Contes divers 1875 – 1880

6. Avant la fête

La fête approche et des frémissements courent déjà par les rues,ainsi qu’il en passe à la surface des flots lorsque se prépare unetempête. Les boutiques, pavoisées de drapeaux, mettent sur leursportes une gaieté de teinturerie, et les merciers trompent sur lestrois couleurs comme les épiciers sur la chandelle. Les cœurs peu àpeu s’exaltent ; on en parle après dîner sur letrottoir ; on a des idées qu’on échange :

« Quelle fête ce sera, mes amis, quelle fête ! »

– Vous ne savez pas ? tous les souverains viendrontincognito, en bourgeois, pour voir ça.

– Il paraît que l’empereur de Russie est arrivé ; il comptese promener partout avec le prince de Galles.

– Oh ! pour une fête, ce sera une fête !

Ce sera une fête ; ce que M. Patissot, bourgeois de Paris,appelle une fête : une de ces innommables cohues qui, pendantquinze heures, roulent d’un bout à l’autre de la cité toutes leslaideurs physiques chamarrées d’oripeaux, une houle de corps entranspiration où ballotteront, à côté de la lourde commère à rubanstricolores, engraissée derrière son comptoir et geignantd’essoufflement, l’employé rachitique remorquant sa femme et sonmioche, l’ouvrier portant le sien à califourchon sur la tête, leprovincial ahuri, à la physionomie de crétin stupéfait, lepalefrenier rasé légèrement, encore parfumé d’écurie. Et lesétrangers costumés en singes, des Anglaises pareilles à desgirafes, et le porteur d’eau débarbouillé, et la phalangeinnombrable des petits bourgeois, rentiers, inoffensifs que toutamuse. O bousculade, éreintement, sueurs et poussière,vociférations, remous de chair humaine, extermination des cors auxpieds, ahurissement de toute pensée, senteurs affreuses, remuementsinutiles, haleines des multitudes, brises à l’ail, donnez à M.Patissot toute la joie que peut contenir son cœur !

Il a fait ses préparatifs après avoir lu sur les murs de sonarrondissement la proclamation du maire.

Elle disait, cette prose : « C’est principalement sur la fêteparticulière que j’appelle votre attention. Pavoisez vos demeures,illuminez vos fenêtres. Réunissez-vous, cotisez-vous, pour donner àvos maisons, à votre rue, une physionomie plus brillante, plusartistique que celle des maisons et des rues voisines. »

Alors M. Patissot chercha laborieusement quelle physionomieartistique il pouvait donner à son logis.

Un grave obstacle se présentait. Son unique fenêtre donnait surune cour, une cour obscure, étroite, profonde, où les rats seulseussent pu voir ses trois lanternes vénitiennes.

Il lui fallait une ouverture publique. Il la trouva. Au premierétage de sa maison habitait un riche particulier, noble etroyaliste, dont le cocher, réactionnaire aussi, occupait, ausixième, une mansarde sur la rue. M. Patissot supposa que, en ymettant le prix, toute conscience peut être achetée, et il proposacent sous à ce citoyen du fouet, pour lui céder son logis de midijusqu’à minuit. L’offre aussitôt fut acceptée.

Alors il s’inquiéta de la décoration.

Trois drapeaux, quatre lanternes, était-ce assez pour donner àcette tabatière une physionomie artistique ?… pour exprimertoute l’exaltation de son âme ?… Non assurément ! Mais,malgré de longues recherches et des méditations nocturnes, M.Patissot n’imagina rien autre chose. Il consulta ses voisins, quis’étonnèrent de sa question ; il interrogea ses collègues…Tout le monde avait acheté des lanternes et des drapeaux, en yjoignant, pour le jour, des décorations tricolores.

Alors il se mit à la recherche d’une idée originale. Ilfréquenta les cafés, abordant les consommateurs ; ilsmanquaient d’imagination. Puis, un matin, il monta sur l’impérialed’un omnibus. Un monsieur d’aspect respectable fumait un cigare àson côté ; un ouvrier, plus loin, grillait sa piperenversée ; deux voyous blaguaient près du cocher ; etdes employés de tout ordre allaient à leurs affaires moyennanttrois sous.

Devant les boutiques, des gerbes de drapeaux resplendissaientsous le soleil levant. Patissot se tourna vers son voisin.

« Ce sera une belle fête », dit-il.

Le monsieur lui jeta un regard de travers, et, d’un air rogue:

« C’est ça qui m’est égal ! »

– Vous n’y prendrez pas part ? demanda l’employéstupéfait.

L’autre remua dédaigneusement la tête et déclara :

– Ils me font pitié avec leur fête ! De quoi la fête ?Est-ce du gouvernement ?… Je ne le connais pas, legouvernement, moi, Monsieur !

Mais, Patissot, employé du gouvernement lui-même, le prit dehaut, et, d’une voix ferme :

– Le gouvernement, Monsieur, c’est la République.

Son voisin ne fut pas démonté, et, mettant tranquillement sesmains dans ses poches :

– Eh bien, après ?… Je ne m’y oppose pas. La République ouautre chose, je m’en fiche. Ce que je veux, moi, Monsieur, je veuxconnaître mon gouvernement. J’ai vu Charles X et je m’y suisrallié, Monsieur ; j’ai vue Louis-Philippe, et je m’y suisrallié, Monsieur ; j’ai vu Napoléon, et je m’y suisrallié ; mais je n’ai jamais vu la République.

Patissot, toujours grave, répliqua :

– Elle est représentée par son Président.

L’autre grogna :

– Eh bien, qu’on me le montre.

Patissot haussa les épaules.

– Tout le monde peut le voir ; il n’est pas dans unearmoire.

Mais tout à coup le gros monsieur s’emporta.

– Pardon, Monsieur, on ne peut pas le voir. J’ai essayé plus decent fois, moi, Monsieur. Je me suis embusqué auprès de l’Élysée :il n’est pas sorti. Un passant m’a affirmé qu’il jouait au billard,au café en face ; j’ai été au café en face : il n’y était pas.On m’avait promis qu’il irait à Melun pour le concours : je me suisrendu à Melun, et je ne l’ai pas vu. Je suis fatigué, à la fin. Jen’ai pas vu non plus M. Gambetta, et je ne connais pas même undéputé.

Il s’animait.

– Un gouvernement, Monsieur, ça doit se montrer ; c’estfait pour ça, pas pour autre chose. Il faut qu’on sache : tel jour,à telle heure, le gouvernement passera par telle rue. De cettefaçon on y va et on est satisfait.

Patissot, calmé, goûtait ces raisons.

– Il est vrai dit-il, qu’on aimerait bien connaître ceux quivous gouvernent.

Le monsieur prit un ton plus doux.

– Savez-vous comment je la comprendrais, moi, la fête ?… Ehbien, Monsieur, je ferais un cortège avec des chars dorés, commeles voitures du sacre des rois ; et je promènerais dedans lesmembres du gouvernement, depuis le Président jusqu’aux députés, àtravers Paris, toute la journée. Comme ça, au moins, chacunconnaîtrait la personne de l’État.

Mais un des voyous, près du cocher, se retourna :

– Et le bœuf gras, où’squ’on le mettrait ? dit-il.

Un rire courut sur les deux banquettes. Patissot compritl’objection et murmura :

– Ça ne serait peut-être pas digne.

Le monsieur, après avoir réfléchi, le reconnut.

– Alors, dit-il, je les mettrai en vue quelque part, afin qu’onpuisse les regarder tous sans se déranger ; sur l’arc detriomphe de l’Étoile, par exemple, et je ferais défiler devanttoute la population. Ça aurait un grand caractère.

Mais le voyou, encore une fois, se retourna :

– Faudrait des télescopes pour voir leurs balles.

Le monsieur ne répondit pas ; il continua :

– C’est comme la distribution des drapeaux ! Il faudrait unprétexte, organiser quelque chose, une petite guerre ; et onremettrait ensuite les étendards aux troupes comme récompense. Moi,j’avais une idée, que j’ai écrite au ministre ; mais il n’apoint daigné me répondre. Puisqu’on a choisi la date de la prise dela Bastille, il fallait organiser le simulacre de cet événement :on aurait fait une bastille en carton, brossée par un décorateur dethéâtre, et cachant dans ses murailles toute la colonne de juillet.Alors, Monsieur, la troupe aurait donné l’assaut ; ça auraitété un beau spectacle et un enseignement en même temps de voirl’armée renverser elle-même les remparts de la tyrannie. Puis onl’aurait incendiée, cette Bastille ; et au milieu des flammesserait apparue la colonne avec le génie de la Liberté, symbole d’unordre nouveau et de l’affranchissement des peuples.

Tout le monde, cette fois, l’écoutait sur l’impériale, trouvantson idée excellente. Un vieillard affirma :

– C’est une grande pensée, Monsieur, et qui vous fait honneur.Il est regrettable que le gouvernement ne l’ait pas adoptée.

Un jeune homme déclara qu’on devait faire réciter, dans lesrues, les Iambes de Barbier, par des acteurs, pour apprendresimultanément au peuple l’art et la liberté.

Ces propos excitaient l’enthousiasme. Chacun voulaitparler ; les cervelles s’exaltaient. Un orgue de Barbarie, enpassant, jeta une phrase de La Marseillaise ; l’ouvrierentonna les paroles, et tout le monde, en chœur, hurla le refrain.L’allure exaltée du chant et son rythme enragé allumèrent le cocherdont les chevaux fouaillés galopaient. M. Patissot braillait àpleine gorge en se tapant sur les cuisses, et les voyageurs dudedans, épouvantés, se demandaient quel ouragan avait éclaté surleurs têtes.

On s’arrêta enfin, et M. Patissot, jugeant son voisin hommed’initiative, le consulta sur les préparatifs qu’il comptait faire:

– Des lampions et des drapeaux, c’est très bien,disait-il ; mais je voudrais quelque chose de mieux.

L’autre réfléchit longtemps, mais ne trouva rien. Alors M.Patissot, en désespoir de cause, acheta trois drapeaux avec quatrelanternes.

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