La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 3La mansarde

 

Paul Labre laissa échapper un grand soupir, etson dernier regard fut pour les persiennes closes derrièrelesquelles était son rêve.

Il poussa les battants de la croisée, qui, ense fermant, firent presque la nuit dans la mansarde. Il alluma unepauvre petite lampe à bec qui était sur la commode, et revints’asseoir devant la tablette du secrétaire.

Non, ce n’était pas un poète. Du moins, il nefaisait pas de vers. Les lignes serrées qui couvraient à demi sonpapier étaient égales et allaient jusqu’au bout de la page.

– Ysole ! répéta-t-il, comme si lamusique de ce nom l’eût charmé. Heureuse fille ! charmantsourire ! M’a-t-elle jamais vu quand je m’arrêtais sur sonchemin ? Elle doit être bonne, j’en suis sûr, bonne comme lesanges. Si j’avais gardé le pauvre bien de mon père, j’aurais pum’approcher d’elle ; si j’étais un mendiant, elle me feraitl’aumône… Mais tout est bien. Si ma main avait seulement effleuréla sienne, je n’aurais pas le courage de mourir !

Un larifla, fla, fla, chanté faux et en chœurpar des accents alsacien et marseillais réunis monta des étagesinférieurs. On dînait dans les cabinets. Quelques jurons auvergnatsoù chaque R valait un tour entier de crécelle ponctuaient lamélodie. La cloison à droite en entrant laissa passer trois petitscoups frappés discrètement, et une voix douce cria :

– À la soupe, monsieur Paul, s’il vousplaît ! La vôtre est au chaud. M. Badoît arrive.

Paul Labre venait de tremper sa plume dansl’encre.

– Je n’ai pas faim, ma bonne madame Soûlas,répondit-il. Dînez sans moi.

– Qu’est-ce que c’est que toutes cesaffaires-là ! gronda la bonne grosse voix de Badoît ; cechérubin-là me fait de la peine. Je parie que nous allons le voirmalade !

– Allons, monsieur Paul, repritMme Soûlas, un peu de courage ! Vous savez bien quel’appétit vient en mangeant.

La plume de Paul courait déjà sur lepapier.

Nous avons dit « la cloison » enparlant du mur qui séparait Paul Labre de ses interlocuteurs.C’était, en effet, à cause de la conformation des lieux, un simplepan de briques, posées debout et fermant le côté droit de lachambre, à partir de l’endroit où la courbe cessait.

Au contraire, le pan opposé, légèrementrenflé, avait toute l’épaisseur des pierres de taille, bâtissant latour du coin.

Cependant, au moment où Paul Labre commençaità écrire, ce bruit sourd et continu que nous avons entendu tant defois et qui déjà l’avait arraché à son travail se fit ouïr denouveau.

Il semblait que des mineurs fussent occupés àpratiquer une sape de l’autre côté de la muraille, massive comme unrempart.

La plume de Paul resta un instant suspendue.Il écouta. Puis il murmura, comme il avait fait pour le foulardrouge :

– Que m’importe désormais ?

Et il se reprit à écrire.

Dans la chambre où était Mme Soûlas oncontinuait de causer tranquillement, et l’on causait de Paul, carson nom prononcé revenait à chaque instant. Mais il n’entendaitplus. Sa plume allait et traçait la suite d’une longue lettre.

Ce qu’il écrivait était ainsi :

« … J’arrive à l’aveu terrible et que jene pouvais te faire qu’au dernier moment. Ce M. Charles, chezqui M. Lecoq m’avait placé, s’appelait V… de son véritablenom. Je l’ignorais.

« Tu as bon cœur, Jean, tu n’accuseraspas notre mère qui avait sollicité elle-même l’appui de ce Lecoq,dont je t’ai déjà parlé, dont je te parlerai encore. La misèreétait dans la maison, la vraie misère, et ma mère continuait dejouer toujours.

« C’était pour moi qu’elle tentait ainsila fortune ; elle m’aimait bien.

« Tu n’étais plus là, toi qui l’auraisguidée. Mais je t’ai dit ces choses vingt fois déjà : ma mèreétait sans ressources, malade, et son état mental m’épouvantait.Pour lui donner, moi, son dernier morceau de pain, j’avais accompliun sacrifice dont la terrible portée m’était tout à faitinconnue.

« – Bientôt, je vous mettrai àl’épreuve.

« Ce soir-là, qui décida de ma vie et dema mort, le chef de la 2e division de la préfecture vintvoir M. V… dans son cabinet. Il lui donna un ordre, etM. V… qui obéissait quand il voulait, répondit :

« – Moi, je ne me charge pas decela ; je suis pour les voleurs. Dans la politique, on attrapedes coups de pistolet, et je n’aime pas ça. Mais j’ai un petitbonhomme qui a le diable au corps : un vraicasse-cou !

« – Va pour le petit bonhomme, répliquale fonctionnaire, pourvu que le général soit arrêté ce soir, sansbruit et proprement.

« Le petit bonhomme, c’était moi.

« Notre mère croyait, elle l’a crujusqu’à sa dernière heure, que j’avais un petit emploi dans unbureau de commerce.

« Et Dieu sait que j’avais fait de monmieux pour me placer ! Mais je savais tout ce qu’on apprendaux enfants riches ; j’ignorais, j’ignore encore tout ce qu’ilfaut connaître pour gagner honnêtement sa vie.

« Notre pauvre mère se croyait toujourssur le point de faire une immense fortune. La fièvre lui donnaitdes rêves ; la nuit, elle parlait tout haut ; elle disaitsouvent :

« – Voilà quarante-sept tirages que jenourris ce quaterne ! Il sortira. Dieu n’est pasméchant : pourquoi n’exaucerait-il pas un jour ou l’autre mesneuvaines ? M. Lecoq sait tout et voit tout ; ilguette pour moi une hausse sur les fonds espagnols, et si j’avaiseu le capital nécessaire pour pousser à bout sa grande martingale,nous roulerions sur l’or !

« C’était à moi qu’elle disait tout celad’un ton persuasif et doux, comme si elle eût répondu à desreproches que jamais, Dieu merci, je ne lui ai adressés.

« Le jeu n’était plus pour elle unepassion, mais bien sa vie même. Il n’y avait plus rien en elle quele jeu et la tendresse profonde dont elle m’entourait ; maiscette tendresse elle-même, égarée et empoisonnée par sa manie, lasollicitait à jouer.

« À son sens, j’étais fait pour être ungrand seigneur ; elle m’admirait par la pensée dans mon rôled’homme puissamment riche : cavalier accompli, homme du mondeéblouissant, chasseur sans rival, que sais-je ? Elle m’a ditune fois : « Ma première vraie larme fut quand on remitdes parements neufs à ton habit du dernier hiver. C’est là que jevis toute l’horreur de notre misère ! »

« Manger du pain sec n’était rien. Maisn’avoir pas un habit irréprochable et à la mode exacte du moment,moi le futur maître des salons parisiens !…

« Je ne sais pas pourquoi je te dis cela,Jean, mon frère. J’étais bien enfant quand tu quittas la France.Quand j’appelle ton souvenir, je vois un grand jeune homme souriantet hardi, avec des cheveux châtains bouclés. C’est tout. Les traitsde ton visage m’échappent et je ne t’ai retrouvé parfois qu’en meregardant dans une glace aux heures si rares de mes gaietésd’adolescent.

« Je voulais t’écrire seulement quelqueslignes : un testament, pour te dire avec une brève franchisecomment j’ai vécu et pourquoi je meurs.

« Et voilà déjà de longuespages !

« Je ne crois pas que ce soit frayeur dugrand moment : je ne cherche pas un prétexte pour retarderl’heure. Non. Notre père était un soldat ; notre mère estmorte en souriant ; nous sommes braves.

« J’ai prouvé que j’étais brave.

« Mais je ressens un indicible plaisir àcauser ainsi avec toi, mon frère, la dernière goutte de sang vivantqui reste de notre famille, mon unique ami, mon seul parent.

« Et qu’importe une heure de plus ou demoins, puisque ce sera la dernière ?

« J’en étais à te dire comme quoiM. Charles me proposa au chef de la deuxième division pourarrêter le général comte de Champmas, conspirateur d’espèceparticulière qui voulait réunir en un seul corps de bataille lesrépublicains, les carlistes et les bonapartistes. Paris ne parlaitque de barricades, les pavés de la rue Saint-Merri n’étaient pasencore remis en place ; il y avait dans toutes les classessociales une bruyante et ardente fermentation. Le pouvoir comptaitpeu d’amis.

« – Qu’est-ce que c’est que ce petitbonhomme ? demanda le fonctionnaire.

« – Un gentilhomme ruiné, réponditM. V…, le jeune Labre… un petit lion !

« – Qui lui donnerez-vous pour lesoutenir ?

« – Personne.

« – Et que fera-t-on pour lui, s’ilréussit, comme nous le voulons, sans scandale et sansbruit ?

« – Rien. C’est un instrument, ni plus nimoins, répliqua M. V… Quand je prête un instrument, je veuxbien qu’on s’en serve, mais je ne veux pas qu’on me le gâte.

« Cette conversation m’a été répétéetextuellement par le général que j’allai voir dans sa prison, etdont je suis devenu l’ami. Cela m’étonne, car tu sais déjà que jel’arrêtai et qu’il est encore prisonnier à cette heure. Soistranquille : je meurs homme de cœur et d’honneur.

« Il y avait juste cinq mois queM. V…, ou M. Charles, me comptait deux louis par semainepour ne rien faire. Je l’avais vu rarement.

« M. Lecoq, qui m’avait adressé àlui, et qui a exercé une si grande influence sur la destinée de mamère, m’était totalement inconnu. Notre mère étaitmystérieuse de caractère, et je crois qu’elle avaitvaguement conscience de ce fait que M. Lecoq était l’auteur desa ruine, mais elle se confiait à lui tout de même. Seulement, elleavait honte.

« Pour moi, M. Lecoq etM. Charles étaient deux « hommes d’affaires »,tenant chacun une agence de renseignements pour le commerce.

« Il m’est venu à l’idée, depuis, queM. Lecoq et M. V… étaient peut-être le même homme.

« Je n’aurai pas le temps de vérifier cesoupçon.

« M. V… me dit son nom, ce soir-là,et j’eus froid jusque dans la moelle de mes os. Tout ignorant quej’étais, j’avais dix-neuf ans, et les petits enfants, à Paris,savent quel est le métier de M. V…

« Il me fit appeler à dix heures dusoir.

« Il avait un habit de bal, une cravateblanche et plusieurs crachats d’ordres étrangers. Cette splendidetoilette avait été faite à mon intention. La question de savoircomment je le jugerais au lendemain de cette mascarade luiimportait peu ; il voulait m’éblouir, ce soir, et ilm’éblouit.

« J’ai été agent de police, mon frère, etc’est pour cela que je me tue. Je t’ai promis de te raconter l’acteunique, accompli par moi dans ces fonctions douloureuses et taxéesd’infamie. J’hésite.

« La mort de notre mère m’a déchargé dudevoir de vivre.

« La vue d’Ysole m’a enseigné la honte etle désespoir. J’ai compris qu’il fallait mourir seulement lorsquele souffle d’amour a éveillé mon cœur.

« Je me suis demandé : Puis-je êtreaimé ? Ma raison a répondu : Non, c’est impossible.

« Mon parti a été pris.

« Ysole ne saura jamais que le rêve d’unmalheureux tel que moi a outragé sa noble et souriantejeunesse.

« J’hésite. J’ai peur que tu ne mecomprennes point. Au premier aspect, le plan de M. V… pourm’amener à ses fins doit paraître puéril et absurde. Il l’était eneffet. Cet homme véritablement habile, ce jugeur de consciencesavait choisi une voie absurde parce que je ne savais rien du monde,et puérile, parce que j’étais un enfant.

« Il me dit : … »

Ici Paul Labre écrivit successivement unedouzaine de mots qu’il raya tour à tour. Quelque chose l’arrêtaitdans son récit qui était une plaidoirie. Il sentait la vérité siinvraisemblable qu’il n’osait l’exprimer.

Tous ceux qui ont écrit non pas seulement deslivres, mais des lettres importantes, savent cela.

Tant que la plume court, il est faciled’isoler sa pensée.

Aussitôt que la plume s’arrête, la voix deschoses extérieures est de nouveau entendue et redouble sesimportunités.

Le bruit du marteau de démolisseur revint auxoreilles de Paul et s’empara de lui tyranniquement. Il lui parutque la vieille masure tremblait sous ces chocs répétés.

Dans ce pauvre monde où vivait Paul, dans cecercle étroit d’humbles connaissances qui l’empêchait d’être tout àfait solitaire, on racontait souvent d’étranges et lugubres drames.La poésie de ces couches sociales n’est pas gaie, et les légendesdu coin du feu, là-bas, ont presque toujours odeur de sang.

La proximité de la Préfecture de policen’était pas, comme on pourrait le croire, un motif de sécurité. LesAnglais, qui sont portés par tempérament vers le calcul desprobables et le travail de déduction ont, les premiers, découvertque le crime, dans son éternel jeu de cache-cache, aime à serapprocher du regard qui l’observe. Au moral et au physique, on nevoit pas bien de trop près. L’œil de l’esprit et l’œil du corps ontleur point comme les lorgnettes.

Les environs immédiats de la préfecture, àParis, comme ceux du metropolitan-police, à Londres, nejouissent pas d’une bonne réputation.

Il y a des courants pour les sinistres voguesaussi bien que pour les succès d’art. Au temps dont nous parlons,la monstruosité à la mode était l’emmurement de la ruePierre Lescot, où un malheureux provincial venait d’être maçonnéderrière les lambris d’une Cythère de bas étage.

Le mot se disait : « emmuré ».La chose, renouvelée du Moyen Age, effrayait et divertissait lesimaginations, avides de brutal émoi.

Paul Labre se prit à écouter.

L’idée d’un homme emmuré dans lesépaisses parois de la tour voisine naquit en lui, malgré lui.

Aussitôt née, cette idée s’empara de soncerveau. Il se leva et courut vers la porte du carré qu’il ouvritpour la seconde fois. Sur le carré, les bruits de la gargotemontaient par l’escalier en colimaçon comme dans un entonnoiracoustique. Les cabinets particuliers de tous les étages envoyaientleur contingent de fracas confus, mêlés à de véhémentes odeurs devictuaille. Les couteaux et les fourchettes grinçaient, lesassiettes claquaient, les dames glapissaient ou hurlaient, leshommes riaient ou juraient : par-dessus le tout, des chantsrauques éclataient. L’établissement Boivin allait bien. C’étaitl’heure.

Impossible d’entendre autre chose quel’établissement Boivin.

Paul Labre jeta un regard à la porte dedroite : la porte de la tour. Elle ne laissait rien deviner.Tout semblait calme au-delà de ce seuil, où se dressait une minceraie lumineuse.

Il rentra. Dès qu’il fut dans sa chambre etque la porte en fut close, le bruit du marteau recommença. Paul sedirigea vers la croisée.

En l’ouvrant, sa main tremblait.

Comme il mettait la tête au-dehors, son regardse tourna malgré lui vers la maison à deux étages qui confinait aumur du jardin de la Préfecture et dont la façade donnait sur lequai des Orfèvres. La nuit était venue. Au second étage de cettemaison, une lumière, placée à l’intérieur, envoyait ses rayons surle balcon, précisément de manière à éclairer le foulard rouge quiflottait aux barreaux.

Les persiennes du premier étage avaient étéouvertes. Derrière les rideaux de mousseline, dans un salonfaiblement éclairé, on voyait la silhouette d’une jeune femmedebout et dont le regard semblait épier le quai, par-dessus laclôture du jardin.

– Ysole ! prononça encore Paul Labre.

Et tout le profond amour que grandissent lasouffrance et la solitude était dans ce seul nom, murmuréplaintivement.

Vous l’eussiez affirmée belle, cette jeunefemme dont on ne voyait point les traits. Sa pose avait la grâcehardie et souveraine de celles qui ont le droit d’être admirées. Lalumière brillantait en se jouant les contours de sa coiffure etdessinait d’un trait précis les élégances juvéniles de sataille ; elle attendait ou elle rêvait. Parfois, son front,qui brûlait peut-être, se collait à la fraîcheur des carreaux.

L’âme de Paul était dans ses yeux. Il nesavait plus pourquoi il avait quitté son travail.

Tout à coup, la belle jeune fille eut un grandtressaillement et se retourna. Elle bondit en avant comme si lajoie l’eût soulevée. Ses deux bras s’ouvrirent en un geste de folletendresse. À travers la mousseline, Paul, dont le cœur se brisait,crut distinguer l’ombre d’un homme.

Ce fut tout. La mousseline transparente cessade donner accès au regard. La nuit s’était faite dans le salon dupremier étage.

Mais, au même instant un homme parut au balcondu second. Une allumette phosphorique brilla, le temps de mettre lefeu à un cigare, puis l’homme se retira.

Le foulard rouge ne flottait plus auxbarreaux.

Paul voyait cela comme en un rêve.

À deux pieds de son oreille, un coup demarteau fut donné si violemment à l’intérieur de la tour, dont ilaurait pu toucher la paroi renflée en étendant la main, qu’unfragment de maçonnerie extérieure, arraché par le contrecoup, tombaavec bruit dans le jardin de la Préfecture.

Paul écouta machinalement, sans détacher sonregard de cette maison où était son cœur.

Ce violent choc était apparemment le dernier.L’intérieur de la tour devint silencieux.

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