La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 12Maman Soûlas

 

Vers cette heure, à quelques pas de là, unescène assez curieuse avait lieu. Elle tient de trop près à notredrame pour que nous puissions nous dispenser de la mettre sous lesyeux du lecteur.

Il nous faut pour cela tourner de nouveau lecoin de la rue de Jérusalem, rentrer dans l’établissement du pèreBoivin, et monter une fois encore les trois étages du fameuxescalier en colimaçon.

Ce sordide palier, entouré de trois portesbâtardes, chasse réservée de Clampin, dit Pistolet, est décidémentnotre principal rendez-vous.

Mme Soûlas dormait depuis longtemps déjà.Elle fut éveillée par un bruit faible qui venait du carré. Elle semit sur son séant pour écouter.

– C’est M. Paul qui rentre, pensa-t-elle.On voudrait être quelque chose pour faire le bonheur d’un pareilamour de jeune homme.

Mais M. Paul, quand il rentrait de nuitpar hasard, allait droit à sa porte et l’ouvrait ; c’étaitl’affaire d’un instant. Il savait son chemin.

Ici, le bruit persistait. On eût dit un hommequi tâtonnait, ou peut-être un animal.

– Je suis bête, se dit Mme Soûlas, lesminets, c’est comme le monde : quand on les appelle, ça s’enva, mais dès qu’on ne les appelle plus, ça veut revenir.

Cette réflexion philosophique la fit sourire.Elle mit un pied hors de son lit, puis l’autre.

Les chats ont ce privilège d’inspirer destendresses presque maternelles.

– Quel vagabond ! reprit-elle. Il en adans le quartier, des minettes !

Elle chaussa ses pantoufles et traversa lachambre.

– Mou, mou, mou ! appela-t-elledoucement, pendant qu’elle tenait sa porte entrebâillée ; mou,mon minouchon, mou, mou !

Puis, changeant de ton tout à coup et tirant àsoi la porte pour s’en faire une défense, elle ajouta :

– Il y a quelqu’un là, que voulez-vous,l’homme, à l’heure qu’il est ?

À trois pas d’elle, juste sous le jour desouffrance qui laissait sourdre quelques rayons de lune, ellevenait de distinguer une grande ombre immobile.

– Madame, répondit l’ombre d’un ton qui nes’entendait pas souvent dans la maison Boivin, je ne connais pasles êtres ; c’est la première fois que je viens ici. Dansl’obscurité, toutes ces portes se ressemblent. Je cherche celle deM. Gautron. Son nom doit être écrit en dehors.

Mme Soûlas ne répondit point tout desuite. Il semblait qu’elle écoutât encore après que l’étranger eutfini de parler.

Sans qu’elle eût pu dire pourquoi, cette voixl’avait fortement frappée.

– Gautron ! murmura-t-elle enfin, connaispas… Mais attendez donc ! ces messieurs ont parlé de Gautrontoute la soirée. Il y a une affaire Gautron.

Elle rentra et alluma vivement sa chandelle enajoutant :

– C’est peut-être le nouveau locataire du n°9 ; nous allons voir. Avant de venir sur le carré, elle passaun jupon et une camisole.

– Il y a, songeait-elle, des voix qui vousretournent sens dessus dessous !

Elle sortit enfin, tenant son bougeoir à lamain et alla droit à la porte de la tour qu’elle éclaira.

– Rien, dit-elle. Pas un brind’écriture !

– Et l’autre ? demanda l’étranger.

– L’autre… commença Mme Soûlas :

Elle n’acheva point, parce que, machinalement,elle avait éclairé la porte de Paul Labre.

– Hein ! fit-elle. La carte est arrachée.Il veut nous quitter, bien sûr !

L’étranger, cependant, dit avec un accent detrouble qui allait presque au découragement :

– Madame, je vous remercie. Veuillez mepardonner de vous avoir dérangée.

Au son de cette voix qui la frappait pour laseconde fois, Mme Soûlas se retourna. Son regardtomba sur l’étranger. Elle recula, et son bougeoir faillit luiéchapper des mains.

L’étranger ne prit pas garde parce que, seravisant, il heurtait à la porte du n° 9 en appelant :

– Monsieur Gautron ! MonsieurGautron ! Il n’y eut point de réponse.

L’hôtesse lui toucha l’épaulepar-derrière.

– Il faut entrer chez moi, dit-elle d’unaccent qui força l’attention de l’étranger.

– Bonne dame, balbutia-t-il, est-ce que vousme connaissez ?

Thérèse répondit :

– Vous êtes le général comte de Champmas.

L’étranger se redressa.

– C’est vrai, dit-il, mais je ne me souvienspas de vous avoir jamais vue.

Un sourire amer essaya de naître sur la lèvrede Mme Soûlas, qui répéta :

– Il faut entrer chez moi ; les gens quise cachent ne sont pas bien ici. Passez, monsieur le comte.

Et comme le général hésitait, elleajouta :

– J’aime vos deux petites demoiselles.

Le général passa sur le seuil aussitôt.

Dès qu’il fut entré Mme Soûlas ferma laporte et mit le verrou.

– Asseyez-vous, dit-elle. Vous êtes chez unehonnête femme.

Le général s’assit.

L’hôtesse dit encore :

– Voulez-vous boire et manger ? C’est debon cœur que je vous l’offre.

– Je n’ai ni faim ni soif, répondit legénéral.

Alors l’hôtesse demanda :

– Puis-je vous rendre un service ?

– Peut-être, murmuraM. de Champmas.

Thérèse s’assit et répéta, comme si elle eûtparlé sans savoir :

– J’aime vos deux demoiselles : l’aînée,que je connais, et la cadette, que je n’ai jamais vue… On dit quec’est un pauvre ange du bon Dieu !

– Il y a bien longtemps, prononça le comte àvoix basse, que je n’ai embrassé mes filles.

– Ah ! fit Thérèse qui croisa ses mainssur ses genoux, je n’ai pas tout dit : je connaissais l’autreaussi, la sainte… celle qui est morte.

– Je n’ai jamais eu d’autre enfant… commençale général.

Thérèse l’interrompit et dit aveceffort :

– Je parle de Mme la comtesse deChampmas, votre femme.

Elle était très pâle et sa physionomieexprimait une profonde émotion.

– Qu’est-ce que vous veniez demander à ceGautron ? reprit-elle tout à coup.

– J’ai confiance en vous, madame, dit legénéral. Ceux qui ont préparé mon évasion, en quelque sorte sansmon aveu, m’ont fait savoir que ce Gautron me donnerait les moyensde quitter Paris et la France.

– Voilà tout ?

– Voilà tout.

Thérèse réfléchit un instant.

– À cette table où vous appuyez votre coude,dit-elle brusquement, six inspecteurs de police déjeunent et dînenttous les jours.

Le général ne sourcilla pas.

– Oh ! reprit-elle en souriant avectristesse, je sais bien que vous êtes brave ; c’est pour vousdire que vous pouvez rester ici longtemps.

Elle se leva et ouvrit son armoire, d’où elleretira un costume complet d’ouvrier aisé, plié avec un soinreligieux.

– Je suis veuve, dit-elle, et j’aimais monmari. Il le fallait bien ; il était si bon…, car il y a deshommes qui sont de nobles créatures, monsieur le comte. Mettezcela, je vais tourner le dos pendant que vous vous habillerez.

Elle tendit les vêtements au général, qui laconsidérait attentivement, désormais, comme si un vague souvenir sefût réveillé en lui.

Elle alla s’asseoir à l’autre bout de lachambre, mais elle ajouta :

– Oui, oui, j’aimais bien mon mari !pauvre cher homme.

– Pourquoi me parlez-vous ainsi, bonnedame ? demanda le général qui commençait sa toilette.

– Parce que je pense à défunte votre femme,répondit Thérèse. Mon mari était presque aussi bon que la comtessede Champmas.

– Ma bien-aimée femme vous avait-elle doncrendu un service ?

Thérèse hésita, puis elle répliqua avec unesorte de rudesse :

– Comme vous l’entendez, non… Avez-vousfini ?

Le général passait la redingote de grosdrap.

– J’ai fini, répondit-il.

Mme Soûlas lui mit une serviette blanchesur les épaules et prit une paire de ciseaux.

– Je vais couper vos cheveux et abattre votremoustache, dit-elle.

– J’allais vous le demander, répliqua lefugitif.

Quelques boucles de beaux cheveux bruns oùdéjà les fils d’argent abondaient tombèrent sur le carreau.

– Votre main tremble, bonne dame, dit legénéral.

– C’est ce que je me fais vieille à présent,répondit Thérèse.

Il n’y eut pas d’autres paroles échangées.

Thérèse mit une mante et un bonnet.

– De quel côté voulez-vous aller ?demanda-t-elle.

– Route de Normandie, réponditM. de Champmas. Si je peux atteindre Le Havre, jepasserai facilement en Angleterre.

– Venez donc. Vous êtes mon mari, et nousallons voir notre enfant malade à Saint-Germain, voilà toutel’histoire.

En disant ces mots sa voix trahissait uneétrange émotion.

Ils sortirent. Le général, dans la rue, luioffrit son bras qu’elle prit.

Ils passèrent la rivière et montèrent la ruede la Harpe jusqu’à la hauteur de la Sorbonne.

Là, Mme Soûlas s’arrêta devant une portecochère qui ressemblait à l’entrée d’une ferme et au-dessus delaquelle une lanterne presque éteinte montrait, en silhouette, unevoiture attelée d’un cheval, avec cette légende :

FLAMANT, LOUEUR ET MESSAGER

Elle frappa longtemps en vain.

Au bout d’un gros quart d’heure on vintouvrir.

– Que diable veut-on à pareille heure ?demanda une grosse voix endormie.

– Nous venons de la part de M. Badoît,répliqua Thérèse.

–Diable ! M. Badoît ?

Puis on ajouta :

–Va bien, M. Badoît ?

– Pas mal, merci. Je suis Mme Soûlas, lamaîtresse de l’ordinaire de ces messieurs, rue de Jérusalem.

– Ah ! ah ! maman Soûlas !Bonne soupe ! une renommée, quoi ! et après ?

– Mon mari et moi…

– Tiens, tiens ? fit la grosse voix, jela croyais veuve, Mme Soûlas.

– Voici mon mari avec moi, monsieur Flamant,dit Thérèse qui se força de rire.

– Va bien, le mari ? Tant mieux ! Etaprès ?

– Nous allons aller à Saint-Germain.

– Demain matin, c’est dit. Bonsoir, madameSoûlas, à l’avantage.

– Non, tout de suite. On nous mande parexprès, pour un enfant malade. Combien nousprendrez-vous ?

– Cinquante francs et les guides.

Thérèse se récria.

– Soit, cinquante francs et les guides, dit legénéral qui n’avait pas encore parlé.

– Fameux, papa Soûlas ! s’écriaM. Flamant. Il ne parle pas souvent, mais il parle d’or !Entrez voir tous deux. Bijou a ses mouches, Coco boite ; jevais vous atteler Marion. Ça n’a pas de mine, mais ça allonge commeune folle ! Bonne bête, madame Soûlas.

Le général et sa compagne s’assirent dansl’écurie pendant qu’on attelait. En passant, M. Flamant leurmit une fois sa lanterne sous le nez.

– Excusez ! fit-il. Papa Soûlas n’est pasencore trop déchiré ! Qu’est-ce qu’il a, le mioche ? Lefarcin court. Nous avons perdu deux poulains la semaine passée.

Au bout d’une grande demi-heure, un véhicule,appartenant au genre coucou, se trouva attelé. Le général etThérèse prirent place à l’intérieur. M. Flamant s’assit surl’un des brancards ; sa femme, en chemise et en bonnet decoton, ouvrit les battants branlants de la porte cochère.

– Hie ! Marion ! poison !cria-t-elle. Gagne ta vie !

La vieille jument trembla sur ses quatrepieds ; le pavé égratigné fit feu, et la carrioles’ébranla.

– À te revoir, maman Flamant, dit le loueur,attention à Bijou, mijote Coco. Tu conduiras, s’il vient du monde.Hie ! poison ! Ça ne ressemble à rien, ça allonge commeun serpent… La femme ! ne perds pas trop de temps à dorloterles petits, rapport aux bêtes.

La carriole descendait cahin-caha la rue de laHarpe. Il est certain que Marion n’avait pas d’apparence ;mais pour allonger, jamais !

Jusqu’à la barrière de Neuilly, la route futsilencieuse.

À la barrière, la double évasion de Coyatieret du général avait été signalée. On visita la voiture, etMme Soûlas de répéter sa fable.

Du reste, la vue seule de Marion témoignait dece fait qu’on n’entreprenait point un voyage de long cours.Aussitôt la barrière franchie, le général dit :

– Bonne dame, sans vous j’étais probablementperdu. Je ne voudrais point vous blesser, mais j’ai grand désir devous prouver ma reconnaissance. Aidez-moi. Que puis-je faire pourvous ?

– Rien, répliqua Thérèse.

– Êtes-vous heureuse ?

– Je ne suis ni heureuse ni malheureuse.

– Le métier que vous faites vousplaît-il ?

– Non, mais il ne me déplaît pas.

– Vous avez l’air d’avoir connu des tempsmeilleurs.

– Je suis une paysanne, et j’étais la femmed’un ouvrier.

Il y eut une pause. Le général reprit avec uncertain embarras :

– Il m’a semblé un instant que je vous avaisvue autrefois quelque part ?

– Vous vous êtes trompé, répondit Thérèse avecun singulier accent.

– Pourtant, vous me connaissiez ?

– Une femme comme moi peut connaître un hommecomme vous, sans être connue de lui.

Autre pause.

– Bonne dame, dit encore le général, j’avoueque je suis intrigué. Vous avez été envers moi compatissante,excellente, et pourtant, il semble qu’il y ait en vous contre moije ne sais quelle amertume.

Thérèse eut un rire sec.

– N’allez-vous pas croire que j’ai de larancune ? dit-elle.

– Si je vous avais fait du mal, sans lesavoir… Elle l’interrompit par un second éclat de rire.

– Vous avez deviné, murmura-t-elle. Un jourque vous passiez dans votre belle voiture, j’étais sur le trottoir,et vous m’avez éclaboussée. Il y a des taches qui restent.

– Je donnerais beaucoup pour voir votre visageau moment où vous me parlez ainsi, pensa tout haut le général.

Thérèse répondit :

– Vous l’avez vu. Je n’ai pas changé depuistantôt.

– Avez-vous des enfants ? demanda legénéral.

– J’ai eu une fille, murmura Thérèse, dont lavoix s’altéra tout d’un coup.

– Vous êtes donc seule au monde ?

– Toute seule.

– Je vous disais, poursuivit le général aprèsun silence : je suis intrigué ; j’ajoute : je suisembarrassé. J’ai de la fortune…

– Tant mieux pour ceux que vous aimez !dit vivement Thérèse.

Le général la regarda fixement malgrél’obscurité.

– Voyons, fit-il avec bonhomie, n’y a-t-ilpour moi aucun moyen de reconnaître le service que vous m’avezrendu ?

– Si fait.

– Dites !

Thérèse réfléchit, puis ellemurmura :

– Vous me donnerez une lettre pourMlle Ysole de Champmas, et j’irai embrasser vos deux filles.C’est un caprice que j’ai.

– Je le ferai, chère dame ; mais… Si vousme disiez votre histoire, je suis sûr que mon embarras cesserait.Dès qu’on connaît bien une personne, il y a mille moyens des’acquitter envers elle.

Thérèse se renfonça dans son coin et réponditpéremptoirement :

– Je n’ai pas d’histoire.

Mais, se ravisant tout à coup, elle ajoutad’un accent profond :

– Si c’est pour passer le temps, j’en saisune… j’en sais une qui vous intéressera. Écoutez !

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