Contes divers 1875 – 1880

Chapitre 3Le Donneur d’eau bénite

Il habitait autrefois une petite maison, près d’une granderoute, à l’entrée d’un village. Il s’était établi charron aprèsavoir épousé la fille d’un fermier du pays, et comme ilstravaillaient beaucoup tous les deux, ils amassèrent une petitefortune. Seulement ils n’avaient pas d’enfants, ce qui leschagrinait énormément. Enfin un fils leur vint ; ilsl’appelèrent Jean, et ils le caressaient l’un après l’autre,l’enveloppant de leur amour, le chérissant tellement qu’ils nepouvaient rester une heure sans le regarder.

Comme il avait cinq ans, des saltimbanques passèrent dans lepays et établirent une baraque sur la place de la Mairie.

Jean, qui les avait vus, s’échappa de la maison, et son père,après l’avoir cherché bien longtemps, le retrouva au milieu deschèvres savantes et des chiens faiseurs de tours, qui poussait degrands éclats de rire sur les genoux d’un vieux paillasse.

Trois jours après, à l’heure du dîner, au moment de se mettre àtable, le charron et sa femme s’aperçurent que leur fils n’étaitplus dans la maison. Ils le cherchèrent dans leur jardin, et commeils ne le trouvaient pas, le père, sur le bord de la route, cria detoute sa force : « Jean ? » – La nuit venait ; l’horizons’emplissait d’une vapeur brune qui reculait les objets dans unlointain sombre et effrayant. Trois grands sapins, tout près de là,semblaient pleurer. Aucune voix ne répondit ; mais il y avaitdans l’air comme des gémissements indistincts. Le père écoutalongtemps, croyant toujours entendre quelque chose, tantôt àdroite, tantôt à gauche, et la tête perdue, il s’enfonçait dans lanuit en appelant sans cesse : « Jean ? Jean ? »

Il courut ainsi jusqu’au jour, emplissant les ténèbres de sescris, épouvantant les bêtes rôdeuses, ravagé par une angoisseterrible et se croyant fou par moments. Sa femme, assise sur lapierre de sa porte, sanglota jusqu’au matin.

On ne retrouva pas leur fils.

Alors ils vieillirent rapidement dans une tristesseinconsolable.

Enfin, ils vendirent leur maison et ils partirent pour cherchereux-mêmes.

Ils questionnèrent les bergers sur les côtes, les marchands quipassaient, les paysans dans les villages et les autorités desvilles. Mais il y avait longtemps que leur fils était perdu ;personne ne savait rien ; lui-même avait sans doute oublié sonnom maintenant et celui de son pays ; et ils pleuraient,n’espérant plus.

Bientôt ils n’eurent plus d’argent ; alors ils se louèrentà la journée dans les fermes et dans les hôtelleries, accomplissantles besognes les plus humbles, vivant des restes des autres,couchant sur la dure et souffrant du froid. Mais comme ilsdevenaient très faibles à force de fatigues, on n’en voulut pluspour travailler, et ils furent obligés de mendier sur les routes.Ils accostaient les voyageurs avec des figures tristes et des voixsuppliantes ; imploraient un morceau de pain des moissonneursqui dînent autour d’un arbre, à midi dans la plaine ; et ilsmangeaient silencieusement, assis sur le bord des fossés.

Un hôtelier, auquel ils racontaient leur malheur, leur dit unjour :

« J’ai connu aussi quelqu’un qui avait perdu sa fille ;c’est à Paris qu’il l’a retrouvée. »

Ils se mirent tout de suite en route pour Paris.

Lorsqu’ils entrèrent dans la grande ville, ils furent épouvantéspar son immensité et par les multitudes qui passaient. Ilscomprirent cependant qu’il devait être au milieu de tous ceshommes, mais ils ne savaient comment s’y prendre pour le chercher.Puis ils craignaient de ne pas le reconnaître, car il y avait alorsquinze ans qu’ils ne l’avaient vu.

Ils visitèrent toutes les places, toutes les rues, s’arrêtèrentà tous les attroupements qu’ils voyaient, espérant une rencontreprovidentielle, quelque prodigieux hasard, une pitié de ladestinée.

Souvent ils marchaient à l’aventure devant eux, l’un contrel’autre, ayant l’air si tristes et si pauvres qu’on leur faisaitl’aumône sans qu’ils l’eussent demandée.

Chaque dimanche ils passaient leur journée à la porte deséglises, regardant entrer et sortir les foules et cherchant sur lesfigures quelque ressemblance lointaine. Plusieurs fois ils crurentle reconnaître, mais toujours ils s’étaient trompés.

Il y avait au seuil d’une des églises où ils revenaient le plussouvent, un vieux donneur d’eau bénite qui était devenu leur ami.Son histoire était aussi fort triste, et la commisération qu’ilsavaient pour lui fit naître entre eux une grande amitié. Ilsfinirent par habiter ensemble tous les trois dans un pauvre taudis,tout en haut d’une grande maison, située très loin, auprès deschamps, et le charron quelquefois remplaçait à l’église son nouvelami, lorsque celui-ci se trouvait malade. Un hiver vint, qui futtrès dur. Le pauvre porteur de goupillon mourut, et le curé de laparoisse désigna pour le remplacer le charron dont il avait apprisles malheurs.

Alors il vint chaque matin s’asseoir au même endroit, sur lamême chaise, usant continuellement du frottement de son dos lavieille colonne de pierre contre laquelle il s’appuyait. Ilregardait fixement tous les hommes qu’il voyait entrer, et ilattendait les dimanches avec autant d’impatience qu’un collégien,parce que l’église, ce jour-là, était sans cesse pleine demonde.

Il devint très vieux, s’affaiblissant encore sous l’humidité desvoûtes ; et son espoir s’émiettait tous les jours.

Il connaissait à présent tous ceux qui venaient auxoffices ; il savait leurs heures, leurs habitudes, distinguaitleurs pas sur les dalles.

Son existence était tellement rétrécie que l’entrée d’unétranger dans l’église était pour lui un grand événement. Un jourdeux dames vinrent. L’une était vieille et l’autre jeune. C’étaitla mère et la fille probablement. Derrière elles un homme seprésenta qui les suivit. Il les salua à la sortie et, après leuravoir offert de l’eau bénite, il prit le bras de la plusvieille.

« Ce doit être le fiancé de la jeune », pensa le charron.

Et il chercha jusqu’au soir dans ses souvenirs où il avait puvoir autrefois un homme qui ressemblait à celui-là. Mais celuiqu’il se rappelait devait être à présent un vieillard, car il luisemblait l’avoir connu là-bas dans sa jeunesse.

Ce même homme revint souvent accompagner les deux dames, etcette ressemblance vague, éloignée et familière qu’il ne pouvaitretrouver importunait tellement le vieux donneur d’eau bénite,qu’il fit venir sa femme avec lui pour aider sa mémoireaffaiblie.

Un soir, comme le jour baissait, les étrangers entrèrent tousles trois. Lorsqu’ils furent passés :

« Eh bien ! le connais-tu ? » dit le mari.

La femme inquiète cherchait à se rappeler aussi. Tout à coupelle dit tout bas :

« Oui… oui… mais il est plus noir, plus grand, plus fort ethabillé comme un monsieur ; pourtant, père, vois-tu, c’est tafigure quand tu étais jeune. »

Le vieux fit un soubresaut.

C’était vrai ; il lui ressemblait, et il ressemblait aussià son frère qui était mort, et à son père qu’il avait connu jeuneencore. Ils étaient tellement émus qu’ils ne trouvaient rien àdire. Les trois personnes redescendaient, allaient sortir. L’hommetouchait le goupillon du doigt. Alors le vieux, dont la maintremblait tellement qu’elle faisait par terre une pluie d’eaubénite, s’écria : « Jean ? »

L’homme s’arrêta, le regardant.

Il reprit plus bas :

« Jean ? »

Les deux femmes l’examinaient sans comprendre.

Alors il dit pour la troisième fois en sanglotant :

« Jean ? »

L’homme se pencha tout près, tout près de sa figure, et illuminépar un souvenir d’enfance, il répondit :

« Papa Pierre, maman Jeanne ! »

Il avait tout oublié, l’autre nom de son père et celui de sonpays ; mais il se rappelait toujours ces deux mots qu’il avaittant répétés : papa Pierre, maman Jeanne !

Il tomba, la figure sur les genoux du vieux, et il pleurait, etil embrassait l’un après l’autre son père et sa mère, quisuffoquaient d’une joie démesurée.

Les deux dames pleuraient aussi, comprenant qu’un grand bonheurétait arrivé.

Alors ils allèrent tous chez le jeune homme et il leur racontason histoire.

Les saltimbanques l’avaient enlevé. Pendant trois ans ilparcourut avec eux bien des pays. Puis la troupe s’était dispersée,et une vieille dame, un jour, dans un château, avait donné del’argent pour le garder, parce qu’elle l’avait trouvé gentil. Commeil était intelligent, on le mit à l’école, puis au collège, et lavieille dame n’ayant pas d’enfants lui avait laissé sa fortune. Luiaussi avait cherché ses parents ; mais comme il ne serappelait que ces deux noms : « papa Pierre, maman Jeanne », iln’avait pu les retrouver. Maintenant, il allait se marier, et ilprésenta sa fiancée qui était très bonne et très jolie.

Quand les deux vieux eurent dit à leur tour leurs chagrins etleurs fatigues, ils l’embrassèrent encore une fois ; et ilsveillèrent fort tard ce soir-là, n’osant pas se coucher, de crainteque le bonheur qui les fuyait depuis si longtemps ne les abandonnâtde nouveau pendant leur sommeil.

Mais ils avaient usé la ténacité du malheur, car ils furentheureux jusqu’à leur mort.

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