La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 22Pistolet commence à se ranger

 

Le trois-mâts le Robert-Surcouf, deSaint-Malo, capitaine Legoff, arrivé depuis quatre jours seulement,était en partance dans le port du Havre.

Il venait du Rio de la Plata avec despassagers pour la France et un tiers de fret à mêmedestination ; deux tiers de fret pour Liverpool, où il devaiteffectuer son chargement de retour.

Le capitaine Legoff, large petit Breton, biencampé sur ses jambes courtes, trapu, barbu, fort comme un de cesbœufs nains du Morbihan, dont les aloyaux sont célèbres dansl’univers entier, allait et venait sur son pont, les pieds dans desespadrilles et les mains dans ses poches jusqu’au coude. Il portaitun pantalon de peluche et un norouâs à longs poilsroussâtres qui en avait vu de rudes.

Il fumait sa pipe en attendant la marée.

Le norouâs, ainsi nommé à Saint-Maloet aussi en Normandie parce que sa solide étoffe combat assez bienles froides rafales des vents de nord-ouest, est un vêtement dugenre paletot qui donnerait l’apparence d’un ours au dandy le mieuxefflanqué.

Le capitaine Legoff avait l’air d’un ours,même quand il mettait bas son norouâs.

Beau temps, bonne brise de l’est, joliemer ; on allait sortir de cette terrible passe du Havre en sebaladant. Le capitaine Legoff était de joyeuse humeur.

– Sans vous commander, marinier, dit àl’arrière une voix grêle et à la fois enrouée, je voudrais parleren particulier au patron de ces lieux.

L’aide timonier à qui s’adressait ce discoursse pencha vivement sur le plat-bord.

Évidemment, il avait hâte de contempler labête curieuse qui pouvait entasser dans une seule phrase tant dehardis solécismes contre la grammaire matelotesque.

Il vit dans l’embarcation amarrée à la traîneun petit homme maigre et nu comme un ver, qui était en train dedénouer un paquet où étaient ses habits.

Tout son corps ruisselait, mais les cheveuxjaunes et crépus qui se hérissaient sur son crâne étaientparfaitement secs.

– Un vilain oiseau tout de même, pensa lematelot.

– Qu’est-ce que tu veux au capitaine,moucheron ? ajouta-t-il tout haut.

Le petit homme maigre passait lestement sonpantalon.

– Moucheron, répondit-il, n’est pas un termequ’on s’entre-colle dans la conversation des gens comme il faut. Ceque j’ai à dire au capitaine, c’est des secrets d’importance del’autorité.

Le matelot se mit à rire. Le petit hommechaussa ses souliers éculés à l’aide de son doigt en guise decorne, puis il revêtit sa blouse.

Sa toilette était achevée.

Les chaussettes, la chemise et le chapeauavaient peut-être existé autrefois.

– Là ! fit-il. Me voilà en grande tenueet prêt à parler au capitaine.

– Qui est-ce qui bavarde dansl’embarcation ? demanda justement celui-ci.

Le matelot toucha une mèche de ses cheveux etrépondit :

– C’est un petit ouistiti de pâlot d’enfant detroupe ou pas grand-chose qui veut vous causer de la part descommissaires, à ce qu’il dit.

M. Legoff se pencha sur la balustrade àson tour. L’apparence du petit bonhomme ne lui inspira aucuneconfiance.

– Comment es-tu venu dans mon embarcation,failli merle ? demanda-t-il brusquement.

– Par mer, mon commandant, répliqua l’autre,avec mes effets sur ma tête, n’ayant pas les moyens de payer unbateau à volonté.

– Et que fais-tu là ?

– J’attends qu’on me dise : Montez un peuvoir, qu’on cause !

– Est-ce que tu saurais monter ?

– J’ai idée que oui, mon capitaine.

– Essaye voir !

Ces mots furent prononcés d’un ton de défimoqueur.

L’arrière du trois-mâts était carré etdépourvu de toute saillie qui pût faciliter l’ascension. Le petithomme se prit au gouvernail et grimpa le long de sa tige. Dès qu’ilput mettre la main sur la base du couronnement, ses bras seraccourcirent, ses reins donnèrent, et par un temps de gymnastiquequ’un clown du cirque n’aurait point désavoué, il se trouva assisen équilibre sur la balustrade.

M. Legoff ôta sa pipe de sa bouche.

– Je n’ai vu faire ça qu’au Parisien deM. Surcouf, dit-il avec admiration.

– Commandant, repartit le petit homme avecfierté, j’ai pareillement l’honneur d’en être indigène de cettemême capitale de l’Europe et de l’univers !

– Comment t’appelles-tu ?

– Clampin, dit Pistolet.

– Et tu viens de Paris ?

– En malle-poste.

M. Legoff fronça ses gros sourcils.

– C’est-à-dire, répliqua le gamin sans rienperdre de son aisance, derrière la malle-poste, que j’ai eubeaucoup de peine à m’y maintenir pendant cinquante-trois lieues etun kilomètre, malgré l’entêtement du conducteur et de sonfouet.

– Que faisais-tu à Paris ?

– Je chassais.

– À Paris, tu chassais ?

– Des matous pour les restaurants qu’ont larenommée des gibelottes, oui, commandant, c’est un étatnuméroté.

Ici, M. Legoff montra tout le chapelet deses bonnes dents jaunies par la pipe, en un vaste éclat derire.

– Et que veux-tu faire ?demanda-t-il.

– Me ranger et faire la fin de ma jeunesse,perdue dans les plaisirs de l’amour.

Encore une fois le front de M. Legoff serembrunit.

– À bord, on ne plaisante pas, méchant singe,dit-il.

– Commandant, répondit Pistolet, je lève lamain comme quoi je ne plaisanterai plus jamais.

– Accoste à bâbord ! cria une voix dansla lune de misaine.

– Capitaine, dit un maître le chapeau à lamain, c’est un bourgeois d’âge et bien mis qui vous demande.

– Mets-moi ce capelan-là à fauberder ici oulà, ordonna Legoff en montrant Pistolet. C’est mon mousse.

Pendant que le capitaine s’éloignait, lemaître regarda Pistolet à son tour.

– Pour avoir une touche de vermine,déclara-t-il, ça y est.

Le gamin se mit debout et le saluarespectueusement.

– C’est la première fois, dit-il, que je viensdans un port de mer. Quand on revient au rivage, a-t-on la facultéde communiquer une tripotée aux supérieurs qui ont manqué à lapolitesse envers moi ?

– Quand on n’a pas eu les reins cassés enchemin, mon bonhomme, repartit le maître. Tu es peut-être un bonpetit tout de même, malgré ta physionomie. Va droit, travailleproprement, et on te parlera comme à un chrétien qu’est pas causede son physique désavantageux.

M. Legoff venait de rejoindre au pied dugrand mât un visiteur d’aspect distingué et vraiment respectablequi l’aborda en lui disant :

– Permettez que nous causions dans votrecabine.

Legoff lui en montra aussitôt le chemin.

Pistolet passait, le long de l’autre bord,suivant le maître qui allait l’installer dans ses fonctions.

Les yeux gris de Pistolet ne perdaient jamaisrien. Il aperçut l’étranger et ses maigres joues s’enflèrent,tandis qu’il murmurait :

– Ah ! bah ! Je ne me trompepas ! Qui donc ont-ils tué, alors, chez Gautron à la craiejaune ?

L’étranger et le capitaine avaient déjàdisparu.

Ils restèrent ensemble environ dixminutes.

M. Legoff ressortit seul. Sur le pas dela cabine, il dit à demi-voix :

– Ces affaires-là sont dangereuses, je me metsen contravention, mais vous m’allez, quoi ! Ne vous montrezpas avant d’avoir doublé la Hève.

« Encore ! s’écria-t-il en répondantà un matelot qui lui annonçait la visite d’un étranger. C’est doncune procession, aujourd’hui, à la fin !

– C’est le frère de M. Labre, dit lematelot.

Pour le coup, la bonne figure de Legoff sedérida en grand.

– Cara ! s’écria-t-il, le frère deM. Jean Labre ! La perle des messagers ! Ce doitêtre un joyeux camarade ou que le diable m’emporte !

Paul venait à lui lentement ; il était sipâle et si défait qu’on eût dit un malade sortant de son lit.

– Beau gars ! grommela Legoff en leregardant s’approcher, mais pour joyeux, fichtre non !

Il tendit la main à Paul qui resta un instantmuet devant lui. Sans savoir pourquoi encore, Legoff partageabientôt cette émotion, et ce fut d’un ton tout troublé qu’ildemanda :

– Eh bien ! monsieur Labre ! lefrère a dû être bien heureux de vous embrasser. Avons-nous assezparlé et reparlé de vous, depuis le Rio de la Plata ! J’espèreque monsieur Jean a fait un bon voyage de Paris ?

Pour répondre, Paul fit un grand effort. Il neput prononcer que ces mots :

– Il est donc bien vraiment parti pourParis !

Si Legoff ne l’avait point soutenu, il seraittombé à la renverse. Il ajouta, pendant qu’on l’asseyait sur unbanc :

– C’était mon dernier espoir. Il était bienfaible ; mais je me disais : Peut-être mon pauvre Jeanaura-t-il eu un empêchement, après m’avoir écrit sa lettre ;peut-être le retrouverai-je encore au Havre !

Legoff comprenait à demi ; il voulut toutsavoir. D’une voix entrecoupée, Paul lui raconta sa visite aunotaire de la rue Vieille-du-Temple.

– Ah çà ! s’écria le capitaine, je croisrêver, moi, voyez-vous, monsieur Labre ! Il n’y a pas depreuves de mort, après tout, et vous auriez grand tort de jeter lemanche après la poignée. Et pourtant, ces papiers qu’on lui avolés… Ah çà ! ah çà ! en France, à Paris, en 1835, il ya donc des endroits plus dangereux que les pampas de l’Amérique duSud ! Cara ! j’ai navigué dans toutes ces eaux pleines depirates et de crocodiles, j’ai traversé toutes ces savanes où lesdiables rouges rôdent la nuit et le jour, et je ne suis pas mort,tonnerre de Brest ! Si je n’étais pas forcé de repartir,j’irais avec vous et je promets bien que nous le retrouverions. Lesecond du navire vint, le chapeau à la main, et dit :

– Onze heures trente-neuf minutes. Le bon del’eau, capitaine ! Toutes les manœuvres étaient préparéesdepuis longtemps pour attendre la marée étale.

Legoff prit son porte-voix.

Avant de lancer son premier commandement, ilpressa Paul contre sa poitrine.

Tous les matelots du Robert-Surcoufétaient déjà au cabestan et dans les agrès, quand Paul Labre revintà l’embarcation qui l’avait amené. Comme il descendait l’échelle àreculons, une tête crépue mit ses cheveux jaunâtres à la hauteur dubastingage, et il entendit une voix qui disait :

– Monsieur Paul, si je ne me plais pas dans lamarine, je sais des choses que je vous conterai entrequatre-z-yeux. Mme Soûlas est une brave femme ; je vousrevaudrai son matou quelque jour, vous pouvez lui assurer ça.

Le bruit de l’appareillage étouffa lesdernières paroles. Paul Labre ne savait pas ce qu’il avait entendu.Il s’assit, accablé, à l’arrière de son bateau et mit sa tête entreses mains. Pistolet continua de parler pour lui tout seul,disant :

– Si ça consiste à balayer, l’art du marin, çane me va pas ! v’là trois soirées que je n’ai pas mis lespieds à Bobino. Mèche a dû pleurer toutes les larmes de son corpssur la chose de mon absence.

Si ça n’avait pas été l’ambition de me ranger,jamais je ne l’aurais quittée. C’est égal, ça me ferait plaisir derendre service à M. Paul !

Le Robert-Surcouf, portant à fleurd’eau ses ancres dégagées, glissait lentement avec le jusant versla tour de François Ier qu’il dépassa. On hissa lesbasses voiles, aussitôt qu’il entra en Seine. Un quart d’heureaprès, il courait vent largue et couvert de toile sous la falaisede la Hève.

L’étranger sortit alors de la cabine ducapitaine et vint s’accouder tout rêveur au bastingage pourregarder les côtes de France qui déjà fuyaient au sud-est.

Il tressaillit et se retourna parce qu’unevoix disait derrière lui :

– Ça va bien, général, et vous ?

L’étranger, qui était en effet le généralcomte de Champmas, ne se souvint point d’avoir vu jamais le visagemièvre et bizarrement effronté que ses yeux rencontrèrent. Sonpremier mouvement fut de chercher sa bourse.

Pistolet s’arrêta d’un geste plein dedignité.

– Ce n’est pas que j’en regorge de monnaie,dit-il, au contraire ; mais je suis en train de me ranger, pasde bêtise ! C’est tout bonnement à la cour d’assises que j’aieu l’honneur de vous contempler, général ; je vous dis ça pourque vous ne vous cassiez pas la tête à vous demander : Où doncai-je rencontré ce paroissien-là ? Et discret comme la tombe,vous savez, incapable d’abuser d’un secret que la Providence m’aconfié par hasard. En résumé, manquant d’argent et n’en voulantpas, j’accepterai volontiers çà et là un peu de tabac ou des boutsde cigares qui peuvent passer pour un cadeau d’amitié loin de lapatrie.

– Au faubert, moucheron ! ordonna lemaître. Avec de l’instruction, du zèle et de la capacité, tudeviendras un matelot comme père et mère. Marche !

Les blanches falaises de la Normandies’affaissaient déjà dans le lointain.

Ce même jour et vers cette même heure, dans lesalon austère et simplement meublé de son hôtel de la rue Thérèse,le vieux patriarche des Habits Noirs – le colonel – était enconférence intime avec ce jeune homme au teint blanc, aux cheveuxbouclés, au profil aquilin, que la pauvre Ysole appelait« monseigneur », et vers qui son cœur, tendre en mêmetemps qu’ambitieux, s’était élancé si ardemment.

Le Père-à-tous, assis dans une bergère, avaittoujours cet aspect vénérable qui trompait parfois jusqu’à sesassociés eux-mêmes. À chacun d’eux, en effet, il avait promis sonhéritage, à l’exclusion de tous les autres, et chacun d’eux lecroyait.

C’était là le secret de leur obéissance.

Aujourd’hui les rides de son front secreusaient profondément ; il avait l’air soucieux.

– Une affaire si bien combinée !disait-il, un rapport si joliment fait. Mais qui donc ont-ils tué àla place du général ?

– Qu’importe cela ? répondit sèchement leprince. Le général est vivant, voilà le fait. Ma belle Ysole n’estplus qu’une demoiselle riche, qui peut attendre vingt ans sonhéritage.

– Qu’as-tu fait d’elle, mon fils ?Ah ! comme tu calcules !

– Je l’ai laissée endormie dans une chambred’hôtel, et me voici.

– Et dire, soupira le colonel, que j’ai donnéma petite Fanchette à ce Corona ! et qu’il la rendmalheureuse ! Quel gendre tu aurais été !

– Père, cela ne me donne pas de rentes !Il est temps.

– Ingrat ! je n’aime que toi ! je nem’occupe que de toi. Voyons, écoute ! veux-tu essayer un coupénorme ? Ce sera ma dernière affaire. Veux-tu épouser cettepaysanne du département de l’Orne qui est plus riche qu’unereine ?

Le prince fit la grimace.

– Une vieille femme ! dit-il.

– Les vieilles femmes, prononça doucement lecolonel en humant trois ou quatre grains de tabac sur le bout deson pouce étique, selon la loi de nature, sont sujettes à desaccidents mortels.

Paul Labre revint dans sa mansarde aprèsquatre jours d’absence. Il y trouva Mme Soûlas, veillant auchevet de la pauvre enfant qu’il appelait Blondette. Il était sichangé que Thérèse eut peine à le reconnaître.

– Maman, dit-il après avoir embrasséBlondette, je comptais donner à ce petit ange ma vie, toute ma vie,mais j’ai un autre devoir, maintenant. Mon frère est mortassassiné : je veux le venger. C’est à vous que je confie lesoin de chercher les parents de Blondette. Moi, dussé-je me faireagent de police, cette fois volontairement, je fouillerai Paris, laFrance, le monde entier, jusqu’à ce que j’aie trouvé l’assassin demon frère !

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