Contes divers 1875 – 1880

28. Cette histoire, lecteur, vousdémontera comme, Quand on veut préserver son semblable des coups,Quand on croit qu’il vaut mieux sauver un chat qu’un homme, On doitde ses voisins exciter le courroux, Comment tous les cheminspeuvent conduire à Rome,

Deux heures plus tard une foule immense de peuple poussant descris tumultueux se pressait devant les fenêtres du docteurHéraclius Gloss. Bientôt une grêle de pierres brisa les vitres etla multitude allait enfoncer les portes quand la gendarmerieapparut au bout de la rue. Le calme se fit peu à peu ; enfinla foule se dissipa ; mais, jusqu’au lendemain deux gendarmesstationnèrent devant la maison du docteur. Celui-ci passa la soiréedans une agitation extraordinaire. Il s’expliquait le déchaînementde la populace par les sourdes menées des prêtres contre lui et parl’explosion de haine que provoque toujours l’avènement d’unereligion nouvelle parmi les sectaires de l’ancienne. Il s’exaltaitjusqu’au martyre et se sentait prêt à confesser sa foi devant lesbourreaux. Il fit venir dans son cabinet toutes les bêtes que cetappartement put contenir, et le soleil l’aperçut qui sommeillaitentre son chien, une chèvre et un mouton, et serrant sur son cœurle petit chat qu’il avait sauvé.

Un coup violent frappé à sa porte l’éveilla, et Honorineintroduisit un monsieur très grave que suivaient deux agents de lasûreté. Un peu derrière eux se dissimulait le médecin de lapréfecture. Le monsieur grave se fit reconnaître pour lecommissaire de police et invita courtoisement Héraclius à lesuivre ; celui-ci obéit fort ému. Une voiture attendait à laporte, on le fit monter dedans. Puis, assis à côté du commissaire,ayant en face de lui le médecin et un agent, l’autre s’étant placésur le siège près du cocher, Héraclius vit qu’on suivait la rue desJuifs, la place de l’Hôtel-de-Ville, le boulevard de la Pucelle etqu’on s’arrêtait enfin devant un grand bâtiment d’aspect sombre surla porte duquel étaient écrits ces mots « Asile des Aliénés ». Ileut soudain la révélation du piège terrible où il étaittombé ; il comprit l’effroyable habileté de ses ennemis et,réunissant toutes ses forces, il essaya de se précipiter dans larue ; deux mains puissantes le firent retomber à sa place.Alors une lutte terrible s’engagea entre lui et les trois hommesqui le gardaient ; il se débattait, se tordait, frappait,mordait, hurlait de rage ; enfin il se sentit terrassé, liésolidement et emporté dans la funeste maison dont la grande portese referma derrière lui avec un bruit sinistre.

On l’introduisit alors dans une étroite cellule d’un aspectsingulier. La cheminée, la fenêtre et la glace étaient solidementgrillées, le lit et l’unique chaise fortement attachés au parquetavec des chaînes de fer. Aucun meuble ne s’y trouvait qui pût êtresoulevé et manié par l’habitant de cette prison. L’événementdémontrera, du reste, que ces précautions n’étaient pas superflues.A peine se vit-il dans cette demeure toute nouvelle pour lui que ledocteur succomba à la rage qui le suffoquait. Il essaya de briserles meubles, d’arracher les grilles et de casser les vitres. Voyantqu’il n’y pouvait parvenir, il se roula par terre en poussant de siépouvantables hurlements que deux hommes vêtus de blouses etcoiffés d’une espèce de casquette d’uniforme entrèrent tout à coup,suivis par un grand monsieur au crâne chauve et tout de noirhabillé. Sur un signe de ce personnage, les deux hommes seprécipitèrent sur Héraclius et lui passèrent en un instant lacamisole de force ; puis ils regardèrent le monsieur noir.Celui-ci considéra un instant le docteur et se tournant vers sesacolytes : « A la salle des douches », dit-il. Héraclius alors futemporté dans une grande pièce froide au milieu de laquelle était unbassin sans eau. Il fut déshabillé toujours criant, puis déposédans cette baignoire ; et avant qu’il eût eu le temps de sereconnaître, il fut absolument suffoqué par la plus horribleavalanche d’eau glacée qui soit jamais tombée sur les épaules d’unmortel, même dans les régions les plus boréales. Héraclius se tutsubitement. Le monsieur noir le considérait toujours ; il luiprit le pouls gravement puis il dit : « Encore une. » Une secondedouche s’écroula du plafond et le docteur s’abattit grelottant,étranglé, suffoquant au fond de sa baignoire glacée. Il fut ensuiteenlevé, roulé dans des couvertures bien chaudes et couché dans lelit de sa cellule où il dormit trente-cinq heures d’un profondsommeil.

Il s’éveilla le lendemain, le pouls calme et la tête légère. Ilréfléchit quelques instants sur sa situation, puis il se mit à lireson manuscrit qu’il avait eu soin d’emporter avec lui. Le monsieurnoir entra bientôt. On apporta une table servie et ils déjeunèrenten tête-à-tête. Le docteur, qui n’avait pas oublié son bain de laveille, se montra fort tranquille et fort poli ; sans dire unmot du sujet qui avait pu lui valoir une pareille mésaventure, ilparla longtemps de la façon la plus intéressante et s’efforça deprouver à son hôte qu’il était plus sage d’esprit que les septsages de la Grèce.

Le monsieur noir offrit à Héraclius en le quittant d’aller faireun tour dans le jardin de l’établissement. C’était une grande courcarrée plantée d’arbres. Une cinquantaine d’individus s’ypromenaient ; les uns riant, criant et pérorant, les autresgraves et mélancoliques.

Le docteur remarqua d’abord un homme de haute taille partant unelongue barbe et de longs cheveux blancs, qui marchait seul, lefront penché. Sans savoir pourquoi le sort de cet hommel’intéressa, et, au même moment, l’inconnu, levant la tête, regardafixement Héraclius. Puis ils allèrent l’un vers l’autre et sesaluèrent cérémonieusement. Alors la conversation s’engagea. Ledocteur apprit que son compagnon s’appelait Dagobert Félorme etqu’il était professeur de langues vivantes au collège de Balançon.Il ne remarqua rien de détraqué dans le cerveau de cet homme et ilse demandait ce qui avait pu l’amener dans un pareil lieu, quandl’autre, s’arrêtant soudain, lui prit la main et, la serrantfortement, lui demanda à voix basse : « Croyez-vous à lamétempsycose ? » Le docteur chancela, balbutia ; leursregards se rencontrèrent et pendant quelques secondes tous deuxrestèrent debout à se contempler. Enfin l’émotion vainquitHéraclius, des larmes jaillirent de ses yeux – il ouvrit les braset ils s’embrassèrent. Alors les confidences commencèrent et ilsreconnurent bientôt qu’ils étaient illuminés de la même lumière,imprégnés de la même doctrine. Il n’y avait aucun point où leursidées ne se rencontrassent. Mais à mesure que le docteur constataitcette étonnante similitude de pensées, il se sentait envahi par unmalaise singulier ; il lui semblait que plus l’inconnugrandissait à ses yeux, plus il diminuait lui-même dans sa propreestime. La jalousie le mordait au cœur.

L’autre s’écria tout à coup : « La métempsycose c’est moi ;c’est moi qui ai découvert la loi des évolutions des âmes, c’estmoi qui ai sondé les destinées des hommes. C’est moi qui fusPythagore. » Le docteur s’arrêta soudain, plus pâle qu’un linceul.« Pardon, dit-il, Pythagore, c’est moi. » Et ils se regardèrent denouveau. L’homme continua : « J’ai été successivement philosophe,architecte, soldat, laboureur, moine, géomètre, médecin, poète etmarin. – Moi aussi, dit Héraclius. – J’ai écrit l’histoire de mavie en latin, en grec, en allemand, en italien, en espagnol et enfrançais », criait l’inconnu. Héraclius reprit : « Moi aussi. »Tous deux s’arrêtèrent et leurs regards se croisèrent, aigus commedes pointes d’épées. « En l’an 184, vociféra l’autre, j’habitaisRome et j’étais philosophe. » Alors le docteur, plus tremblantqu’une feuille dans un vent d’orage, tira de sa poche son précieuxdocument et le brandit comme une arme sous le nez de sonadversaire. Ce dernier fit un bond en arrière. « Mon manuscrit »,hurla-t-il ; et il étendit le bras pour le saisir. « Il est àmoi », mugit Héraclius, et, avec une vélocité surprenante, ilélevait l’objet contesté au-dessus de sa tête, le changeait de mainderrière son dos, lui faisait faire mille évolutions plusextraordinaires les unes que les autres pour le ravir à lapoursuite effrénée de son rival. Ce dernier grinçait des dents,trépignait et beuglait : « Voleur ! Voleur !Voleur ! » A la fin il réussit par un mouvement aussi rapidequ’adroit à tenir par un bout le papier qu’Héraclius essayait delui dérober. Pendant quelques secondes chacun tira de son côté avecune colère et une vigueur semblables, puis, comme ni l’un nil’autre ne cédait, le manuscrit qui leur servait de trait d’unionphysique termina la lutte aussi sagement que l’aurait pu faire lefeu roi Salomon, en se séparant de lui-même en deux parties égales,ce qui permit aux belligérants d’aller rapidement s’asseoir à dixpas l’un de l’autre, chacun serrant toujours sa moitié de victoireentre ses mains crispées.

Ils ne se relevèrent point, mais ils recommencèrent à s’examinercomme deux puissances rivales qui, après avoir mesuré leurs forces,hésitent à en venir aux mains de nouveau.

Dagobert Félorme reprit le premier les hostilités. « La preuveque je suis l’auteur de ce manuscrit, dit-il, c’est que je leconnaissais avant vous. » Héraclius ne répondit pas.

L’autre reprit : « La preuve que je suis l’auteur de cemanuscrit c’est que je puis vous le réciter d’un bout à l’autredans les sept langues qui ont servi à l’écrire. »

Héraclius ne répondit pas. Il méditait profondément. Unerévolution se faisait en lui. Le doute n’était pas possible, lavictoire restait à son rival ; mais cet auteur qu’il avaitappelé de tous ses vœux l’indignait maintenant comme un faux dieu.C’est que, n’étant plus lui-même qu’un dieu dépossédé, il serévoltait contre la divinité. Tant qu’il ne s’était pas crul’auteur du manuscrit il avait désiré furieusement le voir ;mais à partir du jour où il était arrivé à se dire : « C’est moiqui ai fait cela, la métempsycose, c’est moi », il ne pouvait plusconsentir à ce que quelqu’un prît sa place. Pareil à ces gens quibrûlent leur maison plutôt que de la voir habitée par un autre, dumoment qu’un inconnu montait sur l’autel qu’il s’était élevé, ilbrûlait le temple et le Dieu, il brûlait la métempsycose. Aussi,après un long silence, il dit d’une voix lente et grave : « Vousêtes fou. » A ce mot, son adversaire s’élança comme un forcené etune nouvelle lutte allait s’engager, plus terrible que la première,si les gardiens n’étaient accourus et n’avaient réintégré ces deuxrénovateurs des guerres religieuses dans leurs domicilesrespectifs.

Pendant près d’un mois le docteur ne quitta point sachambre ; il passait ses journées seul, la tête entre ses deuxmains, profondément absorbé. M. le doyen et M. le recteur venaientle voir de temps en temps et, doucement, au moyen de comparaisonshabiles et de délicates allusions, secondaient le travail qui sefaisait dans son esprit. Ils lui apprirent ainsi comment un certainDagobert Félorme, professeur de langues au collège de Balançon,était devenu fou en écrivant un traité philosophique sur ladoctrine de Pythagore, Aristote et Platon, traité qu’il s’imaginaitavoir commencé sous l’empereur Commode.

Enfin, par un beau matin de grand soleil, le docteur redevenului-même, l’Héraclius des bons jours, serra vivement les mains deses deux amis et leur annonça qu’il avait renoncé pour jamais à lamétempsycose, à ses expiations animales et à ses transmigrations,et qu’il se frappait la poitrine en reconnaissant son erreur.

Huit jours plus tard les portes de l’hospice étaient ouvertesdevant lui.

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