le suffrage universel. Vous admettez bien avec moi que leshommes de génie sont rares, n’est-ce pas ? Pour être large,convenons qu’il y en ait cinq en France, en ce moment. Ajoutons,toujours pour être large, deux cents hommes de grand talent, milleautres possédant des talents divers, et dix mille hommes supérieursd’une façon quelconque. Voilà un état-major de onze mille deux centcinq esprits. Après quoi vous avez l’armée des médiocres, qui suitla multitude des imbéciles. Comme les médiocres et les imbécilesforment toujours l’immense majorité, il est inadmissible qu’ilspuissent élire un gouvernement intelligent.

Pour être juste, j’ajoute que logiquement le suffrage universelme semble le seul principe admissible, mais qu’il est inapplicable,voici pourquoi.

Faire concourir au gouvernement toutes les forces vives d’unpays, représenter tous les intérêts, tenir compte de tous lesdroits, est un rêve idéal, mais peu pratique, car la seule forceque vous puissiez mesurer est justement celle qui devrait être laplus négligée, la force stupide, le nombre. D’après votre méthode,le nombre inintelligent prime le génie, le savoir, toutes lesconnaissances acquises, la richesse, l’industrie, etc., etc. Quandvous pourrez donner à un membre de l’Institut dix mille voix contreune au chiffonnier, cent voix au grand propriétaire contre dix voixà son fermier, vous aurez équilibré à peu près les forces et obtenuune représentation nationale qui vraiment représentera toutes lespuissances de la nation. Mais je vous défie bien de faire ça.

Voici mes conclusions :

Autrefois, quand on ne pouvait exercer aucune profession, on sefaisait photographe ; aujourd’hui on se fait député. Unpouvoir ainsi composé sera toujours lamentablement incapable ;mais incapable de faire du mal autant qu’incapable de faire dubien. Un tyran, au contraire, s’il est bête, peut faire beaucoup demal et, s’il se rencontre intelligent (ce qui est infiniment rare),beaucoup de bien.

Entre ces formes de gouvernement, je ne me prononce pas ;et je me déclare anarchiste, c’est-à-dire partisan du pouvoir leplus effacé, le plus insensible, le plus libéral au grand sens dumot, et révolutionnaire en même temps, c’est-à-dire l’ennemiéternel de ce même pouvoir, qui ne peut être, de toute façon,qu’absolument défectueux. Voilà.

Des cris d’indignation s’élevèrent autour de la table, et tous,légitimiste, orléaniste, républicains par nécessité, se fâchèrenttout rouge. M. Patissot, particulièrement, suffoquait et, setournant vers M. Rade :

« Alors, Monsieur, vous ne croyez à rien. »

L’autre répondit simplement :

« Non, Monsieur. »

La colère qui souleva tous les convives empêcha M. Rade decontinuer, et M. Perdrix, redevenant chef, ferma la discussion.

« Assez, Messieurs, je vous en prie. Nous avons chacun notreopinion, n’est-ce pas, et nous ne sommes pas disposés à en changer.»

On approuva cette parole juste. Mais M. Rade, toujours révolté,voulut avoir le dernier mot.

« J’ai pourtant une morale, dit-il, elle est bien simple ettoujours applicable ; une phrase la formule, la voici : « Nefaites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. »Je vous défie de la mettre en défaut, tandis qu’en trois argumentsje me charge de démolir le plus sacré de vos principes. »

Cette fois on ne répondit pas. Mais comme on rentrait le soirdeux par deux, chacun disait à son compagnon :

« Non, vraiment M. Rade va beaucoup trop loin. Il a un coup demarteau certainement. On devrait le nommer sous-chef à Charenton.»

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