Contes divers 1875 – 1880

Chapitre 8Jadis

Le château, de style ancien, est sur une colline boisée ;de grands arbres l’entourent d’une verdure sombre, et le parcinfini étend ses perspectives tantôt sur des profondeurs de forêt,tantôt sur les pays environnants. A quelques mètres de la façade secreuse un bassin de pierre où se baignent des dames demarbre ; d’autres bassins étagés se succèdent jusqu’au pied ducoteau, et une source emprisonnée fait des cascades de l’un àl’autre. Du manoir, qui fait des grâces comme une coquettesurannée, jusqu’aux grottes incrustées de coquillages, et oùsommeillent des Amours d’un autre siècle, tout en ce domaineantique a gardé la physionomie des vieux âges ; tout sembleparler encore des coutumes anciennes, des mœurs d’autrefois, desgalanteries passées et des élégances légères où s’exerçaient nosaïeules.

Dans un petit salon Louis XV, dont les murs sont couverts debergers marivaudant avec des bergères, de belles dames en panier etdes messieurs galants et frisés, une toute vieille femme, quisemble morte aussitôt qu’elle ne remue plus, est presque couchéedans un grand fauteuil et laisse pendre de chaque côté ses mainsosseuses de momie. Son regard voile se perd au loin par la campagnecomme pour suivre à travers le parc des visions de sa jeunesse. Unsouffle d’air, parfois, arrive par la fenêtre ouverte, apporte dessenteurs d’herbe et des parfums de fleurs, il fait voltiger sescheveux blancs autour de son front ridé et des souvenirs vieux dansson cœur.

A ses côtés, sur un tabouret de velours, une jeune fille, auxlongs cheveux blonds tressés sur le dos, brode un ornementd’autel.

Elle a des yeux rêveurs, et, pendant que travaillent ses doigtsagiles, on voit qu’elle songe.

Mais l’aïeule a tourné la tête.

– Berthe, dit-elle, lis-moi donc un peu les gazettes, afin queje sache encore quelquefois ce qui se passe en ce monde. La jeunefille prit un journal et le parcourut du regard :

– Il y a beaucoup de politique, grand-mère, faut-ilpasser ?

– Oui, oui, mignonne. N’y a-t-il pas d’histoires d’amour ?La galanterie est donc morte, en France, qu’on ne parle plusd’enlèvements, ni de combats pour les dames, ni d’aventures commeautrefois !

La jeune fille chercha longtemps.

– Voilà, dit-elle, c’est intitulé : « Drame d’amour. »

La vieille femme sourit dans ses rides.

– Lis-moi cela, dit-elle.

Et Berthe commença.

C’était une histoire de vitriol. Une dame, pour se venger de lamaîtresse de son mari, lui avait brûlé les deux yeux. Elle étaitsortie des assises acquittée, innocentée, félicitée, auxapplaudissements de la foule.

L’aïeule s’agitait sur son siège et répétait :

– C’est affreux, mais c’est affreux, cela ! Trouve-moi doncautre chose, mignonne.

Berthe chercha, et plus loin toujours aux tribunaux, se mit àlire : « Sombre drame. » Une jeune fille de vertu trop mûre s’étaitlaissée choir tout à coup entre les bras d’un jeune homme, et, pourse venger de son amant dont le cœur était volage et la renteinsuffisante, lui avait tiré à bout portant quatre coups derevolver.

Deux balles étaient demeurées dans la poitrine, une dansl’épaule, l’autre dans la hanche. Le monsieur resterait estropiétoute sa vie. La jeune fille avait été acquittée auxapplaudissements de la foule, et le journal maltraitait fort ceséducteur de vierges faciles.

Cette fois la vieille grand-mère se révolta tout à fait, et, lavoix tremblante :

– Mais vous êtes donc fous aujourd’hui, vous êtes fous. Le bonDieu vous a donné l’amour, la seule séduction de la vie ;l’homme y a mêlé la galanterie, la seule distraction de nos heures,et voilà que vous y mettez du vitriol et du revolver, comme onmettrait de la boue dans un flacon de vin d’Espagne !

Berthe ne paraissait pas comprendre l’indignation de sonaïeule.

– Mais, grand-mère, cette femme s’est vengée. Songe donc, elleétait mariée, et son mari la trompait.

La grand-mère eut un soubresaut.

– Quelles idées vous donne-t-on, à vous autres, jeunes fillesd’aujourd’hui ?

Berthe répondit :

– Mais le mariage, c’est sacré, grand-mère.

L’aïeule tressaillit en son cœur de femme née encore au grandsiècle galant.

– C’est l’amour qui est sacré, dit-elle. Écoute, fillette, unevieille qui a vécu trois générations et qui en sait long, bien longsur les hommes et sur les femmes. Le mariage et l’amour n’ont rienà voir ensemble. On se marie pour fonder une famille, et on formeune famille pour constituer la société. La société ne peut pas sepasser du mariage. Si la société est une chaîne, chaque famille enest un anneau.

Pour souder ces anneaux-là, on cherche toujours les métauxpareils. Quand on se marie, il faut unir les convenances, combinerles fortunes, joindre les races semblables, travailler pourl’intérêt commun qui est la richesse et les enfants. On ne se mariequ’une fois, fillette, et parce que le monde l’exige ; mais onpeut aimer vingt fois dans sa vie, parce que la nature nous a faitsainsi. Le mariage ! c’est une loi, vois-tu, et l’amour, c’estun instinct qui nous pousse tantôt à droite, tantôt à gauche. On afait des lois qui combattent nos instincts, il le fallait ;mais les instincts toujours sont les plus forts, et on a tort deleur résister, puisqu’ils viennent de Dieu, tandis que les lois neviennent que des hommes.

Si on ne poudrait pas la vie avec de l’amour, le plus d’amourpossible, mignonne, comme on met du sucre dans les drogues pour lesenfants, personne ne voudrait la prendre telle qu’elle est.

Berthe, effarée, ouvrait ses grands yeux ; elle murmura:

– Oh ! grand-mère, grand-mère, on ne peut aimer qu’unefois !

L’aïeule leva vers le ciel ses mains tremblantes comme pourinvoquer encore le dieu défunt des galanteries.

Elle s’écria, indignée :

– Vous êtes devenus une race de vilains, une race du commun.

Depuis la Révolution, le monde n’est plus reconnaissable. Vousavez mis de grands mots partout ; vous croyez à l’égalité et àla passion éternelle. Des gens ont fait des vers pour vous direqu’on mourait d’amour. De mon temps on faisait des vers pour nousapprendre à aimer beaucoup. Quand un gentilhomme nous plaisait,fillette, on lui envoyait un page. Et quand il nous venait au cœurun nouveau caprice, on congédiait son dernier amant, à moins qu’onne les gardât tous les deux.

La jeune fille, toute pâle, balbutia :

– Alors les femmes n’avaient pas d’honneur ?

La vieille bondit :

– Pas d’honneur ! parce qu’on aimait, qu’on osait le direet même s’en vanter ? Mais, fillette, si une de nous, parmiles plus grandes dames de France, était demeurée sans amant, toutela cour en aurait ri. Et vous vous imaginez que vos marisn’aimeront que vous toute leur vie ? Comme si ça se pouvait,vraiment !

Je te dis, moi, que le mariage est une chose nécessaire pour quela société vive, mais qu’il n’est pas dans la nature de notre race,entends-tu bien ? Il n’y a dans la vie qu’une bonne chose,c’est l’amour, et on veut nous en priver. On vous dit maintenant :« Il ne faut aimer qu’un homme », comme si on voulait me forcer àne manger toute ma vie que du dindon. Et cet homme-là aura autantde maîtresses qu’il y a de mois dans l’année !

Il suivra ses instincts galants, qui le poussent vers toutes lesfemmes, comme les papillons vont à toutes les fleurs ; etalors, moi, je sortirai par les rues, avec du vitriol dans unebouteille, et j’aveuglerai les pauvres filles qui auront obéi à lavolonté de leur instinct ! Ce n’est pas sur lui que je mevengerai, mais sur elles ! Je ferai un monstre. Je ferai unmonstre d’une créature que le bon Dieu a faite pour plaire, pouraimer et pour être aimée !

Et votre société d’aujourd’hui, votre société de manants, debourgeois, de valets parvenus m’applaudira et m’acquittera. Je tedis que c’est infâme, que vous ne comprenez pas l’amour ; etje suis contente de mourir plutôt que de voir un monde sansgalanteries et des femmes qui ne savent plus aimer.

Vous prenez tout au sérieux à présent ; la vengeance desdrôlesses qui tuent leurs amants fait verser des larmes de pitiéaux douze bourgeois réunis pour sonder les cœurs des criminels. Etvoilà votre sagesse, votre raison ? Les femmes tirent sur leshommes et se plaignent qu’ils ne sont plus galants !

La jeune fille prit en ses mains tremblantes les mains ridées dela vieille :

– Tais-toi, grand-mère, je t’en supplie. Et à genoux, les larmesaux yeux, elle demandait au ciel une grande passion, une seulepassion éternelle, selon le rêve nouveau des poètes romantiques,tandis que l’aïeule la baisant au front, toute pénétrée encore decette charmante et saine raison dont les philosophes galantsemplirent le dix-huitième siècle, murmura :

– Prends garde, pauvre mignonne, si tu crois à des foliespareilles, tu seras bien malheureuse.

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