Contes divers 1875 – 1880

5. Deux hommes célèbres

M. Patissot avait promis à son ami le canotier qu’il passeraitavec lui la journée du dimanche suivant. Une circonstance imprévuedérangea ses projets. Il rencontra un soir, sur le boulevard, un deses cousins qu’il voyait fort rarement. C’était un journalisteaimable, très lancé dans tous les mondes, et qui proposa sonconcours à Patissot pour lui montrer bien des chosesintéressantes.

– Que faites-vous dimanche, par exemple ?

– Je vais à Argenteuil, canoter.

– Allons donc, c’est assommant, votre canotage ; c’est çaqui ne change jamais. Tenez, je vous emmène avec moi. Je vous feraiconnaître deux hommes illustres et visiter deux maisonsd’artistes.

– Mais on m’a ordonné d’aller à la campagne !

– C’est à la campagne que nous irons. Je ferai, en passant, unevisite à Meissonier, dans sa propriété de Poissy ; puis nousgagnerons à pied Médan, où habite Zola, à qui j’ai mission dedemander son prochain roman pour notre journal.

Patissot, délirant de joie, accepta.

Il acheta même une redingote neuve, la sienne étant un peu usée,afin de se présenter convenablement, et il avait une peur horriblede dire des bêtises, soit au peintre, soit à l’homme de lettres,comme tous les gens qui parlent des arts qu’ils n’ont jamaispratiqués.

Il communiqua ses craintes à son cousin, qui se mit à rire, enlui répondant : « Bah ! faites seulement des compliments, rienque des compliments, toujours des compliments ; ça fait passerles bêtises quand on en dit. Vous connaissez les tableaux deMeissonier ?

– Je crois bien.

– Vous avez lu les Rougon-Macquart ?

– D’un bout à l’autre.

– Ça suffit. Nommez un tableau de temps en temps, citez un romanpar-ci, par-là, et ajoutez : Superbe ! ! !Extraordinaire ! ! ! Délicieuxd’exécution ! ! ! Étrangement puissant, etc. Decette façon on s’en tire toujours. Je sais bien que ces deuxhommes-là sont rudement blasés sur tout ; mais, voyez-vous,les louanges, ça fait toujours plaisir à un artiste. »

Le dimanche matin, ils partirent pour Poissy.

A quelques pas de la gare, au bout de la place de l’église, ilstrouvèrent la propriété de Meissonier. Après avoir passé sous uneporte basse peinte en rouge et que continue un magnifique berceaude vignes, le journaliste s’arrêta et, se tournant vers soncompagnon :

– Comment vous figurez-vous Meissonier ?

Patissot hésitait. Enfin il se décida : « Un petit homme, trèssoigné, rasé, d’allure militaire. » – L’autre sourit : « C’estbien. Venez. » Un bâtiment en forme de chalet, fort bizarre,apparaissait à gauche ; et, à droite, presque en face, un peuen contre-bas, la maison principale. C’était une constructionsingulière où il y avait de tout, de la forteresse gothique, dumanoir, de la villa, de la chaumière, de l’hôtel, de la cathédrale,de la mosquée, de la pyramide, du gâteau de Savoie, de l’orientalet l’occidental. Un style supérieurement compliqué, à rendre fou unarchitecte classique, quelque chose de fantastique et de jolicependant, inventé par le peintre et exécuté sous ses ordres.

Ils entrèrent ; des malles encombraient un petit salon. Unhomme parut, vêtu d’une vareuse et petit. Mais ce qui frappait enlui, c’était sa barbe, une barbe de prophète, invraisemblable, unfleuve, un ruissellement, un Niagara de barbe. Il salua lejournaliste ! « Je vous demande pardon, cher Monsieur ;je suis arrivé hier seulement, et tout est encore bouleversé chezmoi. Asseyez-vous. » – L’autre refusa, s’excusant : « Mon chermaître, je n’étais venu qu’en passant, vous présenter mes hommages.» Patissot, très troublé, s’inclinait à chaque parole de son ami,comme par un mouvement automatique, et il murmura, en bégayant unpeu : « Quelle su-su-perbe propriété ! » Le peintre, flatté,sourit et proposa de la visiter.

Il les mena d’abord dans un petit pavillon d’aspect féodal, oùse trouvait son ancien atelier, donnant sur une terrasse. Puis ilstraversèrent un salon, une salle à manger, un vestibule pleinsd’œuvres d’art merveilleuses, de tapisseries adorables de Beauvais,des Gobelins et des Flandres. Mais le luxe bizarre d’ornementationdu dehors devenait, au dedans, un luxe d’escaliers prodigieux.Escalier d’honneur magnifique, escalier dérobé dans une tour,escalier de service dans une autre, escalier partout !Patissot, par hasard, ouvre une porte et recule stupéfait. C’étaitun temple, cet endroit dont les gens respectables ne prononcent lenom qu’en anglais, un sanctuaire original et charmant, d’un goûtexquis, orné comme une pagode, et dont la décoration avaitassurément coûté de grands efforts de pensée.

Ils visitèrent ensuite le parc, compliqué, mouvementé, torturé,plein de vieux arbres. Mais le journaliste voulut absolumentprendre congé, et, remerciant beaucoup, quitta le maître. Ilsrencontrèrent, en sortant, un jardinier ; Patissot lui demanda: « Y a-t-il longtemps que M. Meissonier possède cela ? » Lebonhomme répondit : « Oh, monsieur, faudrait s’expliquer. Il a bienacheté la terre en 1846, mais la maison ! ! ! il l’adémolie et reconstruite déjà cinq ou six fois depuis… Je suis sûrqu’il y a deux millions là dedans, Monsieur ! »

Et Patissot, en s’en allant, fut pris d’une immenseconsidération pour cet homme, non pas tant à cause de ses grandssuccès, de sa gloire et de son talent, mais parce qu’il mettaittant d’argent pour une fantaisie, tandis que les bourgeoisordinaires se privent de toute fantaisie pour amasser del’argent !

Après avoir traversé Poissy, ils prirent, à pied, la route deMédan. Le chemin suit d’abord la Seine, peuplée d’îles charmantesen cet endroit, puis remonte pour traverser le joli village deVillaines, redescend un peu, et pénètre enfin au pays habité parl’auteur des Rougon-Macquart.

Une église ancienne et coquette, flanquée de deux tourelles, seprésenta d’abord sur la gauche. Ils firent encore quelques pas, etun paysan qui passait leur indiqua la porte du romancier.

Avant d’entrer, ils examinèrent l’habitation. Une grandeconstruction carrée et neuve, très haute, semblait avoir accouché,comme la montagne de la fable, d’une toute petite maison blancheblottie à son pied. Cette dernière maison, la demeure primitive, aété bâtie par l’ancien propriétaire. La tour fut édifiée parZola.

Ils sonnèrent. Un chien énorme, croisement de montagnard et deterre-neuve, se mit à hurler si terriblement que Patissot éprouvaitun vague désir de retourner sur ses pas. Mais un domestique,accourant, calma Bertrand, ouvrit la porte et reçut la carte dujournaliste pour la porter à son maître.

« Pourvu qu’il nous reçoive ! murmurait Patissot ; çam’ennuierait rudement d’être venu jusqu’ici sans le voir. »

Son compagnon souriait :

– Ne craignez rien ; j’ai mon idée pour entrer.

Mais le domestique, qui revenait, les pria simplement de lesuivre.

Ils pénétrèrent dans la construction neuve, et Patissot, fortému, soufflait en gravissant un escalier de forme ancienne, qui lesconduisit au second étage.

Il cherchait en même temps à se figurer cet homme dont le nomsonore et glorieux résonne en ce moment à tous les coins du monde,au milieu de la haine exaspérée des uns, de l’indignation vraie oufeinte des gens du monde, du mépris envieux de quelques confrères,du respect de toute une foule de lecteurs, et de l’admirationfrénétique d’un grand nombre ; et il s’attendait à voirapparaître une sorte de géant barbu, d’aspect terrible, avec unevoix retentissante, et d’abord peu engageant.

La porte s’ouvrit sur une pièce démesurément grande et hautequ’un vitrage, donnant sur la plaine, éclairait dans toute salargeur. Des tapisseries anciennes couvraient les murs ; àgauche, une cheminée monumentale, flanquée de deux bonshommes depierre, auraient pu brûler un chêne centenaire en un jour ; etune table immense, chargée de livres, de papiers et de journaux,occupait le milieu de cet appartement tellement vaste et grandiosequ’il accaparait l’œil tout d’abord, et que l’attention ne seportait qu’ensuite vers l’homme, étendu, quand ils entrèrent, surun divan oriental où vingt personnes auraient dormi.

Il fit quelques pas vers eux, salua, désigna de la main deuxsièges et se remit sur son divan, une jambe repliée sous lui. Unlivre à son côté gisait, et il maniait de la main droite un couteauà papier en ivoire dont il contemplait le bout de temps en temps,d’un seul œil, en fermant l’autre avec une obstination demyope.

Pendant que le journaliste expliquait l’intention de sa visite,et que l’écrivain l’écoutait sans répondre encore, en le regardantfixement par moments, Patissot, de plus en plus gêné, considéraitcette célébrité.

Âgé de quarante ans à peine, il était de taille moyenne, assezgros et d’aspect bonhomme. Sa tête (très semblable à celles qu’onretrouve dans beaucoup de tableaux italiens du XVIe siècle), sansêtre belle au sens plastique du mot, présentait un grand caractèrede puissance et d’intelligence. Les cheveux courts se redressaientsur le front très développé. Un nez droit s’arrêtait, coupé net,comme par un coup de ciseau, trop brusque, au-dessus de la lèvresupérieure, qu’ombrageait une moustache assez épaisse ; et lementon entier était couvert de barbe taillée près de la peau. Leregard noir, souvent ironique, pénétrait ; et l’on sentait quelà derrière une pensée toujours active travaillait, perçant lesgens, interprétant les paroles, analysant les gestes, dénudant lecœur. Cette tête ronde et forte était bien celle de son nom, rapideet court, aux deux syllabes bondissantes dans le retentissement desdeux voyelles.

Quand le journaliste eut terminé son boniment, l’écrivain luirépondit qu’il ne voulait point s’engager ; qu’il verraitcependant plus tard ; que son plan même n’était point encoresuffisamment arrêté. Puis il se tut. C’était un congé, et les deuxhommes, un peu confus, se levèrent. Mais un désir envahit Patissot: il voulait que ce personnage si connu lui dît un mot, un motquelconque, qu’il pourrait répéter à ses collègues ; et,s’enhardissant, il balbutia : « Oh ! Monsieur, si vous saviezcombien j’apprécie vos ouvrages ! » L’autre s’inclina, mais nerépondit rien. Patissot devenait téméraire, il reprit : « C’est unbien grand honneur pour moi de vous parler aujourd’hui. »L’écrivain salua encore, mais d’un air roide et impatienté.Patissot s’en aperçut, et, perdant la tête, il ajouta en seretirant : « Quelle su-su-superbe propriété ! »

Alors le propriétaire s’éveilla dans le cœur indifférent del’homme de lettres qui, souriant, ouvrit le vitrage pour montrerl’étendue de la perspective. Un horizon démesuré s’élargissait detous les côtés, c’était Triel, Pisse-Fontaine, Chanteloup, toutesles hauteurs de l’Hautrie, et la Seine, à perte de vue. Les deuxvisiteurs en extase félicitaient ; et la maison leur futouverte. Ils virent tout, jusqu’à la cuisine élégante dont les murset le plafond même, recouverts en faïence à dessins bleus, excitentl’étonnement des paysans.

« Comment avez-vous acheté cette demeure ? » demanda lejournaliste. Et le romancier raconta que, cherchant une bicoque àlouer pour un été il avait trouvé la petite maison, adossée à lanouvelle, qu’on voulait vendre quelques milliers de francs, unebagatelle, presque rien. Il acheta séance tenante.

– Mais tout ce que vous avez ajouté a dû vous coûter cherensuite ?

L’écrivain sourit : « Oui, pas mal ! »

Et les deux hommes s’en allèrent.

Le journaliste, tenant le bras de Patissot, philosophait, d’unevoix lente : « Tout général a son Waterloo, disait-il ; toutBalzac a ses Jardies et tout artiste habitant la campagne a soncœur de propriétaire. »

Ils prirent le train à la station de Villaines, et, dans lewagon, Patissot jetait tout haut les noms de l’illustre peintre etdu grand romancier, comme s’ils eussent été ses amis. Ils’efforçait même de laisser croire qu’il avait déjeuné chez l’un etdîné chez l’autre.

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