La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 10La Belle-Vue-du-Foux

 

C’est forêt partout, au sud et à l’ouest deMortefontaine.

Les bois de La Ferté-Macé rejoignent de cecôté les bois d’Andaine, au quartier dit la Belle-Vue-du-Foux où secroisent trois chemins vicinaux, tellement piétines par les bêtesfauves, – surtout les sangliers – que j’y ai vu souvent, au matin,les traces de chevaux et de voitures complètement effacées par lespas du gibier.

Au temps de la moisson, les paysans duvoisinage passent la nuit dans leurs champs avec des tambours etdes chaudrons pour éloigner les troupes de joyeux et friandsmarcassins, et, non loin, il y a un garde-chasse qui veille, nonpoint sur les récoltes, mais sur les ravageurs.

La loi protège le sanglier.

Une fois passée l’étoile du Foux, le terrains’abat brusquement d’un côté et remonte de l’autre pour atteindreun plateau sablonneux, mais boisé, qui domine dix lieues depays.

Au-dessus encore de ce plateau, il y a uneroche, entourée de hêtres admirables qui contrastent par leuréternelle fraîcheur avec l’aridité de la lande environnante ;car la forêt n’est ici qu’une lande où essaie de croître unmisérable taillis de bouleaux.

Au sommet de la roche, il y a une fontaine oùje n’ai jamais vu d’eau, et c’est dommage, car cette eau, dit-on,guérit une foule de maladies.

La fontaine est gardée par une petite niche,creusée dans la pierre et ornée d’une image de Notre-Dame-du-Foux,en faïence peinte.

Le tout est surmonté d’une plate-forme devingt pieds carrés, qui dépasse les plus hautes cimes deshêtres.

C’est, spécialement ici, la Belle-Vue-du-Foux,à laquelle tout le quartier doit son nom.

De la Belle-Vue on aperçoit plusieurs villes,vingt clochers de bourgs pour le moins, et d’innombrablesvillages ; on voit six rivières, trois étangs et troisforêts ; la Normandie ne contient pas de panorama plus variéni plus large.

Paul Labre venait là presque tous les jours,non point pour admirer le paysage, mais pour savoir où diriger sacourse. Ysole de Champmas courait à cheval dans toutes lesdirections ; à la Belle-Vue-du-Foux, Paul Labre était sûrd’apercevoir, après quelques minutes d’attente, dans les sentiersgrimpeurs de la montagne ou sur les routes sinueuses de la plaine,son voile vert, flottant au vent de sa course, et la robe fleur depêcher de son charmant cheval.

Quand il l’avait aperçue, il choisissait sonchemin, calculant le temps et la distance ; il savait laretrouver, fallût-il faire plusieurs lieues sous le soleil – et ilsavait choisir, pour la rencontrer, l’endroit ombreux et biencouvert d’où, sans être deviné, il pouvait l’adorer un instant aupassage.

Pauvre joie, pensera-t-on. Paul était ainsifait.

Il n’avait point vécu.

Ces trois ans écoulés n’avaient pas changé enlui le jeune homme solitaire et timide à l’excès.

Son passé de misère pesait sur lui dans laprospérité.

Nous ne parlons pas même de l’idée fixe qui letenait : le châtiment des assassins de son frère.

Paul croyait à cette idée fixe et, certes, ileût donné de son sang pour accomplir le serment qu’il avaitfait.

Mais nous voulons avant tout la vérité.L’énergie de Paul Labre était d’espèce particulière.

Il eût tout osé, tout, pourvu que le dangervînt à lui.

Chacun de vous connaît de ces hommes, bravesjusqu’à la témérité, mais à qui manque le besoin d’agir. Ils ont laplus poétique moitié de la vaillance : le mépris absolu de lamort ; mais ils s’endorment parfois sur le chemin qui mène àla bataille.

L’idée fixe de Paul, la vraie, c’était sonamour pour Ysole de Champmas : amour de tête et de poète,passion fougueuse et froide à la fois ; adoration romanesquequi vivait surtout d’obstacles.

C’était toujours ce rêve de l’adolescent,contemplant, par la croisée de sa mansarde, le bonheurimpossible.

Paul Labre n’avait pas vieilli.

Chose singulière, il aimait tant son rêvequ’il éprouvait une sorte de frayeur à l’idée d’échanger quelquesparoles avec Ysole.

Il l’adorait telle qu’il la voyait de loin,telle qu’il l’avait faite, pourrait-on dire.

Et depuis quelque temps, depuis très peu detemps, il éprouvait un remords à l’adorer ainsi.

L’enfant qui restait à la maison, la pauvrepetite Blondette, grandissait à son insu dans son affection.

Il lui reconnaissait des droits ; ilplaidait pour elle contre lui-même.

Comme tous les fous, car cette belle Ysoleétait pour lui une folie, il avait ses heures lucides.

À ses heures lucides, Paul était à la fois unesprit subtil et un cœur d’or.

Bienfait oblige. Il s’était engagé beaucoupenvers cette enfant dont il était désormais toute la famille. Loinde se dissimuler les obligations contractées, il se les exagéraitavec l’ardente générosité de sa nature.

Sa paresse n’était que pour l’action, ouplutôt sa paresse était tout entière dans ce mal d’amour où il secomplaisait obstinément.

Il aurait donné une part de sa vie pour aimerBlondette comme il aimait Ysole. Que de bonheur alors ! Car ilvoyait clairement et bien le cher travail qui s’opérait chezl’enfant. Rien n’était perdu en elle ; tout y vivait à l’étatde sommeil. Elle aimait, il le savait. Que pourrait le choc d’unegrande joie sur cette sensitive endormie ?

Quand Paul Labre avait quitté Blondette, cematin, il éprouvait ce remords à un degré plus haut qued’habitude.

Cette gentille intelligence qui ne demandaitqu’à naître et à fleurir l’avait frappé aujourd’hui très vivement.Il était triste. Il se reprochait de ne point aider à cet admirabletravail de guérison.

Bien plus : de l’entraver peut-être.

Car il avait nettement conscience de sonpouvoir sur l’enfant.

Il traversa lentement les terres labourablesqui le séparaient de la lisière de la forêt.

L’air était lourd, le soleil chaud. Dix fois,il fut sur le point de retourner sur ses pas.

Quelque chose le rappelait en arrière etdisait au fond de son cœur :

– C’est ici une heure solennelle. Tu as undevoir à remplir.

Mais il allait. Les arbres de la forêtépandirent bientôt leur ombre sur sa tête.

Il pressa le pas.

Le souci le suivit, plus mordant et pluscruel.

Pourquoi avait-il écouté les suggestions deThérèse Soûlas ? Ses craintes au sujet de malfaiteursmystérieux, intéressés à faire disparaître Blondette, n’étaient-cepas pure fantasmagorie ? Il fallait chercher les parents del’enfant, au lieu de la cacher ; à défaut du bonheur qu’on nepouvait lui donner, il fallait au moins lui rendre sa famille.

Les remords vont en troupe. Paul vint à songerà son frère.

À cet égard, il avait fait de son mieux.Était-ce assez ?

Était-ce ainsi et froidement qu’il avaitcompris, à la première heure, cette grande tâche de lavengeance ?

Il avait cherché, certes, il avait dépensé del’argent, des efforts et du temps, mais il s’était reposé surautrui.

Et les assassins de son frère restaient encoreimpunis après trois années !

Oh ! cet amour, cette extase, cettedémence !

Ysole, sa pensée de tous les instants, sonbonheur et son malheur !

Il y avait une demi-lieue environ, deMortefontaine au carrefour du Foux. Quand Paul arriva à l’étoile,le ciel, tout à l’heure si bleu, commençait à se couvrir de nuageslégers, mais laiteux et confus, – de ces nuages qui précèdent,comme une avant-garde, les grands amas de vapeurs électrisées.

Paul se dit :

– À quoi bon monter ? Je ne monteraipas.

Et il monta.

Parvenu au sommet de la Belle-Vue, au lieu dejeter comme il le faisait chaque jour, tout de suite et avidement,un regard circulaire à l’horizon, il s’assit sur la pierre, déposason fusil contre le tronc d’un arbre et mit sa tête entre sesmains.

– Je ne regarderai pas ! pensa-t-il,essayant une dernière fois sa puérile révolte.

Mais il regarda.

Et au milieu des mille détails du paysage,parmi tant de collines et tant de plaines, tant de bois et tant deprairies, son œil tomba, du premier coup, sur une bruyère rocheusequi ressortait en rose, auprès de ce noir paquet de verdure :le paradis d’Antoigny.

Sur cette bruyère il y avait un objet mouvantque ni vous ni moi n’aurions distingué.

Était-ce une fleur balancée à la brise, unoiseau, une femme ?

Paul appuya ses deux mains contre son cœur, etsa poitrine rendit un gémissement.

C’était elle, c’était Ysole de Champmas, avecson voile vert que le vent déployait en se jouant.

Paul se mit sur ses pieds comme si une mainplus forte que sa volonté l’eût soulevé.

Puis il se rassit, disant :

– Non, je n’irai pas ! Je ne veux pasaller !

Et, en effet, il resta immobile.

Mais savez-vous pourquoi ?

C’est que la tête du joli cheval fleur depêcher n’était point tournée vers la gorge d’Antoigny.

C’est qu’Ysole se dirigeait du côté de laBelle-Vue-du-Foux…

Paul n’allait pas à elle parce qu’elle venaità lui.

Elle était bien loin encore, certes, et nul nepouvait deviner quel capricieux détour la belle fille pourraitprendre.

Mais elle venait.

Paul plaça de nouveau sa tête entre sesmains.

Malgré lui, sa mémoire parlait ; dessouvenirs qu’il n’évoquait point passaient en foule devant ses yeuxfermés.

Il n’y avait, dans sa vie qui lui semblait silongue parce qu’elle était si triste, il n’y avait, depuis la mortde sa mère, qu’un jour souriant, une heure, au moins, une heurebonne et chère qui payait presque les années de découragement.

C’est quand il avait vu se rouvrir lespaupières de la pauvre petite Blondette, après l’avoir cruemorte.

Bienheureuse idée du drap de lit chauffé, quienveloppa les membre : frêles et tout glacés del’enfant !

Comme ses yeux bleus étaient doux etbeaux !

Mais l’heure qui suivit fut un deuil terrible,Paul apprit la mort de son frère assassiné, à deux pas de lui, danscette chambre n° 9.

Ces bruits sinistres qui avaient troublé sonrecueillement, pendant qu’il écrivait à son frère, si près demourir, cette lettre où il disait : Je meurs – ces bruitsétranges, ce choc sourd qui avait détaché un fragment de pierre àla corniche de la tour, – lequel fragment avait brisé un châssis entombant dans le jardin de la préfecture –, ces bruits, il croyaitles entendre encore.

Paul frissonnait, et la sueur froide coulaitentre ses doigts crispés.

Paul savait-il où était le corps de sonfrère ?…

Il écarta ses mains de son visage comme onchasse un fantôme. Il interrogea de nouveau l’horizon.

Ysole galopait dans la plaine.

Il essaya de penser à Ysole et de baigner sonangoisse dans une extase d’amour.

Mais aujourd’hui, la pensée d’Ysole lui serrale cœur.

Cette gracieuse forme qui fuyait là-bas dansla foudroyante lumière de midi était comme une menace.

Ysole, cependant, gagnait la lisière descoupes.

Une dernière fois les plis du voile vertéclatèrent au soleil, puis disparurent sous la feuillée.

Paul sentit une larme qui brûlait sapaupière.

– Je n’irai pas ! je n’irai plus !murmura-t-il, plus jamais !

Le temps s’écoulait et Paul, qui voulaitchasser loin de lui la pensée d’Ysole, la voyait sans cesse et nevoyait qu’elle.

Il se disait :

– Elle est ici, elle est là ; elletraverse cette coulée où je l’ai contemplée si souvent, cachéderrière le grand chêne – elle entre chez le pauvre bûcheron quis’agenouille sur le pas de sa porte, quand elle s’éloigne, pour labénir.

« Que m’importe tout cela ? Je neveux plus l’aimer… Oh ! je l’aime ! Jamais je ne l’aitant aimée ! J’aurais mieux fait de mourir. Blondette seraitun ange au ciel.

Au moment où le combat qui se livrait en luidevenait intolérable comme un supplice, il tourna la tête, parcequ’un bruit de pas se faisait sous les hêtres.

Il ne vit rien, et cependant les feuillesbruissaient.

Il saisit son fusil d’instinct et se leva pourregarder mieux. L’horizon s’assombrissait vers l’ouest. De grandsnuages d’un gris de plomb montaient, bordés de frangesargentées.

Il ne faisait pas un souffle d’air.

Au moment où Paul cherchait en vain sous lesarbres l’être humain ou l’animal qui avait remué les feuilles, sonattention fut tout à coup détournée par le roulement d’une voiturequi tournait l’angle de la route de Mortefontaine.

C’était la calèche deM. de Champmas.

Comme Paul était debout, le général l’aperçuten traversant le carrefour et le salua selon sa coutume.

Paul rougit comme si on l’eût surpriscommettant un acte coupable, et se découvrit avec un respectembarrassé.

Ce fut tout.

En se retournant, il crut apercevoir au plusépais du fourré de hêtres, là où les feuilles bruissaient naguère,un homme de forte taille et de méchante mine.

Cet homme tenait comme lui, à la main, unfusil de chasse, dont le canon, touché par la lumière, jeta unelueur.

Les braconniers ne sont pas rares dans lepays. Paul aurait à peine remarqué celui-ci, sans le soin extrêmequ’il semblait prendre à dissimuler sa marche.

Du reste, ce fut rapide comme une vision. Lesecond regard de Paul ne trouva plus sous les hêtres que l’ombre etla solitude.

Il appela, personne ne répondit.

Mais, l’instant d’après, le galop d’un chevalsonna sur le gravier de la route qui descendait au bas pays.

Le cœur de Paul se prit à battre, et l’hommeau fusil, vision ou réalité, fut oublié profondément.

À la place même où, tout à l’heure, la calèchedu général venait de passer, Ysole de Champmas, échevelée par levent de sa course, se montra, splendidement éclairée par le dernierrayon du soleil qui allait se noyer sous les nuages.

Il y avait en elle une animationextraordinaire, ses yeux brillaient, sa joue, sous les reflets deson voile, montrait d’étranges et ardentes pâleurs ; sescheveux magnifiques ondoyaient, caressés amoureusement par lalumière.

Elle était belle jusqu’au miracle.

Paul se retira derrière l’angle de la roche,tout haletant d’admiration. Ysole arrêta son cheval court, aumilieu de l’étoile.

Son regard franc et résolu interrogea lapetite plate-forme.

Paul, tremblant plus qu’un enfant, sedemanda :

– M’a-t-elle donc aperçu ?

Il avait peur, mais peur au point de chercherdéjà une issue par où fuir.

Il se trompait : Ysole de Champmas nel’avait point vu.

Elle cherchait quelqu’un sur la petiteplate-forme, évidemment, car ses sourcils se froncèrent avecdépit.

Un instant, elle resta indécise ; puis sacravache mignonne se leva comme si elle allait reprendre sacourse.

Mais se ravisant brusquement, elle sauta àterre, et se tournant vers la plate-forme, elle dit à hautevoix :

– N’êtes-vous point là, monsieur le barond’Arcis ?

Paul, plus stupéfait que si la pierreelle-même eût parlé, ne trouva point de mots pour répondre.

Seulement éperonné par la conscience du côtéridicule de sa situation – et c’est le côté sensible pour ceux quisont timides et qui aiment –, il rassembla son courage et fit unpas en avant.

D’un geste automatique, sa main souleva sonchapeau.

Ysole sourit et le salua d’un signe de têtegracieux.

– Restez, dit-elle ; je vais aller voustrouver. J’ai besoin de causer avec vous.

Paul resta en effet, et vous eussiez dit qu’ilétait changé en statue.

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