Contes divers 1875 – 1880

4. Pêche à la ligne

La veille du jour où il devait, pour la première fois de sa vie,lancer un hameçon dans une rivière, M. Patissot se procura, contrela somme de 80 centimes, le Parfait pêcheur à la ligne. Il apprit,dans cet ouvrage, mille choses utiles, mais il fut particulièrementfrappé par le style, et il retint le passage suivant :

« En un mot, voulez-vous, sans soins, sans documents, sanspréceptes, voulez-vous réussir et pêcher avec succès à droite, àgauche ou devant vous, en descendant ou en remontant, avec cetteallure de conquête qui n’admet pas de difficulté ? Ehbien ! pêchez avant, pendant et après l’orage, quand le ciels’entr’ouvre et se zèbre de lignes de feu, quand la terre s’émeutpar les roulements prolongés du tonnerre : alors, soit avidité,soit terreur, tous les poissons agités, turbulents, confondentleurs habitudes dans une sorte de galop universel.

« Dans cette confusion, suivez ou négligez tous les diagnosticsdes chances favorables, allez à la pêche, vous marchez à lavictoire ! »

Puis, afin de pouvoir captiver en même temps des poissons detoutes grosseurs, il acheta trois instruments perfectionnés, cannespour la ville, lignes sur le fleuve, se déployant démesurément aumoyen d’une simple secousse. Pour le goujon, il eut des hameçons n°15, du n° 12 pour la brème et il comptait bien, avec le n° 7,emplir son panier de carpes et de barbillons. Il n’acheta pas devers de vase qu’il était sûr de trouver partout, mais ils’approvisionna d’asticots. Il en avait un grand pot toutplein ; et le soir, il les contempla. Les hideuses bêtes,répandant une puanteur immonde, grouillaient dans leur bain de son,comme elles font dans les viandes pourries ; et Patissotvoulut s’exercer d’avance à les accrocher aux hameçons. Il en pritune avec répugnance ; mais, à peine l’eût-il posée sur lapointe aiguë de l’acier courbé qu’elle creva et se vidacomplètement. Il recommença vingt fois de suite sans plus desuccès, et il aurait peut-être continué toute la nuit s’il n’eûtcraint d’épuiser toute sa provision de vermine.

Il partit par le premier train. La gare était pleine de gensarmés de cannes à pêche. Les unes, comme celles de Patissot,semblaient de simples bambous ; mais les autres, d’un seulmorceau, montaient dans l’air en s’amincissant. C’était comme uneforêt de fines baguettes qui se heurtaient à tout moment, semêlaient, semblaient se battre comme des épées, ou se balancercomme des mâts au-dessus d’un océan de chapeaux de paille à largesbords.

Quand la locomotive se mit en marche, on en voyait sortir detoutes les portières, et les impériales, d’un bout à l’autre duconvoi, en étant hérissées, le train avait l’air d’une longuechenille qui se déroulait par la plaine.

On descendit à Courbevoie, et la diligence de Bezons futemportée d’assaut. Un amoncellement de pêcheurs se tassa sur letoit, et comme ils tenaient leurs lignes à la main, la guimbardeprit tout à coup l’aspect d’un gros porc-épic.

Tout le long de la route on voyait des hommes se diriger dans lemême sens, comme pour un immense pèlerinage vers une Jérusaleminconnue. Ils portaient leurs longs bâtons effilés, rappelant ceuxdes anciens fidèles revenus de Palestine, et une boîte en fer-blancleur battait le dos. Ils se hâtaient.

A Bezons, le fleuve apparut. Sur ses deux bords, une file depersonnes, des hommes en redingote, d’autres en coutil, d’autres enblouse, des femmes, des enfants, même des jeunes filles prêtes àmarier, pêchaient.

Patissot se rendit au barrage, où son ami Boivin l’attendait.L’accueil de ce dernier fut froid. Il venait de faire connaissanceavec un gros monsieur de cinquante ans environ, qui paraissait trèsfort, et dont la figure était brûlée du soleil. Tous les troisayant loué un grand bateau, allèrent s’accrocher presque sous lachute du barrage, dans les remous où l’on prend le plus depoisson.

Boivin fut tout de suite prêt, et ayant amorcé sa ligne il lalança, puis il demeura immobile, fixant le petit flotteur avec uneattention extraordinaire. Mais de temps en temps il retirait sonfil de l’eau pour le jeter un peu plus loin. Le gros monsieur,quant il eut envoyé dans la rivière ses hameçons bien appâtés, posala ligne à son côté, bourra sa pipe, l’alluma, se croisa les bras,et, sans un coup d’œil au bouchon, il regarda l’eau couler.Patissot recommença à crever des asticots. Au bout de cinq minutes,il interpella Boivin : « Monsieur Boivin, vous seriez bien aimablede mettre ces bêtes à mon hameçon. J’ai beau essayer, je n’arrivepas. » Boivin releva la tête : « Je vous prierai de ne pas medéranger, monsieur Patissot ; nous ne sommes pas ici pour nousamuser. » Cependant il amorça la ligne, que Patissot lança imitantavec soin tous les mouvements de son ami.

La barque contre la chute d’eau dansait follement ; desvagues la secouaient, de brusques retours de courant la faisaientvirer comme une toupie, quoiqu’elle fût amarrée par les deuxbouts ; et Patissot, tout absorbé par la pêche, éprouvait unmalaise vague, une lourdeur de tête, un étourdissement étrange.

On ne prenait rien cependant : le petit père Boivin, trèsnerveux, avait des gestes secs, des hochements de frontdésespérés ; Patissot en souffrait comme d’un désastre ;seul le gros monsieur, toujours immobile, fumait tranquillement,sans s’occuper de sa ligne. A la fin, Patissot, navré, se tournavers lui, et, d’une voix triste :

– Ça ne mord pas ?

L’autre répondit simplement :

– Parbleu !

Patissot, étonné, le considéra.

– En prenez-vous quelquefois beaucoup ?

– Jamais !

– Comment, jamais ?

Le gros homme, tout en fumant comme une cheminée de fabrique,lâcha ces mots, qui révolutionnèrent son voisin :

– Ça me gênerait rudement si ça mordait. Je ne viens pas pourpêcher, moi, je viens parce qu’on est très bien ici : on est secouécomme en mer ; si je prends une ligne, c’est pour faire commeles autres.

M. Patissot, au contraire, ne se trouvait plus bien du tout. Sonmalaise, vague d’abord, augmentant toujours, prit une forme enfin.On était, en effet, secoué comme en mer, et il souffrait du mal despaquebots.

Après la première atteinte un peu calmée, il proposa de s’enaller ; mais Boivin, furieux, faillit lui sauter à la face.Cependant, le gros homme, pris de pitié, ramena la barqued’autorité, et, lorsque les étourdissements de Patissot furentdissipés, on s’occupa de déjeuner.

Deux restaurants se présentaient.

L’un tout petit, avec un aspect de guinguette, était fréquentépar le fretin des pêcheurs. L’autre, qui portait le nom de « Chaletdes Tilleuls », ressemblait à une villa bourgeoise et avait pourclientèle l’aristocratie de la ligne. Les deux patrons, ennemis denaissance, se regardaient haineusement par-dessus un grand terrainqui les séparait, et où s’élevait la maison blanche du garde-pêcheet du barragiste. Ces autorités, d’ailleurs, tenaient l’une pour laguinguette, l’autre pour les Tilleuls, et les dissentimentsintérieurs de ces trois maisons isolées reproduisaient l’histoirede tout l’humanité.

Boivin, qui connaissait la guinguette y voulait aller : « On yest très bien servi, et ça n’est pas cher ; vous verrez. Dureste, monsieur Patissot, ne vous attendez pas à me griser commevous avez fait dimanche dernier ; ma femme était furieuse,savez-vous, et elle a juré qu’elle ne vous pardonneraitjamais ! »

Le gros monsieur déclara qu’il ne mangerait qu’aux Tilleuls,parce que c’était, affirmait-il une maison excellente, où l’onfaisait la cuisine comme dans les meilleurs restaurants de Paris. «Faites comme vous voudrez, déclara Boivin ; moi, je vais oùj’ai mes habitudes. » Et il partit. Patissot, mécontent de son ami,suivit le gros monsieur.

Ils déjeunèrent en tête-à-tête, échangèrent leurs manières devoir, se communiquèrent leurs impressions et reconnurent qu’ilsétaient faits pour s’entendre.

Après le repas, on se remit à pêcher, mais les deux nouveauxamis partirent ensemble le long de la berge, s’arrêtèrent contre lepont du chemin de fer et jetèrent leurs lignes à l’eau, tout encausant. Ça continuait à ne pas mordre ; Patissot maintenanten prenait son parti.

Une famille s’approcha. Le père, avec des favoris de magistrat,tenait une ligne démesurée ; trois enfants du sexe mâle, detailles différentes, portaient des bambous de longueurs diverses,selon leur âge, et la mère, très forte, manœuvrait avec grâce unecharmante canne à pêche ornée d’une faveur à la poignée. Le pèresalua : « L’endroit est-il bon, Messieurs ? » Patissot allaitparler, quand son voisin répondit : « Excellent ! » – Toute lafamille sourit et s’installa autour des deux pêcheurs. AlorsPatissot fut saisi d’une envie folle de prendre un poisson, unseul, n’importe lequel, gros comme une mouche, pour inspirer de laconsidération à tout le monde ; et il se mit à manœuvrer saligne comme il avait vu Boivin le faire dans la matinée. Illaissait le flotteur suivre le courant jusqu’au bout du fil,donnait une secousse, tirait les hameçons de la rivière ;puis, leur faisant décrire en l’air un large cercle, il lesrejetait à l’eau quelques mètres plus haut. Il avait même,pensait-il, attrapé le chic pour faire ce mouvement avec élégance,quand sa ligne, qu’il venait d’enlever d’un coup de poignet rapide,se trouva arrêtée quelque part derrière lui. Il fit uneffort ; un grand cri éclata dans son dos, et il aperçut,décrivant dans le ciel une courbe de météore, et accroché à l’un deses hameçons, un magnifique chapeau de femme, chargé de fleurs,qu’il déposa, toujours au bout de sa ficelle, juste au beau milieudu fleuve.

Il se retourna effaré, lâchant sa ligne, qui suivit le chapeau,filant avec le courant, pendant que le gros monsieur, son nouvelami, renversé sur le dos, riait à pleine gorge. La dame, décoifféeet stupéfaite, suffoquait de colère ; le mari se fâcha tout àfait, et il réclamait le prix du chapeau, que Patissot paya bien letriple de sa valeur.

Puis la famille partit avec dignité.

Patissot prit une autre canne, et, jusqu’au soir, il baigna desasticots. Son voisin dormait tranquillement sur l’herbe. Il seréveilla vers sept heures.

– Allons-nous-en ! dit-il.

Alors Patissot retira sa ligne, poussa un cri, tombad’étonnement sur le derrière, au bout du fil, un tout petit poissonse balançait. Quand on le considéra de plus près, on vit qu’ilétait accroché par le milieu du ventre ; un hameçon l’avaithappé au passage en sortant de l’eau.

Ce fut un triomphe, une joie démesurée. Patissot voulut qu’on lefît frire pour lui tout seul.

Pendant le dîner, l’intimité s’accrut avec sa nouvelleconnaissance. Il apprit que ce particulier habitait Argenteuil,canotait à la voile depuis trente ans sans découragement, et ilaccepta à déjeuner chez lui pour le dimanche suivant, avec lapromesse d’une bonne partie de canot dans le Plongeon, clipper deson ami.

La conversation l’intéressa si fort qu’il en oublia sapêche.

La pensée lui en vint seulement après le café, et il exigeaqu’on la lui apportât. C’était, au milieu de l’assiette, une sorted’allumette jaunâtre et tordue. Il la mangea cependant avecorgueil, et, le soir, sur l’omnibus, il racontait à ses voisinsqu’il avait pris dans la journée quatorze livres de friture.

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