Contes divers 1875 – 1880

14. Comment Héraclius fut sur le point demanger une brochette de belles dames du temps passé

Comme l’heure du déjeuner était arrivée, le docteur entra danssa salle à manger, s’assit devant sa table, introduisit saserviette dans sa redingote, ouvrit à son côté le précieuxmanuscrit, et il allait porter à sa bouche un petit aileron decaille bien gras et bien parfumé, lorsque, jetant les yeux sur lelivre saint, les quelques lignes sur lesquelles tomba son regardétincelèrent plus terriblement devant lui que les trois mots fameuxécrits tout à coup par une main inconnue sur la muraille de lasalle de festin d’un roi célèbre appelé Balthazar !

Voici ce que le docteur avait aperçu :

« … Abstiens-toi donc de toute nourriture ayant eu vie, carmanger de la bête, c’est manger son semblable, et j’estime aussicoupable celui qui, pénétré de la grande vérité métempsycosiste,tue et dévore des animaux, qui ne sont autre chose que des hommessous leurs formes inférieures, que l’anthropophage féroce qui serepaît de son ennemi vaincu. »

Et sur la table, côte à côte, retenues par une petite aiguilled’argent, une demi-douzaine de cailles, fraîches et dodues,exhalaient dans l’air leur appétissante odeur.

Le combat fut terrible entre l’esprit et le ventre, mais,disons-le à la gloire d’Héraclius, il fut court. Le pauvre homme,anéanti, craignant de ne pouvoir résister longtemps à cetteépouvantable tentation, sonna sa bonne et, d’une voix brisée, luienjoignit d’avoir à enlever immédiatement ce mets abominable, et dene lui servir désormais que des œufs, du lait et des légumes.Honorine faillit tomber à la renverse en entendant ces surprenantesparoles, elle voulut protester, mais devant l’air inflexible de sonmaître elle se sauva avec les volatiles condamnés, se consolantnéanmoins par l’agréable pensée que, généralement, ce qui est perdupour un n’est pas perdu pour tous.

« Des cailles ! des cailles ! que pouvaient bien avoirété les cailles dans une autre vie ? » se demandait lemisérable Héraclius en mangeant tristement un superbe chou-fleur àla crème qui lui parut, ce jour-là, désastreusement mauvais ;– quel être humain avait pu être assez élégant, délicat et fin pourpasser dans le corps de ces exquises petites bêtes si coquettes etsi jolies ? – ah, certainement ce ne pouvaient être que lesadorables petites maîtresses des siècles derniers… et le docteurpâlit encore en songeant que depuis plus de trente ans il avaitdévoré chaque jour à son déjeuner une demi-douzaine de belles damesdu temps passé.

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