Contes divers 1875 – 1880

10. Séance publique

Des deux côtés d’une porte au-dessus de laquelle le mot « Bal »s’étalait en lettres voyantes, de larges affiches d’un rougeviolent annonçaient que, ce dimanche-là, ce lieu de plaisirpopulaire recevait une autre destination.

M. Patissot, qui flânait comme un bon bourgeois, en digérant sondéjeuner, et se dirigeait tout doucement vers la gare, s’arrêta,l’œil saisi par cette couleur écarlate, et il lut :

ASSOCIATION GÉNÉRALE INTERNATIONALE

POUR LA REVENDICATION DES DROITS DE LA FEMME

COMITÉ CENTRAL SIÉGEANT A PARIS

GRANDE SÉANCE PUBLIQUE

Sous la présidence de la citoyenne libre penseuse Zoé Lamour etde la citoyenne nihiliste russe Éva Schourine, avec le concoursd’une délégation de citoyennes du cercle libre de la Penséeindépendante, et d’un groupe de citoyens adhérents.

La citoyenne Césarine Brau et le citoyen Sapience Cornut, retourd’exil, prendront la parole.

PRIX D’ENTRÉE : 1 FRANC.

Une vieille dame à lunettes, assise devant une table couverted’un tapis, percevait l’argent. M. Patissot entra.

Dans la salle, déjà presque pleine, flottait cette odeur dechien mouillé, que dégagent toujours les jupes des vieilles filles,avec un reste de parfums suspects des bals publics.

M. Patissot en cherchant bien, découvrit une place libre ausecond rang, à côté d’un vieux monsieur décoré et d’une petitefemme vêtue en ouvrière, à l’œil exalté, ayant sur la joue unemarbrure enflée.

Le bureau était au complet

La citoyenne Zoé Lamour, une jolie brune replète, portant desfleurs rouges dans ses cheveux noirs, partageait la présidence avecune petite blonde maigre, la citoyenne nihiliste russe ÉvaSchourine.

Juste au-dessous d’elles, l’illustre citoyenne Césarine Brau,surnommée le « Tombeur des hommes », belle fille aussi, étaitassise à côté du citoyen Sapience Cornut, retour d’exil. Celui-là,un vieux solide à tous crins, d’aspect féroce, regardait la sallecomme un chat regarde une volière d’oiseaux, et ses poings fermésreposaient sur ses genoux.

A droite, une délégation d’antiques citoyennes sevrées d’époux,séchées dans le célibat, et exaspérées dans l’attente, faisaitvis-à-vis à un groupe de citoyens réformateurs de l’humanité, quin’avaient jamais coupé ni leur barbe ni leurs cheveux, pourindiquer sans doute l’infini de leurs aspirations.

Le public était mêlé.

Les femmes, en majorité, appartenaient à la caste des portièreset des marchandes qui ferment boutique le dimanche. Partout le typede la vieille fille inconsolable (dit trumeau) réapparaissait entreles faces rouges des bourgeoises. Trois collégiens parlaient basdans un coin, venus pour être au milieu de femmes. Quelquesfamilles étaient entrées par curiosité. Mais au premier rang unnègre en coutil jaune, un nègre frisé, magnifique, regardaitobstinément le bureau en riant de l’une à l’autre oreille, d’unrire muet, contenu, qui faisait étinceler ses dents blanches danssa face noire. Il riait sans un mouvement du corps, comme un hommeravi, transporté. Pourquoi était-il là ? Mystère. Avait-il cruentrer au spectacle ? Ou bien se disait-il dans sa boulecrépue d’Africain : « Vrai, vrai, ils sont trop drôles, cesfarceurs-là ; ce n’est pas sous l’équateur qu’on en trouveraitde pareils. »

La citoyenne Zoé Lamour ouvrit la séance par un petitdiscours.

Elle rappela la servitude de la femme depuis les origines dumonde ; son rôle obscur, toujours héroïque, son dévouementconstant à toutes les grandes idées. Elle la compara au peupled’autrefois, au peuple des rois et de l’aristocratie, l’appelant :« l’éternelle martyre » pour qui tout homme est un maître ;et, dans un grand mouvement lyrique, elle s’écria : « Le peuple aeu son 89, – ayons le nôtre ; l’homme opprimé a fait saRévolution ; le captif a brisé sa chaîne ; l’esclaveindigné s’est révolté. Femmes, imitons nos despotes.Révoltons-nous ; brisons l’antique chaîne du mariage et de laservitude ; marchons à la conquête de nos droits ;faisons aussi notre révolution. »

Elle s’assit au milieu d’un tonnerre d’applaudissements ;et le nègre, délirant de joie, se tapait le front contre ses genouxen poussant des cris aigus.

La citoyenne nihiliste russe Éva Schourine se leva, et, d’unevoix perçante et féroce :

« Je suis Russe, dit-elle. J’ai levé l’étendard de larévolte ; cette main a frappé les oppresseurs de mapatrie ; et, je le déclare à vous, femmes françaises, quim’écoutez, je suis prête, sous tous les soleils, dans toutes lesparties de l’univers, à frapper la tyrannie de l’homme, à vengerpartout la femme odieusement opprimée. »

Un grand tumulte d’approbation eut lieu, et le citoyen SapienceCornut, lui-même, se levant, frotta galamment sa barbe jaune contrecette main vengeresse.

C’est alors que la cérémonie prit un caractère vraimentinternational. Les citoyennes déléguées par les puissancesétrangères se levèrent l’une après l’autre, apportant l’adhésion deleurs patries. Une Allemande parla d’abord. Obèse, avec unevégétation de filasse sur le crâne, elle bredouillait d’une voixpâteuse :

– Che feu tire toute la choie qu’on a ébrouvée dans la fieilleAllemagne quand on a chu le grand moufement des femmes barisiennes.Nos boitrines (elle frappa la sienne, qui ne résista pas au choc),nos boitrines ont tréchailli, nos… nos… che ne barle pas très pien,mais nous chommes avec vous. »

Une Italienne, une Espagnole, une Suédoise en dirent autant endes langages inattendus ; et, pour finir, une Anglaisedémesurée, dont les dents semblaient des instruments de jardinage,s’exprima en ces termes :

« Je volé aussi apôté le participéchône de la libre Hangleterreà la manifestéchône si… si… pittoresque de la populéchône fémininede France pour l’émancipéchône de cette pâtie féminine. Hip !hip ! hurrah ! »

Cette fois, le nègre se mit à pousser de tels crisd’enthousiasme, avec des gestes de satisfaction si immodérés(jetant ses jambes par-dessus le dossier des banquettes et setapant les cuisses avec fureur), que deux commissaires de la séancefurent obligés de le calmer.

Le voisin de Patissot murmura :

« Des hystériques ! toutes hystériques. »

Patissot croyant qu’on lui parlait, se retourna :

« Plaît-il ? »

Le monsieur s’excusa.

« Pardon, je ne vous parlais pas. Je disais seulement que toutesces folles sont des hystériques ! »

M. Patissot, prodigieusement surpris, demanda :

« Vous les connaissez donc ?

– Un peu, Monsieur ! Zoé Lamour a fait son noviciat pourêtre religieuse. Et d’une. Éva Schourine a été poursuivie commeincendiaire et reconnue folle. Et de deux. Césarine Brau est unesimple intrigante qui veut faire parler d’elle. J’en aperçois troisautres là-bas qui ont passé dans mon service à l’hôpital de X…Quand à tous les vieux carcans qui nous entourent, je n’ai pasbesoin d’en parler. »

Mais des « chut ! » partaient de tous les côtés. Le citoyenSapience Cornut, retour d’exil, se levait. Il roula d’abord desyeux terribles ; puis, d’une voix creuse qui semblait lemugissement du vent dans une caverne, il commença.

« Il est des mots grands comme des principes, lumineux comme dessoleils, retentissants comme des coups de tonnerre : Liberté !Égalité ! Fraternité ! Ce sont les bannières des peuples.Sous leurs plis, nous avons marché à l’assaut des tyrannies. Avotre tour, ô femmes, de les brandir comme des armes pour marcher àla conquête de l’indépendance. Soyez libres, libres dans l’amour,dans la maison, dans la patrie. Devenez nos égales au foyer, noségales dans la rue, nos égales surtout dans la politique et devantla loi. Fraternité ! Soyez nos sœurs, les confidentes de nosprojets grandioses, nos compagnes vaillantes. Soyez, devenezvéritablement une moitié de l’humanité au lieu de n’en être qu’uneparcelle. »

Et il se lança dans la politique transcendante, développant desprojets larges comme le monde, parlant de l’âme des sociétés,prédisant la République universelle édifiée sur ces trois basesinébranlables : la liberté, l’égalité, la fraternité.

Quand il se tut, la salle faillit crouler sous les bravos. M.Patissot, stupéfait se tourna vers son voisin.

« N’est-il pas un peu fou ? »

Le vieux monsieur répondit :

« Non, Monsieur ; ils sont des millions comme ça. C’est uneffet de l’instruction. »

Patissot ne comprenait pas.

« De l’instruction ?

– Oui ; maintenant qu’ils savent lire et écrire, la bêtiselatente se dégage.

– Alors, Monsieur, vous croyez que l’instruction… ?

– Pardon, Monsieur, je suis un libéral, moi. Voici seulement ceque je veux dire : Vous avez une montre, n’est-ce pas ? Ehbien, cassez un ressort, et allez la porter à ce citoyen Cornut enle priant de la raccommoder. Il vous répondra, en jurant, qu’iln’est pas horloger. Mais, si quelque chose se trouve détraqué danscette machine infiniment compliquée qui s’appelle la France, il secroit le plus capable des hommes pour la réparer séance tenante. Etquarante mille braillards de son espèce en pensent autant et leproclament sans cesse. Je dis, Monsieur, que nous manquonsjusqu’ici de classes dirigeantes nouvelles c’est-à-dire d’hommesnés de pères ayant manié le pouvoir, élevés dans cette idée,instruits spécialement pour cela comme on instruit spécialement lesjeunes gens qui se destinent à la Polytechnique… »

Des « chut ! » nombreux l’interrompirent encore une fois.Un jeune homme à l’air mélancolique occupait la tribune.

Il commença :

« Mesdames, j’ai demandé la parole pour combattre vos théories.Réclamer pour la femme des droits civils égaux à ceux de l’hommeéquivaut à réclamer la fin de votre pouvoir. Le seul aspectextérieur de la femme révèle qu’elle n’est destinée ni aux durstravaux physiques ni aux longs efforts intellectuels. Son rôle estautre, mais non moins beau. Elle met de la poésie dans la vie. Depar la puissance de sa grâce, un rayon de ses yeux, le charme deson sourire, elle domine l’homme, qui domine le monde. L’homme a laforce que vous ne pouvez lui prendre ; mais vous avez laséduction qui captive la force. De quoi vous plaignez-vous ?Depuis que le monde existe, vous êtes les souveraines et lesdominatrices. Rien ne se fait sans vous. C’est pour vous ques’accomplissent toutes les belles œuvres.

« Mais du jour où vous deviendrez nos égales, civilement,politiquement, vous deviendrez nos rivales. Prenez garde alors quele charme ne soit rompu qui fait toute votre force. Alors, commenous sommes incontestablement les plus vigoureux et les mieux douéspour les sciences et les arts, votre infériorité apparaîtra, etvous deviendrez véritablement des opprimées.

« Vous avez le beau rôle, Mesdames, puisque vous êtes pour nousla séduction de la vie, l’illusion sans fin, l’éternelle récompensede nos efforts. Ne cherchez donc point à en changer. Vous neréussirez pas, d’ailleurs. »

Mais des sifflets l’interrompirent. Il descendit.

Le voisin de Patissot, se levant alors :

« Un peu romantique, le jeune homme, mais sensé du moins.Venez-vous prendre un bock, Monsieur ?

– Avec plaisir. »

Ils y allèrent, pendant que s’apprêtait à répondre la citoyenneCésaire Brau.

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