Contes divers 1875 – 1880

Chapitre 5″Coco, coco, coco frais ! »

J’avais entendu raconter la mort de mon oncle Ollivier.

Je savais qu’au moment où il allait expirer doucement,tranquillement, dans l’ombre de sa grande chambre dont on avaitfermé les volets à cause d’un terrible soleil de juillet, au milieudu silence étouffant de cette brûlante après-midi d’été, onentendit dans la rue une petite sonnette argentine. Puis, une voixclaire traversa l’alourdissante chaleur : « Coco frais,rafraîchissez-vous Mesdames, coco, coco, qui veut du coco ? »Mon oncle fit un mouvement, quelque chose comme l’effleurement d’unsourire remua sa lèvre, une gaieté dernière brilla dans son œilqui, bientôt après, s’éteignit pour toujours.

J’assistais à l’ouverture du testament. Mon cousin Jacqueshéritait naturellement des biens de son père ; au mien, commesouvenir, étaient légués quelques meubles. La dernière clause meconcernait. La voici : « A mon neveu Pierre, je laisse un manuscritde quelques feuillets qu’on trouvera dans le tiroir gauche de monsecrétaire ; plus 500 francs pour acheter un fusil de chasse,et 100 francs qu’il voudra bien remettre de ma part au premiermarchand de coco qu’il rencontrera !… »

Ce fut une stupéfaction générale. Le manuscrit qui me fut remism’expliqua ce legs surprenant.

Je le copie textuellement : « L’homme a toujours vécu sous lejoug des superstitions. On croyait autrefois qu’une étoiles’allumait en même temps que naissait un enfant ; qu’ellesuivait les vicissitudes de sa vie, marquant les bonheurs par sonéclat, les misères par son obscurcissement. On croit à l’influencedes comètes, des années bissextiles, des vendredis, du nombretreize. On s’imagine que certaines gens jettent des sorts, lemauvais œil. On dit : « Sa rencontre m’a toujours porté malheur. »Tout cela est vrai. J’y crois. – Je m’explique : je ne crois pas àl’influence occulte des choses ou des êtres ; mais je crois auhasard bien ordonné. Il est certain que le hasard a faits’accomplir des événements importants pendant que des comètesvisitaient notre ciel ; qu’il en a placé dans les annéesbissextiles ; que certains malheurs remarqués sont tombés levendredi, ou bien ont coïncidé avec le nombre treize ; que lavue de certaines personnes a concordé avec le retour de certainsfaits, etc. De là naissent les superstitions. Elles se formentd’une observation incomplète, superficielle, qui voit la cause dansla coïncidence et ne cherche pas au-delà.

« 0r, mon étoile à moi, ma comète, mon vendredi, mon nombretreize, mon jeteur de sorts, c’est bien certainement un marchand decoco.

« Le jour de ma naissance, m’a-t-on dit, il y en eut un qui criatoute la journée sous nos fenêtres.

« A huit ans, comme j’allais me promener avec ma bonne auxChamps-Élysées, et que nous traversions la grande avenue, un de cesindustriels agita soudain sa sonnette derrière mon dos. Ma bonneregardait au loin un régiment qui passait ; je me retournaipour voir le marchand de coco. Une voiture à deux chevaux, luisanteet rapide comme un éclair, arrivait sur nous. Le cocher cria. Mabonne n’entendit pas ; moi non plus. Je me sentis renversé,roule, meurtri… et je me trouvai, je ne sais comment, dans les brasdu marchand de coco qui, pour me réconforter, me mit la bouche sousun de ses robinets, l’ouvrit et m’aspergea… ce qui me remit tout àfait.

« Ma bonne eut le nez cassé. Et si elle continua à regarder lesrégiments, les régiments ne la regardèrent plus.

« A seize ans, je venais d’acheter mon premier fusil, et, laveille de l’ouverture de la chasse, je me dirigeais vers le bureaude la diligence, en donnant le bras à ma vieille mère qui allaitfort lentement à cause de ses rhumatismes. Tout à coup, derrièrenous, j’entendis crier : « Coco, coco, coco frais ! » La voixse rapprocha, nous suivit, nous poursuivit. Il me semblait qu’elles’adressait à moi, que c’était une personnalité, une insulte. Jecrois qu’on me regardait en riant : et l’homme criait toujours : «Coco frais ! » comme s’il se fût moqué de mon fusil brillant,de ma carnassière neuve, de mon costume de chasse tout frais envelours marron.

« Dans la voiture je l’entendais encore.

« Le lendemain, je n’abattis aucun gibier, mais je tuai un chiencourant que je pris pour un lièvre ; une jeune poule que jepris pour une perdrix. Un petit oiseau se posa sur une haie ;je tirai, il s’envola ; mais un beuglement terrible me clouasur place. Il dura jusqu’à la nuit… Hélas ! mon père dut payerla vache d’un pauvre fermier.

« A vingt-cinq ans, je vis, un matin, un vieux marchand de coco,très ridé, très courbé, qui marchait à peine, appuyé sur son bâtonet comme écrasé par sa fontaine. Il me parut être une sorte dedivinité, comme le patriarche, l’ancêtre, le grand chef de tous lesmarchands de coco du monde. Je bus un verre de coco et je le payaivingt sous. Une voix profonde qui semblait plutôt sortir de laboîte en fer-blanc que de l’homme qui la portait gémit : « Celavous portera bonheur, mon cher monsieur. »

« Ce jour-là je fis la connaissance de ma femme qui me rendittoujours heureux.

« Enfin, voici comment un marchand de coco m’empêcha d’êtrepréfet.

« Une révolution venait d’avoir lieu. Je fus pris du besoin dedevenir un homme public. J’étais riche, estimé, je connaissais unministre ; je demandai une audience en indiquant le but de mavisite. Elle me fut accordée de la façon la plus aimable.

« Au jour dit (c’était en été, il faisait une chaleur terrible),je mis un pantalon clair, des gants clairs, des bottines de drapclair aux bouts de cuir verni. Les rues étaient brûlantes. Onenfonçait dans les trottoirs qui fondaient ; et de grostonneaux d’arrosage faisaient un cloaque des chaussées. De place enplace des balayeurs faisaient un tas de cette boue chaude et pourainsi dire factice, et la poussaient dans les égouts. Je ne pensaisqu’à mon audience et j’allais vite quand je rencontrai un de cesflots vaseux ; je pris mon élan, une… deux… Un cri aigu,terrible, me perça les oreilles : « Coco, coco, coco, qui veut ducoco ? » Je fis un mouvement involontaire des genssurpris ; je glissai… Ce fut une chose lamentable, atroce…j’étais assis dans cette fange… mon pantalon était devenu foncé, machemise blanche tachetée de boue ; mon chapeau nageait à côtéde moi. La voix furieuse, enrouée à force de crier, hurlaittoujours : « Coco, coco ! » Et devant moi, vingt personnes quesecouait un rire formidable, faisaient d’horribles grimaces en meregardant.

« Je rentrai chez moi en courant. Je me changeai. L’heure del’audience était passée. »

Le manuscrit se terminait ainsi :

« Fais-toi l’ami d’un marchand de coco, mon petit Pierre. Quantà moi, je m’en irai content de ce monde, si j’en entends crier un,au moment de mourir. »

Le lendemain, je rencontrai aux Champs-Élysées un vieux, trèsvieux porteur de fontaine qui paraissait fort misérable. Je luidonnai le billet de cent francs de mon oncle. Il tressaillitstupéfait, puis me dit : « Grand merci, mon petit homme, cela vousportera bonheur. »

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