La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 19Maman Soûlas

 

Paris a bien changé depuis 1835. Marion estmorte, la pauvre bête, incessamment insultée. M. Flamant, sonmaître, fit son oraison funèbre vers l’an quarante en cestermes :

– Elle n’avait pas de mine ; mais elleallongeait comme une divinité, la guenon !

M. Flamant est mort aussi. Le Pays latina maintenant des calèches comme père et mère.

Les guenons vont dedans, dit l’histoire.

Le Pays latin a des boulevards magnifiques,des cafés fastueux. À peine reste-t-il un bout de la rue de laHarpe, comme une traînée de boue oubliée par les balayeuses au beaumilieu d’une route impériale bien tenue.

Marion ne s’y reconnaîtrait plus, etM. Flamant, redivivus,s’y refuserait à lui-même uneplace de garçon d’écurie.

Mais étant donné, M. Flamant et sonattelage, tous deux appartenant au quartier de la Sorbonne en 1835,nous ne surprendrons personne en constatant que Mme Soûlas,revenant de Saint-Germain, descendit au coin du quai des Orfèvreset de la rue de Jérusalem vers neuf heures du matin.

Il avait fallu le tour entier du cadran pourfaire le voyage.

Mme Soûlas ne rentra pas tout de suitedans l’établissement du père Boivin, son propriétaire ; elleavait bien autre chose en tête.

Tout le long de la route, ou du moins, depuisque le jour était venu, l’hôtesse de MM. les inspecteurs avaitpassé son temps à lire et à relire les deux lignes tracées par legénéral comte de Champmas au moment du départ :

« Ysole, Suavita, mes filles chéries,aimez et respectez celle qui vous portera ce mot, comme vousm’aimez, comme vous me respectez moi-même. »

Bien des fois ses yeux s’étaient mouillés.

– Ysole ! s’était-elle dit, radotant àsatiété ce mot délicieux qui jamais ne lasse les mères : mafille ! Elle était haute comme mon genou la dernière fois queje l’ai embrassée. Ah ! je ne sais pas si j’ai bien fait, maisj’ai bravement souffert pour cette enfant-là… souffert, souffert,souffert !

Elle riait des larmes.

– Mlle de Champmas n’en saura jamaisrien, poursuivait-elle. Tant mieux ! Elle doit avoir boncœur ; ça lui mettrait du triste dans sa richesse et dans sanoblesse.

Le croiriez-vous ? il y avait un graind’amertume en ceci.

Vous ne pratiquerez jamais aucune amputationsans faire saigner et crier.

Thérèse Soûlas s’était opérée elle-même,héroïquement, mais la plaie énorme n’était pas guérie.

Il restait une blessure vive, incurable, à laplace où était son bonheur de mère, avant l’amputation.

– Et l’autre enfant, reprenait-elle (maisalors, son bon sourire renaissait tout entier), la fille de lasainte femme ! Y a-t-il assez longtemps que j’ai envie de lavoir ! Lui ressemble-t-elle ? Ah ! celle-là étaitbelle sur son visage comme dans son âme !

Et le billet était relu encore, relu centfois !

– « Celle qui vous portera cemot… », c’est moi. Il me semble que si on m’avait montrémaman, la pauvre chère femme, sans que je la connusse, mon cœuraurait sauté à son cou. Mais bien des gens disent que ce sont desfolies. Me devinera-t-elle ?… « Aimez-la ! »Oh ! oui, aimez-la ; elle a fait de son mieux…« Respectez-la », respecter maman Soûlas qui cuit lasoupe des chiens de garde ! C’est fort ! Mais elles nesauront pas cela plus que le reste… Hue donc, Marion ! tu n’espas heureuse non plus, pauvre bête !

Aussitôt qu’elle eut mis pied à terre, au lieude tourner par la rue de Jérusalem, elle suivit le quai au pas decourse et arriva en quelques secondes à la porte de la maison àdeux étages.

Son cœur battait, elle se sentait toutefaible.

– C’est le besoin, se dit-elle ; je n’airien pris depuis hier cinq heures, et j’aurais mieux fait detremper une croûte de pain dans un verre de vin avant devenir ; mais c’est que j’avais tant de hâte !

Elle s’arrêta pour se demander :

– Ah çà ! qu’est-ce que je vais leur direen commençant ? D’ordinaire, la porte de la rue était toujoursfermée.

Mme Soûlas savait bien cela, parcequ’elle passait devant la maison le plus souvent qu’ellepouvait.

Il n’y avait point de concierge, et lerez-de-chaussée était habité par les domestiques du général.

Aujourd’hui, la porte de la rue étaitentrebâillée.

Sans autrement s’étonner, Thérèse la poussa etse trouva en face de M. Badoît, qui avait le bras en écharpe,une bande de taffetas noir sur la joue, et qui semblait être là ensentinelle.

Mme Soûlas recula à sa vue.

– Tiens, tiens ! fit l’inspecteur d’unair un peu contraint, ce n’était pas vous que j’attendaislà !

Une seconde de réflexion suffit à Thérèse pourse remettre. Selon toute apparence, la police était sur pied àcause de l’évasion du général.

– Comme vous voilà arrangé, monsieur Badoît,dit-elle.

L’agent retint une parole qui était sur salèvre et répondit :

– Après ça, vous êtes libre de vos pas etdémarches, madame Soûlas. On a travaillé cette nuit, rapport àl’arrestation du marchef.

– Ah ! fit Thérèse, il est arrêté lemarchef ?

– Vous sauriez ça depuis un bout de temps,madame Soûlas, prononça gravement l’inspecteur, si vous aviez étéprésente à votre domicile, quand les habitués de votre ordinairesont venus vous demander, sans vous commander, car ce n’était pasdû, un morceau à manger après la besogne faite. C’est drôle qu’unefemme de mœurs comme vous découche, madame Soûlas.

– Chacun a ses devoirs à remplir, monsieurBadoît, repartit Thérèse doucement. Feu Soûlas était un brave hommeet disait : Foin de ceux qui jugent leurs amis !

M. Badoît lui tendit la main et dit avecémotion :

– Celle-là irait au feu comme quoi vous n’êtespas coupable, madame Soûlas.

– Coupable ! répéta Thérèse en riant,comme vous y allez ! mais ça gênerait-il le service de vousdemander ce que vous faites ici ?

– Avec vous jamais d’affront, belledame ! répondit l’agent. Vous êtes de la partie par la bonnesoupe que vous lui communiquez et votre discrétion à l’épreuve del’eau et du feu. Souricière ! Par quoi nous en avons installéune ici de l’autorité privée du commis principal, les chefs etsous-chefs étant absents, vu l’heure indue où elle a commencé… cinqheures du matin !

– Et pourquoi la souricière ?

– Pour contre-pincer les Habits Noirs.

Tant de gens avisés et instruits ont faitl’éducation des lecteurs à l’endroit de la langue savante desbagnes que nous jugeons complètement inutile d’expliquer le mot« souricière ».

Autant vaudrait recommencer l’histoirenaturelle des pieuvres et des trichines, ces deux bêtes« pourries de gloire ».

– Les Habits Noirs ! répétaMme Soûlas, vous êtes donc sur leurs traces, monsieurBadoît ?

– On a des motifs majeurs de le supposer. Maislaissez-moi pousser la porte tout contre, pour ne pas nous montrerà ceux du dehors. Voilà la chose en succinct : ma mouche, lejeune Clampin, dit Pistolet, et je vous engage à bien veiller survotre minet, belle dame, est du bois dont on les fait dans lahaute : sang-froid, langue dorée et astuce infernale ;mais pas de prestance physique jusqu’à présent. Il nous a rabattule Coyatier cette nuit, de dessus le mur où il s’était perché àcalifourchon, commodément, partisan de ses aises… je vous diraisbien l’affaire de Gautron à la craie jaune, que mon Clampin agâchée par ses passions de Bobino, mais ça n’en finiraitplus ; d’autant que j’ai à vous parler du premier étage, icidessus, où on a dévalisé le pied-à-terre du général et enlevé sesdeux demoiselles.

Mme Soûlas s’appuya au mur. Ces derniersmots la frappèrent comme un coup de foudre.

– Je sais, je sais, poursuivit l’inspecteurd’un ton dégagé, les dames, c’est sensible à ce genre particulierde sinistres. Si vous leur mentionnez un vol avec circonstances, oule meurtre d’un homme établi, ça les amuse ; mais dès que vousarrivez à un enlèvement de jeunesses, elles partent dans la voie deleur sensibilité impressionnable. Il y a donc qu’à l’étage dudessus, les Habits Noirs se sont réunis en propre original, pasplus tard qu’hier soir.

– Mais ces enfants ! monsieur Badoît, fitThérèse en un cri d’angoisse.

– Une enfant et une qui ne l’est plus,rectifia l’agent. Comme quoi on présoupçonne que l’aînée s’estenfuie avec son chacun, garnement de la belle espèce, et qu’elles’est arrangée de manière à mettre l’autre dans l’embarras.

Mme Soûlas appuya ses deux mains contreson cœur.

– Ysole ! murmura-t-elle ; c’est unmensonge !

– C’est effectivement le nom de laparticulière, poursuivit M. Badoît, et je me suis laissé direque cette jolie fille-là c’est toute une histoire. Elle appartientau général, si on veut. Le général a connu jadis, au temps desbamboches et cabrioles du jeune âge, dans le militaire, unevillageoise qui en savait long. En conséquence de quoi, elle lui acollé Mlle Ysole, sous prétexte de paternité, qu’elle étaitvraisemblablement le fruit d’un facteur de la poste ou d’un porteurd’eau du pays. Connu.

Mme Soûlas laissa échapper ungémissement.

– C’est comme j’ai l’honneur, continua cetimperturbable Badoît, et de fil en aiguille, il arrive toujoursmalheur quand on introduit comme ça des petits en fraude dans lesfamilles respectables.

– Monsieur Badoît, dit Thérèse, qui faisaiteffort pour parler, vous calomniez Mlle Ysole deChampmas !

L’agent la regarda en face, puis saluacourtoisement.

– Dès l’instant que vous vous y intéressez,murmura-t-il, elle est blanche comme la neige aux yeux de mon cœur.Je vous ai fait le rapport de ce qui se dit, mais l’inspecteur peutse tromper comme le vulgaire, et ce n’est peut-être pas l’aînée quis’est occupée de la cadette, quoique les insectes, introduits commeça en contrebande dans les familles… mais je l’ai déjàmentionné ; et quoique, aussi, la disparition de la petioteaugmente juste de moitié la succession de cette mademoiselle Ysole,qui est peut-être une vertu de premier numéro, puisque vous enrépondez.

– Mais, objecta Mme Soûlas dont letrouble était à son comble, pourquoi parlez-vous desuccession ? Le général est bien portant, ce me semble.

– Nous sommes tous mortels, repartit Badoît,le général a eu le malheur d’être assassiné hier soir par le mêmeCoyatier, dit le marchef, la porte en face de chez vous. Dernièresnouvelles.

Badoît eut ici de sérieux motifs pours’endurcir dans sa religion à l’endroit de la sensibilité desdames, car l’annonce du meurtre de M. de Champmas ne fitpas sourciller Thérèse.

– J’avais toujours cru, murmura-t-il,désappointé, que vous aviez des mystères et des attaches de cecôté-là ; mais va te faire fiche ! sonder l’âme del’autre sexe, c’est la pierre philosophale !

Comme Thérèse, littéralement anéantie dans sesréflexions, gardait le silence, M. Badoît ajouta :

– Je dois spécifier à la décharge de lademoiselle Ysole, car l’équité avant tout, qu’il y a eu fausseclef, petite effraction de rien du tout et un vol partiel, de quoion peut inférer un malfaiteur mâle. Mais le Coyatier…

– Monsieur Badoît, s’écria ici Thérèse, au nomdu ciel, laissez-moi pénétrer dans l’appartement du général. Lesfemmes trouvent parfois des indices qui échappent aux yeux deshommes.

– Exact, interrompit l’inspecteur, mais paspossible. M. Mégaigne est au premier, et quant aux indices,c’est superflu : on est fixé. Les oiseaux sont envolés :voilà l’axiome ! Envolés au premier, envolés au second, car ildevait y avoir des accointances entre les deux étages, j’en signemon billet à quatre-vingt-dix jours ! Les oiseaux envolés, çane revient pas. Nous gobons ici le marmot, tenant la maison du hauten bas, pour le roi de Prusse. Nous ne reverrons ni les jeunesfilles ni les Habits Noirs. Par quoi, madame Soûlas, si vous allieznous en tremper une toute prête pour l’heure de onze heures, j’yserais particulièrement sensible, ayant trimé exceptionnellementdepuis la dernière fois que j’ai eu l’avantage de la manger chezvous.

Thérèse se retira sans répondre.

Dans la rue, elle sentait sa têtetourner : elle était ivre.

Ivre de terreur et de douleur, carl’accusation portée contre sa fille répondait à un cri de sa propreconscience.

Non point qu’elle se reconnût coupableelle-même dans le sens ordinaire du mot, mais une parole deM. Badoît l’avait violemment frappée.

M. Badoît avait dit :

« Les enfants étrangers qu’on fait entrerainsi dans les familles portent malheur. »

Cette pensée préexistait-elle dans l’esprithonnête et droit de Mme Soûlas ?

Était-ce pour cela qu’elle aimait, sans laconnaître, à l’égal de sa propre fille, la fille de feu la comtessede Champmas qu’elle appelait la sainte femme ?

Quand elle eut monté les trois étages del’escalier tournant, elle vit la porte de Paul Labre grandeouverte. Celui-ci la guettait et l’appela.

– Il y a eu bien du nouveau cette nuit, mamanSoûlas, lui dit-il. Je n’ai pas à me mêler de vos affaires, maisj’aurais donné un doigt de ma main pour vous avoir.

Thérèse lui répondit tout autrement qu’ellen’avait fait à M. Badoît.

– J’ai accompli une besogne dont je ne merepens pas, monsieur Paul, dit-elle. Ça n’empêche pas que je suisbien fâchée de n’avoir pas été là, puisque vous avez eu besoin demoi.

Son regard se fixait sur la petite table où ily avait du pain, du vin, et un reste de fromage de Brie dans unlambeau de journal. Paul était en train de manger.

– Ce n’est pas pour le déjeuner que j’ai eubesoin de vous, reprit-il. Quand la Renaud est venue pour fairevotre ménage, je l’ai envoyée me chercher cela, car je ne pouvaispas sortir, maman Soûlas. J’ai quelqu’un à garder ici.

Je ne sais pas pourquoi la pensée d’Ysoletraversa l’esprit de Thérèse.

Ce ne fut pas frayeur qu’elle eut, mais bienespoir.

Expliquons-nous clairement et d’un mot :Mme Soûlas, ayant à choisir entre deux malheurs, aurait mieuxaimé trouver en sa fille une victime qu’un fléau.

Elle regarda Paul et dit, craignantd’interroger :

– Il y a quelque chose de changé en vous,monsieur Labre. Ce matin, vous n’êtes plus le même homme.

– C’est que l’idée de me tuer m’a passé, mamanSoûlas, repartit simplement le jeune homme.

– Vous tuer ! répéta Thérèse étonnée.Vous vouliez vous tuer !

– Quand je vous ai embrassée hier au soir, jecroyais bien que c’était pour la dernière fois. Mais comme je m’enallais mourir, Dieu m’a envoyé plus d’une raison de vivre.

Il se leva et découvrit le lit sur lequel ilavait jeté la courte pointe de soie pour garder le visage deSuavita contre les rayons du soleil. Mme Soûlas poussa ungrand cri à la vue de l’enfant.

– Est-ce que vous la connaissez ? demandaPaul vivement.

– Moi ? répondit Thérèse comme si onl’eût accusée.

Puis elle ajouta :

– Non, sur ma conscience, monsieur Paul,jamais je ne l’ai vue !

Il y eut un vague soupçon dans le regard dujeune homme : Thérèse aussi était absente, cette nuit.

Mais ce fut l’affaire d’un instant, et ildit :

– Vous êtes la meilleure femme que j’aiejamais rencontrée, madame Soûlas.

Celle-ci avait les yeux fixés sur Suavita,dont maintenant le sommeil était paisible. Elle pensait :

– C’est elle ! je jurerais que c’estelle !

– Étaient-elles deux ? demanda-t-ellebrusquement.

– Comment, deux ! fit Paul étonné.

– Quand vous l’avez sauvée ?

– Qui donc vous a dit que je l’avais sauvée,maman Soûlas ? demanda Paul presque sévèrement.

Elle releva les yeux sur lui comme unepersonne qui s’éveille, et il vit deux grosses larmes roulerlentement sur sa joue.

– Monsieur Paul, dit-elle, au nom de votremère, ne croyez jamais du mal de moi. Il y a quelqu’un ici-bas quej’aime plus que moi-même, oh ! cent fois ! et mille foisaussi ! j’ai bien souffert pour elle ; je souffriraipeut-être davantage encore. Dites-moi ce qui vous est arrivé, jevous en prie, sans rien omettre, sans rien cacher. Dieu m’esttémoin que je lui crois un bon cœur, à celle que j’aime et à quij’ai donné plus que mon sang. Elle ne peut être que malheureuse. Sije la croyais coupable, je mourrais.

Paul Labre lui prit les deux mains.

– Vous parlez comme les paraboles, maman,murmura-t-il : c’est égal, je l’ai dit et je le répète :je ne sais point au monde une meilleure femme que vous. Je ne vousdemande pas vos secrets, et je vais vous dire les miens.

– Ah ! fit Thérèse souriant dans seslarmes, vous êtes un cœur, vous ! J’ai pensé à cela biensouvent. J’aurais mieux fait… J’aurais mieux fait ! Deuxjeunes mariés autour de moi. Le bonheur dans ma pauvre maison…

Elle s’interrompit brusquement et essuya sesyeux mouillés d’un revers de main.

– Quel ange d’enfant ! murmura-t-elle enregardant Suavita.

Puis elle dit :

– Ne me croyez pas folle, monsieur Labre.Voilà qui est fini. Parlez, je vous écoute.

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