Contes divers 1875 – 1880

18. Où le docteur Héraclius reconnaîtavec stupéfaction l’auteur du manuscrit

Une nuit, comme le docteur ne pouvait dormir, il se releva entreune et deux heures du matin pour aller relire un passage qu’ilcroyait n’avoir pas encore très bien compris. Il mit ses savates etouvrit la porte de sa chambre le plus doucement possible pour nepas troubler le sommeil de toutes les catégories d’hommes-animauxqui expiaient sous son toit. Or, quelles qu’eussent été lesconditions précédentes de ces heureuses bêtes, jamais certes ellesn’avaient joui d’une tranquillité et d’un bonheur aussi parfaits,car elles faisaient dans cette maison hospitalière bon souper, bongîte, et même le reste, tant l’excellent homme avait le cœurcompatissant. Il parvint, toujours sans faire le moindre bruit,jusqu’au seuil de son cabinet et il entra. Ah, certes, Héracliusétait brave, il ne redoutait ni les fantômes ni lesapparitions ; mais quelle que soit l’intrépidité d’un homme,il est des épouvantements qui trouent comme des boulets lescourages les plus indomptables, et le docteur demeura debout,livide, terrifié, les yeux hagards, les cheveux dressés sur lecrâne, claquant des dents et secoué de la tête aux talons par unépouvantable tremblement devant l’incompréhensible spectacle quis’offrit à lui.

Sa lampe de travail était allumée sur sa table, et, devant sonfeu, le dos tourné à la porte par laquelle il entrait, il vit… ledocteur Héraclius Gloss lisant attentivement son manuscrit. Ledoute n’était pas possible… C’était bien lui-même… Il avait sur lesépaules sa longue robe de chambre en soie antique à grandes fleursrouges, et, sur la tête, son bonnet grec en velours noir brodéd’or. Le docteur comprit que si cet autre lui-même se retournait,que si les deux Héraclius se regardaient face à face, celui quitremblait en ce moment dans sa peau tomberait foudroyé devant sareproduction. Mais alors, saisi par un spasme nerveux, il ouvritles mains, et le bougeoir qu’il portait roula avec bruit sur leplancher. – Ce fracas lui fit faire un bond terrible. L’autre seretourna brusquement et le docteur effaré reconnut… son singe.Pendant quelques secondes ses pensées tourbillonnèrent dans soncerveau comme des feuilles mortes emportées par l’ouragan. Puis ilfut envahi tout à coup par la joie la plus véhémente qu’il eûtjamais ressentie, car il avait compris que cet auteur, attendu,désiré comme le Messie par les Juifs, était devant lui – c’étaitson singe. Il se précipita presque fou de bonheur, saisit dans sesbras l’être vénéré, et l’embrassa avec une telle frénésie quejamais maîtresse adorée ne fut plus passionnément embrassée par sonamant. Puis il s’assit en face de lui de l’autre côté de lacheminée, et, jusqu’au matin, il le contempla religieusement.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer