Contes divers 1875 – 1880

26. Ce que l’on disait autour du comptoirde Mme Labotte, marchande fruitière, 26, rue de la Maraîcherie

Mlle Victoire, cordon-bleu de M. le doyen de la faculté deBalançon, Mlle Gertrude, servante de M. le recteur de laditefaculté et Mlle Anastasie, gouvernante de M. l’abbé Beaufleury,curé de Sainte-Eulalie, tel était le respectable cénacle qui setrouvait réuni un jeudi matin autour du comptoir de Mme Labotte,marchande fruitière, 26, rue de la Maraîcherie.

Ces dames, partant au bras gauche le panier aux provisions,coiffées d’un petit bonnet blanc coquettement posé sur les cheveux,enjolivé de dentelles et de tuyautages et dont les cordons leurpendaient sur le dos, écoutaient avec intérêt Mlle Anastasie quileur racontait comme quoi, la veille même, M. l’abbé Beaufleuryavait exorcisé une pauvre femme possédée de cinq démons.

Tout à coup Mlle Honorine, gouvernante du docteur Héraclius,entra comme un coup de vent, elle tomba sur une chaise, suffoquéepar une émotion violente, puis, quand elle vit tout le mondesuffisamment intrigué, elle éclata : « Non c’est trop fort à lafin, on dira ce qu’on voudra : je ne resterai pas dans cettemaison. » Puis cachant sa figure dans ses deux mains, elle se mit àsangloter. Au bout d’une minute elle reprit, un peu calmée : «Après tout ce n’est pas sa faute à ce pauvre homme, s’il est fou. –Qui ? demanda Mme Labotte. – Mais mon maître, le docteurHéraclius, répondit Mlle Honorine. – Ainsi c’est bien vrai ce quedisait M. le doyen que votre maître a perdu la tête ?interrogea Mlle Victoire. – Je crois bien ! s’écria MlleAnastasie, M. le Curé affirmait l’autre jour à M. l’abbé Rosencroixque le docteur Héraclius était un vrai réprouvé ; qu’iladorait les bêtes, à l’exemple d’un certain M. Pythagore qui,paraît-il, est un impie aussi abominable que Luther. – Qu’y a-t-ilde nouveau, interrompit Mlle Gertrude, que vous est-ilarrivé ? – Figurez-vous, reprit Honorine en essuyant seslarmes avec le coin de son tablier, que mon pauvre maître a depuisbientôt six mois la folie des bêtes et il me jetterait à la portes’il me voyait tuer une mouche, moi qui suis chez lui depuis prèsde dix ans. C’est bon d’aimer les animaux, mais encore est-ilqu’ils sont faits pour nous, tandis que le docteur ne considèreplus les hommes, il ne voit que les bêtes, il se croit créé et misau monde pour les servir, il leur parle comme à des personnesraisonnables et on dirait qu’il entend au-dedans d’elles une voixqui lui répond. Enfin, hier au soir, comme je m’étais aperçue queles souris mangeaient mes provisions, j’ai mis une ratière dans lebuffet. Ce matin, voyant qu’il y avait une souris de prise,j’appelle le chat et j’allais lui donner cette vermine quand monmaître entra comme un furieux, il m’arracha la ratière des mains etlâcha la bête au milieu de mes conserves, et puis, comme je mefâchais, le voilà qui se retourne et qui me traite comme on netraiterait pas une chiffonnière. » Un grand silence se fit pendantquelques secondes, puis Mlle Honorine reprit : « Après tout, je nelui en veux pas à ce pauvre homme, il est fou. »

Deux heures plus tard, l’histoire de la souris du docteur avaitfait le tour des cuisines de Balançon. A midi, elle étaitl’anecdote du déjeuner des bourgeois de la ville. A huit heures, M.le Premier, tout en buvant son café, la racontait à six magistratsqui avaient dîné chez lui, et ces messieurs, dans des posesdiverses et graves, l’écoutaient rêveusement, sans sourire ethochant la tête. A onze heures, le préfet qui donnait une soirées’en inquiétait devant six mannequins administratifs, et comme ildemandait l’avis du recteur qui promenait de groupe en groupe sesméchancetés et sa cravate blanche, celui-ci répondit : « Qu’est-ceque cela prouve après tout, monsieur le préfet, que si La Fontainevivait encore, il pourrait faire une nouvelle fable intitulée « Lasouris du Philosophe », et qui finirait ainsi :

Le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense. »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer