Contes divers 1875 – 1880

3. Chez un ami

Pendant toute la semaine, Patissot raconta son aventure, et ildépeignait poétiquement les lieux qu’il avait traversés,s’indignant de rencontrer si peu d’enthousiasme autour de lui.Seul, un vieil expéditionnaire toujours taciturne, M. Boivin,surnommé Boileau, lui prêtait une attention soutenue. Il habitaitlui-même la campagne, avait un petit jardin qu’il cultivait avecsoin ; il se contentait de peu, et était parfaitement heureux,disait-on. Patissot, maintenant, comprenait ses goûts, et laconcordance de leurs aspirations les rendit tout de suite amis. Lepère Boivin, pour cimenter cette sympathie naissante, l’invita àdéjeuner pour le dimanche suivant dans sa petite maison deColombes.

Patissot prit le train de huit heures et, après de nombreusesrecherches, découvrit, juste au milieu de la ville, une espèce deruelle obscure, un cloaque fangeux entre deux hautes murailles et,tout au bout, une porte pourrie, fermée avec une ficelle enroulée àdeux clous. Il ouvrit et se trouva face à face avec un êtreinnommable qui devait cependant être une femme. La poitrinesemblait enveloppée de torchons sales, des jupons en loquespendaient autour des hanches, et, dans ses cheveux embroussaillés,des plumes de pigeon voltigeaient. Elle regardait le visiteur d’unair furieux avec ses petits yeux gris ; puis, après un momentde silence, elle demanda :

« Qu’est-ce que vous désirez ?

– M. Boivin.

– C’est ici. Qu’est-ce que vous lui voulez, à M.Boivin ?

Patissot, troublé, hésitait.

– Mais il m’attend.

Elle eut l’air encore plus féroce et reprit :

– Ah ! c’est vous qui venez pour le déjeuner ?

Il balbutia un « oui » tremblant. Alors, se tournant vers lamaison, elle cria d’une voix rageuse :

– Boivin, voilà ton homme ! »

Le petit père Boivin aussitôt parut sur le seuil d’une sorte debaraque en plâtre, couverte en zinc, avec un rez-de-chausséeseulement, et qui ressemblait à une chaufferette. Il avait unpantalon de coutil blanc maculé de taches de café et un panamacrasseux. Après avoir serré les mains de Patissot, il l’emmena dansce qu’il appelait son jardin : c’était, au bout d’un nouveaucouloir fangeux, un petit carré de terre grand comme un mouchoir etentouré de maisons, si hautes, que le soleil y donnait seulementpendant deux ou trois heures par jour. Des pensées, des œillets,des ravenelles, quelques rosiers, agonisaient au fond de ce puitssans air et chauffé comme un four par la réverbération destoits.

– Je n’ai pas d’arbres, disait Boivin, mais les murs des voisinsm’en tiennent lieu, et j’ai de l’ombre comme dans un bois.

Puis, prenant Patissot par un bouton :

– Vous allez me rendre un service. Vous avez vu la bourgeoise :elle n’est pas commode, hein ! Mais vous n’êtes pas au bout,attendez le déjeuner. Figurez-vous que, pour m’empêcher de sortir,elle ne me donne pas mes habits de bureau, et ne me laisse que deshardes trop usées pour la ville. Aujourd’hui j’ai des effetspropres ; je lui ai dit que nous dînions ensemble. C’estentendu. Mais je ne peux pas arroser, de peur de tacher monpantalon. Si je tache mon pantalon, tout est perdu ! J’aicompté sur vous n’est-ce pas ?

Patissot y consentit, ôta sa redingote, retroussa ses manches etse mit à fatiguer à tour de bras une espèce de pompe qui sifflait,soufflait, râlait comme un poitrinaire, pour lâcher un filet d’eaupareil à l’écoulement d’une fontaine Wallace. Il fallut dix minutespour emplir un arrosoir. Patissot était en nage. Le père Boivin leguidait :

– Ici, à cette plante… encore un peu… Assez ! A cetteautre.

Mais l’arrosoir, percé, coulait, et les pieds de Patissotrecevaient plus d’eau que les fleurs ; le bas de son pantalon,trempé, s’imprégnait de boue. Et vingt fois de suite, ilrecommença, retrempa ses pieds, ressua en faisant geindre le volantde la pompe ; et, quand, exténué, il voulait s’arrêter, lepère Boivin, suppliant, le tirait par le bras.

– Encore un arrosoir, un seul, et c’est fini.

Pour le remercier, il lui fit don d’une rose ; mais d’unerose tellement épanouie qu’au contact de la redingote de Patissotelle s’effeuilla complètement, laissant à sa boutonnière une sortede poire verdâtre qui l’étonna beaucoup. Il n’osa rien dire, pardiscrétion. Boivin fit semblant de ne pas voir.

Mais la voix éloignée de Mme Boivin se fit entendre :

– Viendrez-vous à la fin ? Quand on vous dit que c’estprêt !

Ils se dirigèrent vers la chaufferette, aussi tremblants quedeux coupables.

Si le jardin se trouvait à l’ombre, la maison, par contre, étaiten plein soleil, et aucune chaleur d’étuve n’égalait celle de sesappartements.

Trois assiettes, flanquées de couverts en étain mal lavés, secollaient sur la graisse ancienne d’une table de sapin, au milieude laquelle un vase en terre contenait des filaments de vieuxbouilli réchauffés dans un liquide quelconque, où nageaient despommes de terre tachetées. On s’assit. On mangea.

Une grande carafe pleine d’eau légèrement teintée de rougetirait l’œil de Patissot. Boivin, un peu confus, dit à sa femme:

– Dis donc, ma chérie, pour l’occasion, ne vas-tu pas nousdonner un peu de vin pur ?

Elle le dévisagea furieusement :

– Pour que vous vous grisiez tous les deux, n’est-ce pas, et quevous restiez à crier chez moi toute la journée ? Merci del’occasion !

Il se tut. Après le ragoût, elle apporta un autre plat de pommesde terre accommodées avec un peu de lard tout à fait rance ;quand ce nouveau mets fut achevé, toujours en silence, elledéclara.

– C’est tout. Filez maintenant.

Boivin la contemplait, stupéfait.

– Mais le pigeon ? le pigeon que tu plumais cematin ?

Elle mit ses mains sur ses hanches.

– Vous n’en avez pas assez peut-être ? Parce que tu amènesdes gens, ce n’est pas une raison pour dévorer tout ce qu’il y adans la maison. Qu’est-ce que je mangerai, moi, ce soir,Monsieur ?

Les deux hommes se levèrent, sortirent devant la porte, et lepetit père Boivin, dit Boileau, coula dans l’oreille de Patissot:

– Attendez-moi une minute et nous filons !

Puis il passa dans la pièce à côté pour compléter satoilette ; alors Patissot entendit ce dialogue :

– Donne-moi vingt sous, ma chérie ?

– Qu’est-ce que tu veux faire avec vingt sous ?

– Mais on ne sait pas ce qui peut arriver ; il est toujoursbon d’avoir de l’argent.

Elle hurla, pour être entendue du dehors :

– Non, Monsieur, je ne te les donnerai pas ; puisque cethomme a déjeuné chez toi, c’est bien le moins qu’il paye tesdépenses de la journée.

Le père Boivin revint prendre Patissot ; mais celui-ci,voulant être poli, s’inclina devant la maîtresse du logis, etbalbutia :

– Madame… remerciement… gracieux accueil…

Elle répondit :

– C’est bon, – mais n’allez pas me le ramener soûl, parce quevous auriez affaire à moi – vous savez !

Et ils partirent.

On gagna le bord de la Seine, en face d’une île plantée depeupliers. Boivin, regardant la rivière avec tendresse, serra lebras de son voisin.

– Hein ! dans huit jours, on y sera, monsieur Patissot.

– Où sera-t-on, monsieur Boivin ?

– Mais… à la pêche : elle ouvre le quinze.

Patissot eut un petit frémissement, comme lorsqu’on rencontrepour la première fois la femme qui ravagea votre âme. Il répondit:

– Ah ! … vous êtes pêcheur, monsieur Boivin ?

– Si je suis pêcheur, Monsieur ! Mais c’est ma passion, lapêche !

Alors Patissot l’interrogea avec un profond intérêt. Boivin luinomma tous les poissons qui folâtraient sous cette eau noire… EtPatissot croyait les voir. Boivin énuméra les hameçons, les appâts,les lieux, les temps convenables pour chaque espèce… Et Patissot sesentait devenir plus pêcheur que Boivin lui-même. Ils convinrentque, le dimanche suivant, ils feraient l’ouverture ensemble, pourl’instruction de Patissot, qui se félicitait d’avoir découvert uninitiateur aussi expérimenté.

On s’arrêta pour dîner devant une sorte de bouge obscur quefréquentaient les mariniers et toute la crapule des environs.Devant la porte, le père Boivin eut soin de dire :

– Ça n’a pas d’apparence, mais on y est fort bien.

Ils se mirent à table. Dès le second verre d’argenteuil,Patissot comprit pourquoi Mme Boivin ne servait que de l’abondanceà son mari : le petit bonhomme perdait la tête ; il pérorait,se leva, voulut faire des tours de force, se mêla, en pacificateur,à la querelle de deux ivrognes qui se battaient ; et il auraitété assommé avec Patissot sans l’intervention du patron. Au café,il était ivre à ne pouvoir marcher, malgré les efforts de son amipour l’empêcher de boire ; et, quand ils partirent, Patissotle soutenait par les bras.

Ils s’enfoncèrent dans la nuit à travers la plaine, perdirent lesentier, errèrent longtemps ; puis, tout à coup, se trouvèrentau milieu d’une forêt de pieux, qui leur arrivaient à la hauteur dunez. C’était une vigne avec ses échalas. Ils circulèrent longtempsau travers, vacillants, affolés, revenant sur leurs pas sansparvenir à trouver le bout. A la fin, le petit père Boivin, ditBoileau, s’abattit sur un bâton qui lui déchira la figure et, sanss’émouvoir autrement, il demeura assis par terre, poussant de toutson gosier, avec une obstination d’ivrogne, des « la-i-tou »prolongés et retentissants, pendant que Patissot, éperdu, criaitaux quatre points cardinaux :

– Holà, quelqu’un ! Holà, quelqu’un !

Un paysan attardé les secourut et les remit dans leurchemin.

Mais l’approche de la maison Boivin épouvantait Patissot. Enfin,on parvint à la porte, qui s’ouvrit brusquement devant eux, et,pareille aux antiques furies, Mme Boivin parut, une chandelle à lamain. Dès qu’elle aperçut son mari, elle s’élança vers Patissot envociférant :

– Ah ! canaille ! je savais bien que vous alliez lesoûler.

Le pauvre bonhomme eut une peur folle, lâcha son ami quis’écroula dans la boue huileuse de la ruelle, et s’enfuit à toutesjambes jusqu’à la gare.

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