Contes divers 1875 – 1880

23. Comment le docteur s’aperçut que sonsinge l’avait indignement trompé

Cette fois la colère l’emporta sur le respect, et le docteursaisissant à la gorge le singe-philosophe l’entraîna hurlant dansson cabinet et lui administra la plus terrible correction qu’eutjamais reçue l’échine d’un métempsycosiste.

Lorsque le bras fatigué d’Héraclius desserra un peu la gorge dela pauvre bête, coupable seulement de goûts trop semblables à ceuxde son frère supérieur, elle se dégagea de l’étreinte du maîtreoutragé, sauta par-dessus la table, saisit sur un livre la grandetabatière du docteur et la précipita tout ouverte à la tête de sonpropriétaire. Ce dernier n’eut que le temps de fermer les yeux pouréviter le tourbillon de tabac qui l’aurait certainement aveuglé,mais quand il les rouvrit, le coupable avait disparu, emportantavec lui le manuscrit dont il était l’auteur présumé.

La consternation d’Héraclius fut sans limite – et il s’élançacomme un fou sur les traces du fugitif, décidé aux plus grandssacrifices pour recouvrer le précieux parchemin. Il parcourut samaison de la cave au grenier, ouvrit toutes les armoires, regardasous tous les meubles. Ses recherches demeurèrent absolumentinfructueuses. Enfin, il alla s’asseoir désespéré sous un arbredans son jardin. Il lui semblait depuis quelques instants recevoirde petits corps légers sur le crâne, et il pensait que c’étaientdes feuilles mortes détachées par le vent quand il vit une boulettede papier qui roulait devant lui dans le chemin. Il la ramassa –puis l’ouvrit. Miséricorde ! c’était une des feuilles de sonmanuscrit. Il leva la tête, épouvanté, et il aperçut l’abominableanimal qui préparait tranquillement de nouveaux projectiles de lamême espèce – et, ce faisant, le monstre grimaçait un sourire desatisfaction si épouvantable que Satan certes n’en eut pas de plushorrible quand il vit Adam prendre la pomme fatale que depuis Èvejusqu’à Honorine les femmes n’ont cessé de nous offrir. A cetaspect une lumière affreuse se lit soudain dans l’esprit dudocteur, et il comprit qu’il avait été trompé, joué, mystifié de lafaçon la plus abominable par ce fourbe couvert de poil qui n’étaitpas plus l’auteur tant désiré que le Pape ou que le Grand Turc. Leprécieux ouvrage eut disparu tout entier si Héraclius n’avaitaperçu près de lui une de ces pompes d’arrosage dont se servent lesjardiniers pour lancer l’eau dans les plates-bandes éloignées. Ils’en saisit rapidement, et, en manœuvrant avec une vigueursurhumaine, fit perdre au perfide un bain tellement imprévu quecelui-ci s’enfuit de branche en branche en poussant des cris aigus,et tout à coup, par une ruse de guerre habile, sans doute pourobtenir un instant de répit, il lança le parchemin lacéré en pleinvisage de son adversaire : alors quittant rapidement sa position,il courut vers la maison.

Avant que le manuscrit n’eût touché le docteur, ce dernierroulait sur le dos les quatre membres en l’air, foudroyé parl’émotion. Quand il se releva, il n’eut pas la force de venger cenouvel outrage, il rentra péniblement dans son cabinet et constata,non sans plaisir, que trois pages seulement avaient disparu.

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