Contes divers 1875 – 1880

2. Première sortie

M. Patissot travailla mal, toute la semaine, à son ministère. Ilrêvait à l’excursion projetée pour le dimanche suivant, et un granddésir de campagne lui était venu tout à coup, un besoin des’attendrir devant les arbres, cette soif d’idéal champêtre quihante au printemps les Parisiens.

Il se coucha le samedi de bonne heure, et dès le jour il futdebout.

Sa fenêtre donnait sur une cour étroite et sombre, une sorte decheminée où montaient sans cesse toutes les puanteurs des ménagespauvres. Il leva les yeux aussitôt vers le petit carré de ciel quiapparaissait entre les toits, et il aperçut un morceau de bleufoncé, plein de soleil déjà, traversé sans cesse par des volsd’hirondelles qu’on ne pouvait suivre qu’une seconde. Il se ditque, de là-haut, elles devraient découvrir la campagne lointaine,la verdure des coteaux boisés, tout un déploiement d’horizons.

Alors une envie désordonnée lui vint de se perdre dans lafraîcheur des feuilles. Il s’habilla bien vite, chaussa sesformidables souliers et demeura très longtemps à sangler sesguêtres dont il n’avait point l’habitude. Après avoir chargé sur ledos son sac bourré de viande, de fromages et de bouteilles de vin(car l’exercice assurément lui creuserait l’estomac), il partit, sacanne à la main.

Il prit un pas de marche bien rythmé (celui des chasseurs,pensait-il), en sifflotant des airs gaillards qui rendaient pluslégère son allure. Des gens se retournaient pour le voir, un chienjappa ; un cocher, en passant, lui cria : « Bon voyage,monsieur Dumolet ! » Mais lui s’en fichait carrément, et ilallait sans se retourner, toujours plus vite, faisant, d’un aircrâne, le moulinet avec sa canne.

La ville s’éveillait joyeuse, dans la chaleur et la lumièred’une belle journée de printemps. Les façades des maisonsluisaient, les serins chantaient dans leurs cages, et une gaietécourait les rues, éclairait les visages, mettait un rire partout,comme un contentement des choses sous le clair soleil levant.

Il gagnait la Seine pour prendre l’Hirondelle qui le déposeraità Saint-Cloud et, au milieu de l’ahurissement des passants, ilsuivit la rue de la Chaussée-d’Antin, le boulevard, la rue Royale,se comparant mentalement au Juif Errant. En remontant sur letrottoir, les armatures ferrées de ses chaussures encore une foisglissèrent sur le granit, et lourdement, il s’abattit, avec unbruit terrible dans son sac. Des passants le relevèrent, et il seremit en marche plus doucement, jusqu’à la Seine où il attendit uneHirondelle.

Là-bas, très loin, sous les ponts, il la vit apparaître, toutepetite d’abord, puis plus grosse, grandissant toujours, et elleprenait en son esprit des allures de paquebot, comme s’il allaitpartir pour un long voyage, passer les mers, voir des peuplesnouveaux et des choses inconnues. Elle accosta et il prit place.Des gens endimanchés étaient déjà dessus, avec des toilettesvoyantes, des rubans de chapeau éclatants et de grosses figuresécarlates. Patissot se plaça, tout à l’avant, debout, les jambesécartées à la façon des matelots, pour faire croire qu’il avaitbeaucoup navigué. Mais, comme il redoutait les petits remous desMouches, il s’arc-boutait sur sa canne, afin de bien maintenir sonéquilibre.

Après la station du Point-du-Jour, la rivière s’élargissait,tranquille sous la lumière éclatante ; puis, lorsqu’on eutpassé entre deux îles, le bateau suivit un coteau tournant dont laverdure était pleine de maisons blanches. Une voix annonça leBas-Meudon, puis Sèvres, enfin Saint-Cloud, et Patissotdescendit.

Aussitôt sur le quai, il ouvrit sa carte de l’état-major, pourne commettre aucune erreur.

C’était, du reste, très clair. Il allait par ce chemin trouverla Celle, tourner à gauche, obliquer un peu à droite, et gagner,par cette route, Versailles dont il visiterait le parc avantdîner.

Le chemin montait et Patissot soufflait, écrasé sous le sac, lesjambes meurtries par ses guêtres, et traînant dans la poussière sesgros souliers, plus lourds que des boulets. Tout à coup, ils’arrêta avec un geste de désespoir. Dans la précipitation de sondépart, il avait oublié sa lunette marine.

Enfin, voici les bois. Alors, malgré l’effroyable chaleur,malgré la sueur qui lui coulait du front, et le poids de sonharnachement, et les soubresauts de son sac, il courut, ou plutôtil trotta vers la verdure, avec de petits bonds, comme les vieuxchevaux poussifs.

Il entra sous l’ombre, dans une fraîcheur délicieuse, et unattendrissement le prit devant les multitudes de petites fleursdiverses, jaunes, rouges, bleues, violettes, fines, mignonnes,montées sur de longs fils, épanouies le long des fossés. Desinsectes de toutes couleurs, de toutes les formes trapus, allongés,extraordinaires de construction, des monstres effroyables etmicroscopiques, faisaient péniblement des ascensions de brinsd’herbe qui ployaient sous leurs poids. Et Patissot admirasincèrement la création. Mais, comme il était exténué, ils’assit.

Alors il voulut manger. Une stupeur le prit devant l’intérieurde son sac. Une des bouteilles s’était cassée, dans sa chuteassurément, et le liquide, retenu par l’imperméable toile cirée,avait fait une soupe au vin de ses nombreuses provisions.

Il mangea cependant une tranche de gigot bien essuyée, unmorceau de jambon, des croûtes de pain ramollies et rouges, en sedésaltérant avec du bordeaux fermenté, couvert d’une écume rosedésagréable à l’œil.

Et, quand il se fut reposé plusieurs heures, après avoir denouveau consulté sa carte, il repartit.

Au bout de quelque temps, il se trouva dans un carrefour querien ne faisait prévoir. Il regarda le soleil, tâcha de s’orienter,réfléchit, étudia longtemps toutes les petites lignes croisées qui,sur le papier, figuraient des routes, et se convainquit bientôtqu’il était absolument égaré.

Devant lui s’ouvrait une ravissante allée dont le feuillage unpeu grêle laissait pleuvoir partout, sur le sol, des gouttes desoleil qui illuminaient des marguerites blanches cachées dans lesherbes. Elle était allongée interminablement, et vide, et calme.Seul, un gros frelon solitaire et bourdonnant la suivait,s’arrêtant parfois sur une fleur qu’il inclinait, et repartaitpresque aussitôt pour se reposer encore un peu plus loin. Son corpsénorme semblait en velours brun rayé de jaune, porté par des ailestransparentes, et démesurément petites. Patissot l’observait avecun profond intérêt, quand quelque chose remua sous ses pieds. Ileut peur d’abord, et sauta de côté ; puis, se penchant avecprécaution, il aperçut une grenouille, grosse comme une noisette,qui faisait des bonds énormes.

Il se baissa pour la prendre, mais elle lui glissa dans lesmains. Alors, avec des précautions infinies, il se traîna verselle, sur les genoux, avançant tout doucement, tandis que son sac,sur son dos, semblait une carapace énorme et lui donnait l’aird’une grosse tortue en marche. Quand il fut près de l’endroit où labestiole s’était arrêtée, il prit ses mesures, jeta ses deux mainsen avant, tomba le nez dans le gazon, se releva avec deux poignéesde terre et point de grenouille. Il eut beau chercher, il ne laretrouva pas.

Dès qu’il se fut remis debout, il aperçut là-bas très loin, deuxpersonnes qui venaient vers lui en faisant des signes. Une femmeagitait son ombrelle, et un homme, en manches de chemise, portaitsa redingote sur son bras. Puis la femme se mit à courir, appelant: « Monsieur ! monsieur ! » Il s’essuya le front etrépondit : « Madame ! – Monsieur, nous sommes perdus, tout àfait perdus ! » Une pudeur l’empêcha de faire le même aveu etil affirma gravement : « Vous êtes sur la route de Versailles. –Comment, sur la route de Versailles ? mais nous allons àRueil. » Il se troubla, puis répondit néanmoins effrontément : «Madame, je vais vous montrer, avec ma carte d’état-major, que vousêtes bien sur la route de Versailles. » Le mari s’approchait. Ilavait un aspect éperdu, désespéré. La femme, jeune, jolie, unebrunette énergique, s’emporta, dès qu’il fut près d’elle : « Viensvoir ce que tu as fait : nous sommes à Versailles, maintenant.Tiens, regarde la carte d’état-major que Monsieur aura la bonté dete montrer. Sauras-tu lire, seulement ? Mon Dieu, monDieu ! comme il y a des gens stupides ! Je t’avais ditpourtant de prendre à droite, mais tu n’a pas voulu ; tu croistoujours tout savoir. » Le pauvre garçon semblait désolé. Ilrépondit : « Mais, ma bonne amie, c’est toi… » Elle ne le laissapas achever, et lui reprocha toute sa vie, depuis leur mariage,jusqu’à l’heure présente. Lui, tournait des yeux lamentables versles taillis, dont il semblait vouloir pénétrer la profondeur et, detemps en temps, comme pris de folie, il poussait un cri perçant,quelque chose comme « tiiit » qui ne semblait nullement étonner safemme, mais qui emplissait Patissot de stupéfaction.

La jeune dame, tout à coup, se tournant vers l’employé avec unsourire : « Si Monsieur veut bien le permettre, nous ferons routeavec lui pour ne pas nous égarer de nouveau et nous exposer àcoucher dans le bois. » Ne pouvant refuser, il s’inclina, le cœurtorturé d’inquiétudes, et ne sachant où il allait les conduire.

Ils marchèrent longtemps ; l’homme toujours criait : «tiiit » ; le soir tomba. Le voile de brume qui couvre lacampagne au crépuscule se déployait lentement, et une poésieflottait, faite de cette sensation de fraîcheur particulière etcharmante qui emplit le bois à l’approche de la nuit. La petitefemme avait pris le bras de Patissot et elle continuait, de sabouche rose, à cracher des reproches pour son mari, qui sans luirépondre, hurlait sans cesse : « tiiit », de plus en plus fort. Legros employé, à la fin lui demanda : « Pourquoi criez-vous commeça ? » L’autre, avec des larmes dans les yeux, lui répondit :« C’est mon pauvre chien que j’ai perdu. – Comment ! vous avezperdu votre chien ? – Oui, nous l’avions élevé à Paris ;il n’était jamais venu à la campagne, et, quand il a vu desfeuilles, il fut tellement content, qu’il s’est mis à courir commeun fou. Il est entré dans le bois, et j’ai eu beau l’appeler, iln’est pas revenu. Il va mourir de faim la dedans… tiiit. » La femmehaussait les épaules. « Quand on est aussi bête que toi, on n’a pasde chien ! » Mais il s’arrêta, se tâtant le corpsfiévreusement. Elle le regardait : « Eh bien, quoi ! – Je n’aipas fait attention que j’avais ma redingote sur mon bras. J’aiperdu mon portefeuille… Mon argent était dedans. » – Cette fois,elle suffoqua de colère : « Eh bien, va le chercher ! » Ilrépondit doucement : « Oui, mon amie, où vous retrouverai-je ?» Patissot répondit hardiment : « Mais à Versailles ! » – Et,ayant entendu parler de l’hôtel des Réservoirs, il l’indiqua. Lemari se retourna et, courbé vers la terre que son œil anxieuxparcourait, criant : « tiiit »à tout moment, il s’éloigna. – Il futlongtemps à disparaître, l’ombre plus épaisse l’enveloppa, et savoix encore, de très loin, envoyait son « tiiit » lamentable, plusaigu à mesure que la nuit se faisait plus noire et que son espoirs’éteignait.

Patissot fut délicieusement ému quand il se trouva seul, sousl’ombre touffue du bois, à cette heure langoureuse du crépuscule,avec cette petite femme inconnue qui s’appuyait à son bras. Et,pour la première fois de sa vie égoïste, il pressentit le charmedes poétiques amours, la douceur des abandons, et la participationde la nature à nos tendresses qu’elle enveloppe. Il cherchait desmots galants, qu’il ne trouvait pas, d’ailleurs. Mais unegrand’route se montra, des maisons apparurent à droite ; unhomme passa. Patissot, tremblant, demanda le nom du pays. «Bougival. – Comment ! Bougival ? vous êtes sûr ? –Parbleu ! j’en suis. »

La femme riait comme une petite folle. – L’idée de son mariperdu la rendait malade de rire. – On dîna au bord de l’eau, dansun restaurant champêtre. Elle fut charmante, enjouée, racontantmille histoires drôles, qui tournaient un peu la cervelle de sonvoisin. – Puis, au départ, elle s’écria : « Mais j’y pense, je n’aipas le sou, puisque mon mari a perdu son portefeuille. » – Patissots’empressa, ouvrit sa bourse, offrit de prêter ce qu’il faudrait,tira un louis, s’imaginant qu’il ne pourrait présenter moins. Ellene disait rien, mais elle tendit la main, prit l’argent, prononçaun « merci » grave qu’un sourire suivit bientôt, noua en minaudantson chapeau devant la glace, ne permit pas qu’on l’accompagnât,maintenant qu’elle savait où aller, et partit finalement comme unoiseau qui s’envole, tandis que Patissot, très morne, faisaitmentalement le compte des dépenses de la journée.

Il n’alla pas au ministère le lendemain, tant il avait lamigraine.

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