Contes divers 1875 – 1880

6. Comme quoi le chemin de Damas dudocteur se trouva être la ruelle des Vieux Pigeons, et comment lavérité l’illumina sous la forme d’un manuscrit métempsycosiste

Le 17 mars de l’an de grâce dix-sept cent – et tant – le docteurs’éveilla tout enfiévré. Pendant la nuit, il avait vu plusieursfois en rêve un grand homme blanc, habillé à l’antique, qui luitouchait le front du doigt, en prononçant des parolesinintelligibles, et ce songe avait paru au savant Héraclius unavertissement très significatif. De quoi était-ce unavertissement ?… et en quoi était-il significatif ?… ledocteur ne le savait pas au juste, mais néanmoins il attendaitquelque chose.

Après son déjeuner il se rendit comme de coutume dans la ruelledes Vieux-Pigeons, et entra, comme midi sonnait, au n° 31, chezNicolas Bricolet, costumier, marchand de meubles antiques,bouquiniste et réparateur de chaussures anciennes, c’est-à-diresavetier, à ses moments perdus. Le docteur comme mû par uneinspiration monta immédiatement au grenier, mit la main sur letroisième rayon d’une armoire Louis XIII et en retira un volumineuxmanuscrit en parchemin intitulé :

MES DIX-HUIT MÉTEMPSYCOSES.

HISTOIRE DE MES EXISTENCES DEPUIS L’AN 184

DE L’ÈRE APPELÉE CHRÉTIENNE.

Immédiatement après ce titre singulier, se trouvaitl’introduction suivante qu’Héraclius Gloss déchiffra incontinent:

« Ce manuscrit qui contient le récit fidèle de mestransmigrations a été commencé par moi dans la cité romaine en l’anCLXXXIV de l’ère chrétienne, comme il est dit ci-dessus.

« Je signe cette explication destinée à éclairer les humains surles alternances des réapparitions de l’âme, ce jourd’hui, 16 avril1748, en la ville de Balançon où m’ont jeté les vicissitudes de mondestin.

« Il suffira à tout homme éclairé et préoccupé des problèmesphilosophiques de jeter les yeux sur ces pages pour que la lumièrese fasse en lui de la façon la plus éclatante.

« Je vais, pour cela, résumer en quelques lignes la substance demon histoire qu’on pourra lire plus bas pour peu qu’on sache lelatin, le grec, l’allemand, l’italien, l’espagnol et lefrançais ; car, à des époques différentes de mes réapparitionshumaines, j’ai vécu chez ces peuples divers. Puis j’expliquerai parquel enchaînement d’idées, quelles précautions psychologiques etquels moyens mnémotechniques, je suis arrivé infailliblement à desconclusions métempsycosistes.

« En l’an 184, j’habitais Rome et j’étais philosophe. Comme, jeme promenais un jour sur la voie Appienne, il me vint à la penséeque Pythagore pouvait avoir été comme l’aube encore indécise d’ungrand jour près de naître. A partir de ce moment je n’eus plusqu’un désir, qu’un but, qu’une préoccupation constante : mesouvenir de mon passé. Hélas ! tous mes efforts furent vains,il ne me revenait rien des existences antérieures.

« Or un jour, je vis par hasard sur le socle d’une statue deJupiter placée dans mon atrium, quelques traits que j’avais gravésdans ma jeunesse et qui me rappelèrent tout à coup un événementdepuis longtemps oublié. Ce fut comme un rayon de lumière ; etje compris que si quelques années, parfois même une nuit, suffisentpour effacer un souvenir, à plus forte raison les choses accompliesdans les existences antérieures, et sur lesquelles a passé lagrande somnolence des vies intermédiaires et animales, doiventdisparaître de notre mémoire.

« Alors, je gravai mon histoire sur des tablettes de pierre,espérant que le destin me la remettrait peut-être un jour sous lesyeux, et qu’elle serait pour moi comme l’écriture retrouvée sur lesocle de ma statue.

« Ce que j’avais désiré se réalisa. Un siècle plus tard, commej’étais architecte, on me chargea de démolir une vieille maisonpour bâtir un palais à la place qu’elle avait occupée.

« Les ouvriers que je dirigeais m’apportèrent un jour une pierrebrisée couverte d’écriture qu’ils avaient trouvée en creusant lesfondations. Je me mis à la déchiffrer – et tout en lisant la vie decelui qui avait tracé ces signes, il me revenait par instants commedes lueurs rapides d’un passé oublié. Peu à peu le jour se lit dansmon âme, je compris, je me souvins. Cette pierre, c’était moi quil’avais gravée !

« Mais pendant cet intervalle d’un siècle qu’avais-jefait ? qu’avais-je été ? sous quelle forme avais-jesouffert ? rien ne pouvait me l’apprendre.

« Un jour pourtant, j’eus un indice, mais si faible et sinébuleux que je n’oserais l’invoquer. Un vieillard qui était monvoisin me raconta qu’on avait beaucoup ri dans Rome, cinquante ansauparavant (juste neuf mois avant ma naissance), d’une aventurearrivée au sénateur Marcus Antonius Cornélius Lipa. Sa femme, quiétait jolie, et très perverse, dit-on, avait acheté à des marchandsphéniciens un grand singe qu’elle aimait beaucoup. Le sénateurCornélius Lipa fut jaloux de l’affection de sa moitié pour cequadrumane à visage d’homme et le tua. J’eus en écoutant cettehistoire une perception très vague que ce singe-là, c’était moi,que sous cette forme j’avais longtemps souffert comme du souvenird’une déchéance. Mais je ne retrouvai rien de bien clair et de bienprécis. Cependant je fus amené à établir cette hypothèse qui est dumoins fort vraisemblable.

« La forme animale est une pénitence imposée à l’âme pour lescrimes commis sous la forme humaine.

Le souvenir des existences supérieures est donné à la bête pourla châtier par le sentiment de sa déchéance.

« L’âme purifiée par la souffrance peut seule reprendre la formehumaine, elle perd alors la mémoire des périodes animales qu’elle atraversées puisqu’elle est régénérée et que cette connaissanceserait pour elle une souffrance imméritée. Par conséquent l’hommedoit protéger et respecter la bête comme on respecte un coupablequi expie et pour que d’autres le protègent à son tour quand ilréapparaîtra sous cette forme. Ce qui revient à peu de chose près àcette formule de la morale chrétienne : « Ne fais pas à autrui ceque tu ne voudrais pas qu’on te fît. »

« On verra par le récit de mes métempsycoses comment j’eus lebonheur de retrouver mes mémoires dans chacune de mesexistences ; comment je transcrivis de nouveau cette histoiresur des tablettes d’airain, puis sur du papyrus d’Égypte, et enfinbeaucoup plus tard sur le parchemin allemand dont je me sers encoreaujourd’hui.

« Il me reste à tirer la conclusion philosophique de cettedoctrine.

« Toutes les philosophies se sont arrêtées devant l’insolubleproblème de la destinée de l’âme. Les dogmes chrétiens quiprévalent aujourd’hui enseignent que Dieu réunira les justes dansun paradis, et enverra les méchants en enfer où ils brûleront avecle diable.

« Mais le bon sens moderne ne croit plus au Dieu à visage depatriarche abritant sous ses ailes les âmes des bons comme unepoule ses poussins ; et de plus la raison contredit les dogmeschrétiens.

« Car le paradis ne peut être nulle part et l’enfer nulle part:

« Puisque l’espace illimité est peuplé par des mondes semblablesau nôtre ;

« Puisqu’en multipliant les générations qui se sont succédédepuis le commencement de cette terre par celles qui ont pullulésur les mondes innombrables habités comme le nôtre, on arriverait àun nombre d’âmes tellement surnaturel et impossible, lemultiplicateur étant infini, que Dieu infailliblement en perdraitla tête, quelque solide qu’elle fût, et le Diable serait dans lemême cas, ce qui amènerait une perturbation fâcheuse ;

« Puisque, le nombre des âmes des justes étant infini, comme lenombre des âmes des méchants et comme l’espace, il faudrait unparadis infini et un enfer infini, ce qui revient à ceci : que leparadis serait partout, et l’enfer partout, c’est-à-dire nullepart.

« Or la raison ne contredit pas la croyance métempsycosiste:

« L’âme passant du serpent au pourceau, du pourceau à l’oiseau,de l’oiseau au chien, arrive enfin au singe et à l’homme. Puistoujours elle recommence à chaque faute nouvelle commise, jusqu’aumoment où elle atteint la somme de la purification terrestre qui lafait émigrer dans un monde supérieur. Ainsi elle passe sans cessede bête en bête et de sphère en sphère, allant du plus imparfait auplus parfait pour arriver enfin dans la planète du bonheur suprêmed’où une nouvelle faute peut de nouveau la précipiter dans lesrégions de la suprême souffrance où elle recommence sestransmigrations.

« Le cercle, figure universelle et fatale, enferme donc lesvicissitudes de nos existences de même qu’il gouverne lesévolutions des mondes. »

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