Contes divers 1875 – 1880

7. Une triste histoire

Pour se reposer des fatigues de la fête, M. Patissot conçut leprojet de passer tranquillement le dimanche suivant assis quelquepart en face de la nature.

Voulant avoir un large horizon, il choisit la terrasse deSaint-Germain. Il se mit en route seulement après son déjeuner, et,lorsqu’il eut visité le musée préhistorique pour l’acquit de saconscience, car il n’y comprit rien du tout, il resta frappéd’admiration devant cette promenade démesurée d’où l’on découvre auloin Paris, toute la région environnante, toutes les plaines, tousles villages, des bois, des étangs, des villes même, et ce grandserpent bleuâtre aux ondulations sans nombre, ce fleuve adorable etdoux qui passe au cœur de la France : LA SEINE.

Dans des lointains que des vapeurs légères bleuissaient, à desdistances incalculables, il distinguait de petits pays comme destaches blanches, au versant des coteaux verts. Et songeant que làbas, sur des points presque invisibles, des hommes comme luivivaient, souffraient, travaillaient, il réfléchit pour la premièrefois à la petitesse du monde. Il se dit que, dans les espaces,d’autres points plus imperceptibles encore, des univers plus grandsque le nôtre cependant, devaient porter des races peut-être plusparfaites ! Mais un vertige le prit devant l’étendue, et ilcessa de penser à ces choses qui lui troublaient la tête. Alors ilsuivit la terrasse à petits pas, dans toute sa largeur, un peualangui, comme courbaturé par des réflexions trop lourdes.

Alors qu’il fut au bout, il s’assit sur un banc. Un monsieur s’ytrouvait déjà, les deux mains croisées sur sa canne et le mentonsur ses mains, dans l’attitude d’une méditation profonde. MaisPatissot appartenait à la race de ceux qui ne peuvent passer troissecondes à côté de leur semblable sans lui adresser la parole. Ilcontempla d’abord son voisin, toussota, puis tout à coup :

« Pourriez-vous, Monsieur, me dire le nom du village quej’aperçois là-bas ? »

Le monsieur releva la tête et, d’une voix triste :

– C’est Sartrouville.

Puis il se tut. Alors Patissot, contemplant l’immenseperspective de la terrasse ombragée d’arbres séculaires, sentant enses poumons le grand souffle de la forêt qui bruissait derrièrelui, rajeuni par les effluves printaniers des bois et des largescampagnes, eut un petit rire saccadé et, l’œil vif :

– Voici de beaux ombrages pour des amoureux.

Son voisin se tourna vers lui avec un air désespéré :

– Si j’étais amoureux, Monsieur, je me jetterais dans larivière.

Patissot, ne partageant point cet avis, protesta :

– Hé hé ! vous en parlez à votre aise ; et pourquoiça ?

– Parce que cela m’a déjà coûté trop cher pour recommencer.

L’employé fit une grimace de joie en répondant :

– Tiens ! si vous avez fait des folies, ça coûte toujourscher.

Mais l’autre soupira avec mélancolie.

– Non, Monsieur, je n’en ai pas fait ; j’ai été desservipar les événements, voilà tout.

Patissot, qui flairait une bonne histoire, continua :

– Nous ne pouvons pourtant pas vivre comme les curés ; çan’est pas dans la nature.

Alors le bonhomme leva les yeux au ciel lamentablement.

– C’est vrai, Monsieur ; mais, si les prêtres étaient deshommes comme les autre, mes malheurs ne seraient pas arrivés. Jesuis ennemi du célibat ecclésiastique, moi, Monsieur, et j’ai mesraisons pour ça.

Patissot, vivement intéressé, insista :

– Serait-il indiscret de vous demander ?…

– Mon Dieu ! non. Voici mon histoire : je suis normand,Monsieur. Mon père était meunier à Darnétal, près de Rouen ;et, quand il est mort, nous sommes restés, tout enfants, mon frèreet moi, à la charge de notre oncle, un bon gros curé cauchois. Ilnous éleva, Monsieur, fit notre éducation, puis nous envoya tousles deux à Paris chercher une situation convenable.

Mon frère avait vingt et un ans, et moi j’en prenais vingt-deux.Nous nous étions installés par économie dans le même logement, etnous y vivions tranquilles, lorsque advint l’aventure que je vaisvous raconter.

Un soir, comme je rentrais chez moi, je fis la rencontre, sur letrottoir, d’une jeune dame qui me plut beaucoup. Elle répondait àmes goûts : un peu forte, Monsieur, et l’air bon enfant. Je n’osaipas lui parler, bien entendu, mais je lui adressai un regardsignificatif. Le lendemain, je la retrouvai à la même place ;alors, comme j’étais timide, je fis un salut seulement ; elley répondit par un petit sourire ; et, le jour d’après, jel’abordai.

Elle s’appelait Victorine, et elle travaillait à la couture dansun magasin de confections. Je sentis bien tout de suite que moncœur était pris.

Je lui dis : « Mademoiselle, il me semble que je ne pourrai plusvivre loin de vous. » Elle baissa les yeux sans répondre ;alors je lui saisis la main, et je sentis qu’elle serrait lamienne. J’étais pincé, Monsieur ; mais je ne savais commentm’y prendre, à cause de mon frère. Ma foi, je me décidais à toutlui dire, quand il ouvrit la bouche le premier. Il était amoureuxde son côté. Alors il fut convenu qu’on prendrait un autrelogement, mais qu’on ne soufflerait mot à notre bon oncle, quiadresserait toujours ses lettres à mon domicile. Ainsi futfait ; et, huit jours plus tard, Victorine pendait lacrémaillère chez moi. On y fit un petit dîner où mon frère amena saconnaissance, et, le soir, quand mon amie eut tout rangé, nousprîmes définitivement possession de notre logis…

Nous dormions peut-être depuis une heure, quand un violent coupde sonnette m’éveilla. Je regarde la pendule : trois heures dumatin. Je passe une culotte, et je me précipite vers la porte, enme disant : « C’est un malheur, bien sûr… » C’était mon oncle,Monsieur… Il avait sa douillette de voyage, et sa valise à la main:

« Oui, c’est moi mon garçon ; je viens te surprendre, etpasser quelques jours à Paris. Monseigneur m’a donné congé. »

Il m’embrasse sur les deux joues, entre, ferme la porte. J’étaisplus mort que vif, Monsieur. Mais comme il allait pénétrer dans machambre, je lui sautai presque au collet :

« Non, pas par là, mon oncle ; par ici par ici. »

Et je le fis entrer dans la salle à manger. Voyez-vous masituation ? que faire ?… Il me dit :

« Et ton frère ? il dort ? Va donc l’éveiller. »

Je balbutiai :

« Non, mon oncle, il a été obligé de passer la nuit au magasinpour une commande urgente. »

Mon oncle se frotta les mains :

« Alors, ça va, la besogne ? »

Mais une idée me venait.

« Vous devez avoir faim, mon oncle, après ce voyage ?

– Ma foi ! c’est vrai, je casserais bien une petite croûte.»

Je me précipite sur l’armoire (j’avais les restes du dîner), etc’était une rude fourchette que mon oncle, un vrai curé normandcapable de manger douze heures de suite. Je sors un morceau de bœufpour faire durer le temps, car je savais bien qu’il ne l’aimaitpas ; puis lorsqu’il en eut suffisamment mangé, j’apportai lesrestes d’un poulet, un pâté presque tout entier, une salade depommes de terre, trois pots de crème, et du vin fin que j’avais misde côté pour le lendemain. Ah ! Monsieur, il faillit tomber àla renverse :

« Nom d’un petit bonhomme ! Quel garde-manger !… »

Et je le bourre, Monsieur, je le bourre ! Il ne résistaitpas, d’ailleurs (on disait dans le pays, qu’il aurait avalé untroupeau de bœufs.)

Lorsqu’il eut tout dévoré, il était cinq heures du matin !Je me sentais sur des charbons ardents. Je traînai encore une heureavec le café et toutes les rincettes ; mais il se leva, à lafin.

« Voyons ton logement », dit-il.

J’étais perdu, et je le suivis en songeant à me jeter par lafenêtre… En entrant dans la chambre, prêt à m’évanouir, attendantnéanmoins je ne sais quel hasard, une suprême espérance me fitbondir le cœur. La brave fille avait fermé les rideaux dulit ! Ah ! s’il pouvait ne pas les ouvrir ?Hélas ! Monsieur, il s’en approche tout de suite, sa bougie àla main, et d’un seul coup il les relève… il faisait chaud : nousavions retiré les couvertures, et il ne restait que le drap,qu’elle tenait fermé sur sa tête ; mais on voyait, Monsieur,on voyait des contours. Je tremblais de tous mes membres, avec lagorge serrée, suffoquant. Alors, mon oncle se tourna vers moi,riant jusqu’aux oreilles ; si bien que je faillis sauter auplafond, de stupéfaction.

– Ah ! ah ! mon farceur, dit-il, tu n’as pas vouluréveiller ton frère ; eh bien, tu vas voir comment je leréveille, moi.

Et je vis sa grosse main de paysan qui se levait ; et,pendant qu’il étouffait de rire, elle retomba comme le tonnerresur… sur les contours qu’on voyait, Monsieur.

Il y eut un cri terrible dans le lit ; et puis comme unetempête sous le drap ! Ça remuait, ça remuait ; elle nepouvait plus se dégager. Enfin, elle apparut, presque tout entièred’un seul coup, avec des yeux comme des lanternes ; et elleregardait mon oncle qui s’éloignait à reculons, la bouche ouverte,et soufflant, Monsieur, comme s’il allait se trouver mal !

Alors, je perdis tout à fait la tête, et je m’enfuis… J’erraipendant six jours, Monsieur, n’osant pas rentrer chez moi. Enfin,quand je m’enhardis à revenir, il n’y avait plus personne… »

Patissot, qu’un grand rire secouait, lâcha un : « Je le croisbien ! » qui fit taire son voisin.

Mais, au bout d’une seconde, le bonhomme reprit :

– Je n’ai jamais revu mon oncle, qui m’a déshérité, persuadé queje profitais des absences de mon frère pour exécuter mesfarces.

Je n’ai jamais revu Victorine. Toute ma famille m’a tourné ledos ; et mon frère lui-même, qui a profité de la situation,puisqu’il a touché cent mille francs à la mort de mon oncle, sembleme considérer comme un vieux libertin. Et cependant, Monsieur, jevous jure que, depuis ce moment, et jamais… jamais… jamais !…Il y a, voyez-vous, des minutes qu’on n’oublie pas.

– Et qu’est-ce que vous faites ici ? demanda Patissot.

L’autre, d’un large coup d’œil, parcourut l’horizon, comme s’ileût craint d’être entendu par quelque oreille inconnue ; puisil murmura, avec une terreur dans la voix :

– Je fuis les femmes, Monsieur !

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