Contes divers 1875 – 1880

29. Comment on tombe parfois de Charybdeen Scylla

En quittant la maison fatale, le docteur s’arrêta un instant surle seuil et respira à pleins poumons le grand air de la liberté.Puis reprenant son pas allègre d’autrefois, il se mit en route versson domicile. Il marchait depuis cinq minutes quand un gamin quil’aperçut poussa tout à coup un sifflement prolongé, auquelrépondit aussitôt un sifflement semblable parti d’une rue voisine.Un second galopin arriva immédiatement en courant, et le premier,montrant Héraclius à son camarade, cria, de toutes ses forces :

« V’là l’homme aux bêtes qu’est sorti de la maison des fous »,et tous deux, emboîtant le pas derrière le docteur, se mirent àimiter avec un talent remarquable tous les cris d’animaux connus.Une douzaine d’autres polissons se furent bientôt joints auxpremiers et formèrent à l’ex-métempsycosiste une escorte aussibruyante que désagréable. L’un d’eux marchait à dix pas devant ledocteur, portant en guise de drapeau un manche à balai au boutduquel il avait attaché une peau de lapin trouvée sans doute aucoin de quelque borne ; trois autres venaient immédiatementderrière, simulant des roulements de tambour, puis apparaissait ledocteur effaré qui, serré dans sa grande redingote, le chapeaurabattu sur les yeux, semblait un général au milieu de son armée.Après lui la horde des garnements courait, gambadait, sautait surles mains, piaillant, beuglant, aboyant, miaulant, hennissant,mugissant, criant cocorico, et imaginant mille autres chosesjoyeuses pour le plus grand amusement des bourgeois qui semontraient sur leurs portes. Héraclius, éperdu, pressait le pas deplus en plus. Soudain un chien qui rôdait vint lui passer entre lesjambes. Un flot de colère monta au cerveau du docteur et ilallongea un si terrible coup de pied à la pauvre bête qu’il eûtjadis recueillie, que celle-ci s’enfuit en hurlant de douleur. Uneacclamation épouvantable éclata autour d’Héraclius qui, perdant latête, se mit à courir de toutes ses forces, toujours poursuivi parson infernal cortège.

La bande passa comme un tourbillon dans les principales rues dela ville et vint se briser contre la maison du docteur ;celui-ci, voyant la porte entrouverte, s’y précipita et la refermaderrière lui, puis toujours courant il monta dans son cabinet, oùil fut reçu par son singe qui se mit à lui tirer la langue en signede bienvenue. Cette vue le fit reculer comme si un spectre se fûtdressé devant ses yeux. Son singe, c’était le vivant souvenir detous ses malheurs, une des causes de sa folie, des humiliations etdes outrages qu’il venait d’endurer. Il saisit un escabeau de chênequi se trouvait à portée de sa main et, d’un seul coup, fendit lecrâne du misérable quadrumane qui s’affaissa comme une masse auxpieds de son meurtrier. Puis, soulagé par cette exécution, il selaissa tomber dans un fauteuil et déboutonna sa redingote.

Honorine parut alors et faillit s’évanouir de joie en apercevantHéraclius. Dans son allégresse, elle sauta au cou de son seigneuret l’embrassa sur les deux joues, oubliant ainsi la distance quisépare, aux yeux du monde, le maître de la domestique ; ce enquoi, disait-on, le docteur lui en avait jadis donné l’exemple.

Cependant la horde des polissons ne s’était point dissipée etcontinuait, devant la porte, un si terrible charivari qu’Héracliusimpatienté descendit à son jardin.

Un spectacle horrible le frappa.

Honorine, qui aimait véritablement son maître tout en déplorantsa folie, avait voulu lui ménager une agréable surprise lorsqu’ilrentrerait chez lui. Elle avait veillé comme une mère surl’existence de toutes les bêtes précédemment rassemblées en celieu, de sorte que, grâce à la fécondité commune à toutes les racesd’animaux, le jardin présentait alors un spectacle semblable àcelui que devait offrir, lorsque les eaux du Déluge se retirèrent,l’intérieur de l’Arche où Noé rassembla toutes les espècesvivantes. C’était un amas confus, un pullulement de bêtes, souslesquelles, arbres, massifs, herbe et terre disparaissaient. Lesbranches pliaient sous le poids de régiments d’oiseaux, tandisqu’au-dessous chiens, chats, chèvres, moutons, poules, canards etdindons se roulaient dans la poussière. L’air était rempli declameurs diverses, absolument semblables à celles que poussait lamarmaille ameutée de l’autre côté de la maison.

A cet aspect, Héraclius ne se contint plus. Il se précipita surune bêche oubliée contre le mur et, semblable aux guerriers fameuxdont Homère raconte les exploits, bondissant, tantôt en avant,tantôt en arrière, frappant de droite et de gauche, la rage aucœur, l’écume aux dents, il fit un effroyable massacre de tous sesinoffensifs amis. Les poules effarées s’envolaient par-dessus lesmurs, les chats grimpaient dans les arbres. Nul n’obtint grâcedevant lui ; c’était une confusion indescriptible. Puis,lorsque la terre fut jonchée de cadavres, il tomba enfin delassitude et, comme un général victorieux, s’endormit sur le champde carnage.

Le lendemain, sa fièvre s’étant dissipée, il voulut essayer defaire un tour par la ville. Mais à peine eut-il franchi le seuil desa porte que les gamins embusqués au coin des rues le poursuivirentde nouveau criant : « Hou hou hou, l’homme aux bêtes, l’ami desbêtes ! » et ils recommencèrent les cris de la veille avec desvariations sans nombre.

Le docteur rentra précipitamment. La fureur le suffoquait, et,ne pouvant s’en prendre aux hommes, il jura une haine inextinguibleet une guerre acharnée à toutes les races d’animaux. Dès lors, iln’eut plus qu’un désir, qu’un but, qu’une préoccupation constante :tuer des bêtes. Il les guettait du matin au soir, tendait desfilets dans son jardin pour prendre des oiseaux, des pièges dansses gouttières pour étrangler les chats du voisinage, sa portetoujours entrouverte offrait des viandes appétissantes à lagourmandise des chiens qui passaient, et se refermait brusquementdès qu’une victime imprudente succombait à la tentation. Desplaintes s’élevèrent bientôt de tous les côtés contre lui. Lecommissaire de police vint plusieurs fois en personne le sommerd’avoir à cesser cette guerre acharnée. Il fut criblé deprocès ; mais rien n’arrêta sa vengeance. Enfin l’indignationfut générale. Une seconde émeute éclata dans la ville, et il auraitété, sans doute, écharpé par la multitude sans l’intervention de laforce armée. Tous les médecins de Balançon furent convoqués à laPréfecture, et déclarèrent à l’unanimité que le docteur HéracliusGloss était fou. Pour la seconde fois encore, il traversa la villeentre deux agents de la police et vit se refermer sur ses pas lalourde porte de la maison sur laquelle était écrit : « Asile desAliénés. »

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