La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 5La fermière de Carabas

 

Nous arrivons à l’histoire du fils du roi quivoulait épouser la vieille bergère normande et ses millions.

Ceci n’est point un conte de fées, et JulesSandeau, dans son admirable comédie : Mademoiselle de LaSeiglière, a eu bien raison de placer ce paysan chevaleresquequi se dévoue si simplement, mais si magnifiquement, à sauvegarderl’héritage de son maître.

Le fait est vrai, il y a eu nombre de faits dumême genre qu’il est bon de livrer à la publicité pour réhabiliterl’honneur campagnard, un peu compromis par les révélations desobservateurs modernes, qui semblent avoir regardé l’homme deschamps de très près et à un autre point de vue.

Je suis bien sûr qu’il y eut jadis une Arcadieoù les bergers paresseux se renvoyaient, au flageolet, lesadorables distiques du poète. Ces bergers, vivant de châtaignes etde lait, avaient des mœurs blanches comme un fromage à lacrème.

J’ai vu de mes yeux les choses que je vaisdire, sans intention aucune d’insulter l’Arcadie ni d’amoindrir lesmérites du généreux villageois de Jules Sandeau.

Mathurine Hébrard, née Goret, et qu’onappelait dans le pays « la Goret », était une paysanne duhameau des Nouettes, en la paroisse de Mortefontaine, quipossédait, en 1838, environ deux millions cinq cent mille francs derevenus, en terres au soleil, sans compter une masse véritablementénorme de valeurs mobilières.

Elle savait lire sa messe et signer son nom àpeu près.

Il y avait à peine cinq ou six ans que sesplus proches voisins avaient deviné, non pas sa fortuneinvraisemblable, mais une humble aisance dont elle avait laissésourdre les symptômes après le décès de son mari.

Son mari était mort dans une misère noire. Ilramassait habituellement du crottin sur les grandes routes etfaisait à pied le chemin de La Ferté pour y vendre des hottées dedix sous.

Les gens du voisinage lui envoyaient dubouillon et du pain ; jamais on ne l’avait vu rien dépenser,même au cabaret, et pourtant, certains disaient qu’on l’avaittrouvé ivre plus d’une fois dans les bas chemins qui entouraient saloge.

La Goret aussi était de temps en temps« gaie de boire », ou, du moins, elle en avait lamine.

Leur loge, perdue au fond d’un trou,présentait l’image de la plus parfaite détresse.

Et pourtant, dès cette époque, ils auraient puacheter la moitié du canton et la payer comptant, haut la main.

Ils étaient laids à voir tous les deux, pourne pas dire repoussants ; la femme, qui se trouvait être debeaucoup la plus forte, battait l’homme cruellement.

Ils avaient l’air alors de deux terriblesamoureux.

Ceux qui les avaient écoutés, par hasard,derrière les haies, riaient bien en racontant qu’ils parlaientargent, les deux mendiants sordides, et or aussi, par cent millefrancs… par millions !

Leur fils, ils avaient un fils, qui était leplus vilain gars à dix lieues à la ronde, avait été exempté de laconscription pour cause de mutilation. Un commencement de procédureavait établi que le père et la mère l’avaient estropié de partipris avec un merlin à fendre le bois, pour éluder la loi.

L’instruction s’était arrêtée par pitié ;ils étaient si misérables !

Pour ces sortes de crimes, les paysans ne sontpas sévères entre eux. On n’en regardait les Goret ni mieux ni plusmal.

Le mari mourut vers 1831, faute d’une potionde quelques sous que le médecin des pauvres avait ordonnée et quesa femme ne voulut point lui acheter.

Il fut enterré par charité.

Quelques jours après son décès, Mathurine futtrouvée ivre au pied d’une borne de la route. À ceux qui lui firentdes reproches, elle répondit qu’elle était assez grande pour seconduire et que, si elle voulait, elle aurait quarante sous àdépenser tous les jours, et cinquante aussi, et un écu de troisfrancs, et…

On la crut folle.

Le lendemain, elle demanda ostensiblementl’aumône aux portes des maisons.

Sa fortune, ou, si mieux vous aimez, la véritéau sujet de sa fortune, éclata violemment comme un canon tropbourré qui crève.

En 1833, il y eut un travail commandé dans lesdépartements par le ministre des Finances. À peine avons-nousbesoin de dire que la conversion des rentes n’est pas une idéenouvelle. Dès le temps dont nous parlons, plusieurs États avaientconsolidé leur dette publique, à la grande édification deleurs créanciers battus.

Admirons, en passant, la politesse exquise dece mot « consolider une dette ».

Le travail commandé par le ministre était à lafois statistique et politique. Les agents financiers dugouvernement avaient mission de dénombrer les porteurs et des’assurer – en cas de besoin – le concours des rentiers principauxpour la conversion.

Il fut trouvé deux cent trente-troisinscriptions diverses, au nom de Mathurine Hébrard, formantensemble près de quatre cent mille livres de rentes !

Qui était cette Mathurine Hébrard ? Onvint aux informations. Il n’y avait qu’une Mathurine Hébrard.

Mais comme on s’amusa, les premiers jours, desquatre cent mille livres de rentes de la bonne femme !

La bonne femme qui avait laissé son mari alleren terre, faute d’une médecine de quinze sous ! La bonne femmequi avait haché la main droite de son petit gars pour qu’il restâtà lui biner son étroit carré de pommes de terre.

Ah ! c’était trop drôle aussi, les garset les filles en riaient tout le long des chemins en se tapantmutuellement dans le dos à grands coups de poing pour se témoignerleur tendresse.

C’était bien elle, pourtant, madegoy !c’était bien Mathurine qui était la rentière de ces rentes.

On mit huit jours à se fourrer cela dans latête.

Une fois que cela fut dans les têtes, leschoses changèrent comme par enchantement. Il ne s’agit pas deplaisanter avec l’argent. Le pays s’agenouilla devantMathurine.

Et Mathurine se redressa du même coup.

Ceci et cela tout naturellement, sans bassessed’un côté, sans faste de l’autre.

L’argent est Dieu. Les choses de la religiongardent toujours une certaine tournure simple et grande.

Mathurine s’habilla de neuf des pieds à latête et donna des souliers à son vilain gars qui fuma du tabac dela régie dans une pipe à couvercle de cuivre, comme les huppés dela foire. Ce fut pour lui le bon temps.

Mathurine abandonna son trou pour venirhabiter une ferme qui se trouva être à elle, comme beaucoupd’autres aux environs.

Elle prit un banc à l’église et donna un grossou à la quête.

Du passé, personne ne parla : au moinstout haut.

Il y avait autour d’elle un vague rempart derespect. Elle faisait peur et admiration comme ces incroyableshistoires qu’on ressasse aux veillées.

Mais elle était longue, l’histoire deMathurine : elle ne finissait pas en une fois.

Pendant des mois et des années, ce fut chaquejour quelque surprise nouvelle ; on apprenait, on apprenaitsans cesse. Mathurine était bien riche, la veille ; lelendemain, elle était toujours plus riche encore. Ceux qui aimentrire l’appelaient tout bas la marquise de Carabas, mais ce n’étaitpoint pour se moquer.

Dieu du ciel ! qui donc serait assezimpie pour se moquer du saint argent !

Seulement, à force d’apprendre, il y avait desgens qui redevenaient incrédules. Peut-on posséder tant quecela ? Il y a des richesses impossibles !

Elle traversait, la Goret, d’un pas majestueuxet calme, ces admirations et ces doutes. Du moment qu’elle avaitlaissé voir sa fortune, elle sentait qu’elle avait droit à lapublique dévotion. Son genre de vie était à peu près le mêmequ’autrefois, sauf qu’elle mangeait abondamment et buvait sans segêner.

Au presbytère et à la mairie on commençait àdire qu’elle « faisait beaucoup de bien ».

Et certes, cela ne lui coûtait pas cher.

Quant aux paysans, ses anciens bienfaiteurs,elle leur disait bonjour, quand elle était en belle humeur, etmême, elle leur tendait parfois sa boîte d’argent qui avait laforme des tabatières en corne du pays.

Pensez-vous qu’il en faille beaucoup davantagepour conquérir une solide popularité ?

Autour de la tête brutale et vulgaire quisurmontait le gros corps de la Goret, il y avait des rayons d’or.Elle était adorée, à la façon des divinités qu’on déteste.

Les jalousies respectueuses quil’environnaient s’élevaient à la hauteur de Pélion, entassé surOssa.

Mais comment s’était faite et agglomérée cettefortune prodigieuse dont nul ne connaissait bien le chiffre et àlaquelle les poètes du canton prêtaient des proportionsextravagantes ?

C’est simple et c’est éternel : aussisimple que la fondation de n’importe quel empire ou de n’importequel comptoir monumental.

Il faut d’abord un conquérant, un homme degénie, qui de rien fasse quelque chose : Romulus ou le premierRothschild.

Il faut ensuite des successeurs prudents etâpres à la besogne : non point Charles le Chauve ou Louis leDébonnaire ; c’est trop descendre, mais non plus des hommesd’initiative.

Tibère n’est pas mauvais, quand César a biencommencé et Auguste pompeusement achevé.

Le conquérant avait nom Mathau Goret.

Il était valet du chenil chez M. Gobertdes Nouettes, ancien fermier des sels, retiré aux environs de LaFerté avec de belles rentes.

Nous parlons ici des commencements de laRévolution française.

En 92, M. Gobert des Nouettes émigra.

Pour émigrer, il monta, avec sa famille ;dans cette fameuse berline, derrière laquelle on ficelait la mallequi contenait tant de louis d’or ! Quelleimprudence !

Mathau Goret était avec la malle. Il avait uncouteau de six liards. Les cordes étaient bonnes, et il eut bien dela peine à les couper, le pauvre garçon.

Mais enfin, il les coupa.

Et avec le quart des louis d’or que contenaitla malle, il acheta tous les domaines de son maître devenus biensnationaux.

Un tel point de départ donne tout d’abord lemotif de cette préoccupation de mystère qui tint pendant quaranteans la famille Goret à la gorge.

Il y a différents caractères : nous avonsconnu de ces conquérants qui ne se cachaient pas.

Les Goret se cachaient ; chez le pèreGoret qui étaient déjà vieux à l’époque de la conquête, chez GoretII, son fils et successeur, et chez « la Goret », femmeHébrard, notre héroïne, il y eut pendant près d’un demi-siècle lavague terreur d’être lapidé.

Je songe toujours à Jules Sandeau, monillustre ami, en écrivant ces lignes, et voici un détail que jenote spécialement pour lui.

En 1815, le fils Gobert des Nouettes revint ettrouva close la porte de l’ancienne maison de son père. Goret II,un juif normand, Tibère, moins Caprée, qui avait déjà des millionset qui pourrissait dans une indescriptible crasse, le rencontra aufond d’un bas chemin et lui demanda un sou pour acheter dupain.

Le fils Gobert lui en donna deux.

C’est comme cela qu’on dissimule son jeu, et,en outre, il y a les deux sous qui sont bénéfice.

Et plus on cache son jeu, notez bien, plus ongagne. Tout est gain, absolument tout.

On ne dépense rien ; bien mieux : onne peut rien dépenser. Les revenus s’accumulent, enflantdémesurément le capital.

Il y a ici une véritable fatalité qui gonflela fortune.

Seulement, le difficile est d’enfouir cemonstrueux amas de richesses. Il ne faut point hésiter à ledire : les successeurs ont besoin d’un talent plus grand quele fondateur lui-même. L’esprit s’étonne à compter la multitudeinsensée des actes à double face ; des fidéicommis[5], des contre-lettres et autreséchappatoires de chicane que doit produire un pareil travail.

Et tout cela solide, bien établi, maçonné à lanormande et défiant la mauvaise foi des dépositaires !

On admire, on s’effraie. Ces trois générationsde Goret ne savaient pas lire.

Mais ils avaient le sens inné de laruse ; ils savaient se faire servir, et payer au besoingrassement leurs serviteurs, eux qui se refusaient le nécessaire.Ils achetaient au loin de préférence. Du fond de leur ignorance,ils connaissaient par une intuition particulière aux juifs detoutes les religions le fort et le faible des valeurs.

Ils faisaient l’usure à Paris, à travers unedemi-douzaine d’intermédiaires.

Chacun des louis d’or volés par GoretIer valait une métairie maintenant.

Il faudrait ce qu’on appelle des nombres deraison pour chiffrer les produits possibles d’une pareillemécanique dans le cours d’un autre demi-siècle.

Et la mémoire de la Goret, réglée comme unlivre de commerce aux mille pages, multipliées, chacune, par dixcolonnes, contenait tout, ne mêlait rien. Elle refusait les piècesde deux sous faussés, même quand elle était ivre.

En 1835, au mois de juin, un homme vint dansle pays : un gros gaillard de bonne humeur qui achetait lesécus de six livres vingt sous les douze.

C’était un bénéfice d’autant plus clair que,dans le commerce, les mêmes pièces de six livres ne passaient quemoyennant quatre sous d’appoint.

On parlait de les démonétiser. L’hommes’appelait M. Lecoq. Il faisait pour la maison de banque J.-B.Schwartz et Cie, de Paris.

Les gens comme Mathurine Goret n’existent qu’àla condition de brocanter toujours et sur tout. Aussitôt qu’elleentendit parler de M. Lecoq et de son trafic, elle prit lesdevants et rassembla une quantité considérable de pièces de sixlivres qu’elle lui offrit sous main à quarante sous les douze.

M. Lecoq arriva, marchanda, causa. On butensemble, on jura de compte à demi, on fit affaire, et, trois joursaprès, M. Lecoq tapait sur le ventre de la Goret qu’ilappelait par son petit nom.

C’était en vérité un bon vivant, et ilapportait toujours une bouteille de quelque chose.

Le dimanche suivant, autour de l’église, dansle cimetière de Mortefontaine, les paysans disaient que si ceM. Lecoq n’avait pas été si jeune, Mathurine aurait peut-êtrebien fait la bêtise de l’épouser.

Ce M. Lecoq pouvait avoir quaranteans.

Au bout d’une semaine, il amena trèsmystérieusement chez la richarde un jeune homme d’une trentained’années qui coucha à la ferme, et, le lendemain, une des dames lesplus huppées du pays, Mme la comtesse du Bréhut de Clare, vintrendre visite à ce même jeune homme, chez Mathurine.

Le fils Goret, qu’on traitait à la maison unpeu moins doucement qu’un chien, dit dans le hameau que le jeunehomme avait reçu la dame couché sur son lit, et que la dame luiavait baisé la main.

Or, nous allions omettre de le mentionner, ily avait dans la famille Goret une histoire romanesque et mêmeinvraisemblable : une fois en quarante-deux ans, les Goretavaient fait l’aumône.

C’était du temps de Goret Ier, leconquérant.

Un homme et un enfant étaient venus de nuitfrapper à la porte de son taudis.

L’homme s’était donné pour un duc et pairfugitif ; l’enfant était le dauphin, fils de Louis XVI,échappé de la tour du Temple miraculeusement.

Je ne sais pas si Goret I eût secouru unesincère infortune, mais l’idée qu’il était en face d’un fils de roile frappa. Il se dit :

– J’aurai bon, s’il remonte jamais sur sontrône.

Et il alla marauder une poule dans levoisinage pour lui faire à souper. Bien plus, quand Louis XVII s’enalla, le lendemain matin, Goret Ier lui prêta une piècede 30 sous.

Goret II avait transmis cette légende à laGoret, qui ne connaissait pas de plus étonnant trait demunificence.

Le jeune homme, amené par M. Lecoq, restatrois jours à la ferme.

Chaque matin, Mme la comtesse de Clarevint le visiter et lui baiser la main.

Il était beau garçon, blanc de teint, châtainde cheveux et coiffé comme les têtes de Louis XV sur les monnaiesde 24 livres (on en voyait encore alors). Le fils Goret disait quesa mère et M. Lecoq s’étaient amusés tout un soir à comparerla figure du jeune homme avec l’empreinte d’un de ces louis de 24francs.

La Goret, qui avait bu beaucoup de cassis,s’était mise à genoux devant le jeune homme et lui avait donné sonchapelet à toucher, comme s’il eût eu pouvoir de le bénir.

Il s’appelait M. Nicolas, et quand ilparlait de son père qu’il nommait tantôt Saint-Louis, tantôtNaundorff, il faisait le signe de la croix.

Il partit après les trois jours écoulés,mystérieusement, comme il était venu.

Le fils Goret raconta que sa mère lui avaitoffert une bourse pleine d’or, au moment du départ, et qu’il s’enétait allé, de nuit, dans la voiture de Mme la comtesse deClare, escorté par quatre messieurs à cheval ; quis’appelaient entre eux monsieur le colonel, monsieur le comte etmonseigneur l’archevêque.

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