La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 22À bas Chamoiseau !

 

La Ferté-Macé est une ville de cinq à sixmille âmes, chef-lieu de canton, fabriquant des coutils, descotonnades, du trois-six, des tabatières et des casse-noisettes enbuis.

Tout le monde y est riche.

Pour ceux qui aiment à faire longue etplantureuse ripaille, ses auberges sont célèbres à vingt lieues àla ronde.

Les filles y sont jolies et les gars avisés,bien qu’ils se disent, entre sexes différents à l’heure duberger : « Je t’éaîme », en pur normandnormandant.

M. Badoît, le digne homme, dont nous neparlons pas souvent parce qu’il ne fait pas grand-chose, avait prisses quartiers à l’hôtel du Cygne-de-la-Croix et faisait honneur àla table d’hôte : il jouissait du sincère appétit qui est lefruit d’une bonne conscience.

Sans vouloir en rien nuire aux personneshonorables qui pratiquent la détection privée après avoirpris leurs degrés à la grande vénerie de la préfecture de police,nous engageons tous ceux qui ont une aiguille à chercher dans unecharretée de foin à mettre des lunettes sur leur propre nez pourfaire eux-mêmes leur besogne.

Ce genre de chasse est métier d’artiste, aprèstout ; il exige une somme considérable d’initiative, unegrande spontanéité et quelque vocation à couper dans lessentiers téméraires : toutes choses que les habitudesadministratives émoussent ou tuent.

Les boutiques mystérieuses où ces chercheursnon brevetés, plus nombreux à Paris qu’on ne pense, vendent leursorcellerie, sont pour nous aussi fantastiques que la cavernecapitonnée où Mme Oracle, assistée de son diplômé, distribuedes consultations somnambuliques.

Du haut des cieux, en vérité, les charlatansdu Moyen Age doivent rire en voyant les atroces plaisanteries quiremplacent leurs naïvetés, mises au rebut !

S’il vous faut absolument quelqu’un, prenez unchien libre, un animal sauvage, Clampin, dit Pistolet, par exemple,pourvu qu’il ne soit pas encore parvenu à se ranger.

M. Badoît était rangé, archirangé. Ilcherchait avec mesure et méthode, selon la règle qui est de nepoint trouver.

M. Badoît avait néanmoins sur sescollègues un grand avantage : il admirait Pistolet. C’étaitbeaucoup. D’ordinaire, tous les savants qui n’ont pas inventé lavapeur la nient.

Quand Pistolet arriva à l’auberge duCygne-de-la-Croix avec son protégé Vincent Goret, qui lui avaitservi d’écuyer et de guide, il ne produisit pas un énorme effet surles gros marchands de toile. On lui trouva méchante mine devoyou, et c’était justice. Il n’en dîna pas moinsloyalement, prenant ses aises ici comme partout, et trouvant mêmeoccasion de faire quelques allusions à la haute vie qu’il avaitmenée dans l’intimité de Bobino, l’un des premiers théâtres de lacapitale.

Aux questions de Badoît, il se bornait àrépondre :

– J’ai retrouvé Mèche, toujours agréable etfidèle, au milieu des sociétés huppées dont elle est désormaisl’ornement. Ça a été pour nous le signal du bonheur. On va causerdans le particulier après dîner. Tout est enlevé, et j’en apporteun échantillon dans la personne du petit bêta, ici présent, qu’estle plus joli de l’histoire !

M. Badoît, impatient, voulait quitter latable ; mais Pistolet, approuvé en ceci par Vincent Goret, nefit pas grâce d’un seul plat.

– Voilà ! dit-il enfin en buvant ladernière goutte de son gloria. Montons chez vous, patron, pour ydéposer le bancroche, qui vaut je ne sais plus combien de millemillions. Il est trop mal tenu pour le mener à la gendarmerie.

– À la gendarmerie ! répéta Badoîtétonné.

– On vous dit que ça s’avance vers ledénouement, repartit le gamin. Ça finira par la scène du duel, oùle traître a placé un affidé avec une carabine chargée, dans leshalliers du ravin de la montagne, pleins de ronces et d’épines,pour démolir M. Paul Labre, censé, en feignant que ça soit leshasards d’un combat singulier.

– M. le baron se bat en duel !s’écria l’ancien inspecteur.

– Ne m’en parlez pas ! Faut que ça gênele travail, les gens comme lui, vous savez bien, toujours dans lesjambes et à la traverse. Les Habits Noirs sont les témoins del’assassin de son frère, comme de juste. Ça fera tout de même uncrâne tableau. Vous ai-je dit qu’ils avaient fait passer le goût dupain à maman Soûlas ?

Badoît pâlit et murmura :

– Madame Thérèse est morte !

– Pauvre Minet ! dit le gamin. Mou, mou,mou… Avait-elle une voix douce pour son âge, c’te femme-là !Je sentais qu’on allait la victimer, mais je croyais avoir letemps… Ah ! patron ! ça marche vite !

« Toi, s’interrompit-il en s’adressant àVincent qu’il venait de pousser dans la chambre de l’ancieninspecteur, couche-toi par terre et dors ; si tu bouges, unetrempée ! Quand tu auras hérité de ta maman, on te parleraavec plus de politesse pour ton argent, si tu en es prodigue.

Il passa son bras sous celui de M. Badoîtet poursuivit en redescendant l’escalier :

– Ce n’est pas un vain songe, patron, c’estpour la maman de cet animal-là que toute la clique et reclique desFera-t-il-jour-demain empoisonne le pays. Elle a de quoiacheter Paris et la banlieue avec la moitié de ses économies…Attention, je commence : primo, d’abord, c’est M. Labrequi doit payer la loi pour la chose que maman Soûlas a étéassassinée…

À dater de cet instant, l’ancien inspecteurn’interrompit plus. Pistolet lui raconta à sa manière, mais avecune lucidité parfaite, tout ce qu’il avait vu, tout ce qu’il avaitdeviné, tout ce qu’il avait surpris.

M. Badoît perdait pied littéralement danscet océan d’intrigues. Il était de Paris ; il avait juste lasomme d’imagination qui distingue le pur indigène des bas quartiersparisiens : le vrai provincial de Paris.

Le côté excentrique et campagnard del’histoire lui parut invraisemblable comme une féerie. Les HabitsNoirs étaient des malfaiteurs sérieux.À son sens, ils nepouvaient user les immenses ressources de leur association à depareilles folies.

– Patron, lui dit le gamin, vous êtes un hommede bonnes mœurs et juste ce qu’il faut pour réussir dansl’administration ; mais vous n’avez pas voyagé, ça vousdéforme. En Esquimotie, j’ai trouvé un mari qui m’a donné un petitverre d’eau-de-vie de baleine, deux pipes de tabac, une oreilled’ours et un bonnet de nuit en arêtes de poisson pour que j’accordemes faveurs à sa dame ; son honneur en dépendait. Chaque pays,chaque toquade. Les Habits Noirs ont mis leur mécanique à la portéede la localité. Rue Saint-Denis, chez nous, ils auraient changé leLouis XVII en milord anglais, voilà tout. Quant aux milliasses dela bonne femme à barbe, garantis première qualité, toutlaine !

On arrivait à la porte de cet édifice quiporte, sous le drapeau tricolore, dans toutes les petites villes,la solennelle légende : Gendarmerie départementale.

Pistolet était d’opinion qu’on se servît, pourmettre la force armée en mouvement, de la simple déclaration dumeurtre commis sur la personne de Thérèse Soûlas.

Il se trouva que l’autorité, déjà informée,avait fait le nécessaire.

La tête de M. Badoît n’était ni assezlarge ni assez forte pour contenir tout ce que lui avait dit legamin. Il parla, en un moment où celui-ci faisait de la diplomatieavec le brigadier.

Il parla de M. Nicolas, des gens deParis, de la conspiration et des étranges batteries dirigées contrele coffre-fort de la Goret.

La prudence des sénateurs de La Ferté-Macén’avait pas été mise à une pareille épreuve depuis la fondation dela ville.

Il y eut conseil, et, dès l’abord,M. Badoît fut en butte à de violents soupçons. La tournure deson aide de camp Pistolet ne contribua pas peu à ce résultat.

Après une délibération longue et un peuconfuse, le juge de paix, le commissaire de police et le derniergendarme disponible, commandé par le brigadier, durent prendre laroute de Mortefontaine, pour arrêter le baron d’Arcis, contre quis’élevaient des préventions formidables, et ramener probablement enfourgon cet officieux M. Badoît, avec son aide, porteur d’unesi méchante mine.

Tel était l’avis général, parmi lesreprésentants de l’autorité, à La Ferté-Macé.

Les magistrats partirent en charrette, lesdeux gendarmes allèrent à cheval, ainsi que M. Badoît etPistolet, qu’on gardait positivement à vue.

Vincent Goret fut laissé à l’hôtel.

Il pouvait être quatre heures du matin, quandla caravane se mit en marche.

M. Badoît était agité de fâcheuxpressentiments. Il n’y a pas au monde, auprès des petitsfonctionnaires, une plus mauvaise recommandation que le titred’ancien agent. On ne quitte pas cette place, si misérable qu’ellepuisse paraître, sans y être forcé.

Jusqu’à plus ample informé, un ancien agentest pour tous ceux qui s’y connaissent un agent destitué.

Ajoutez à cela l’antagonisme desfonctionnaires de province contre les bureaux de Paris et vouscomprendrez la mélancolie de ce malheureux Badoît, combattant seulet sans secours en pays ennemi.

Il voulut causer avec Pistolet. Pistolet luitourna le dos en disant :

– Patron, tout le monde ne peut pas inventerla poudre. L’atout vous manque, quoi ! Dans ces cas-là, fautpas jouer de son jeu. Boudez.

Et il poussa son bidet de façon à se mettresur la même ligne que le grand cheval du brigadier.

– Il y a du temps assez que je connais le nomde Chamoiseau, commença-t-il d’un ton insinuant. Je ne m’attendaispas à avoir l’avantage de faire la connaissance du militaire qui leporte avec honneur.

Dans la cour de la gendarmerie, Pistolet avaitentendu qu’on appelait le brigadier : M. Chamoiseau.Celui-ci répondit :

– Le bavardage est un inconvénient dans mongrade. Filez à gauche !

Pistolet murmura :

– Parler n’est pas bavarder et le tempsapproche où vous en occuperez un plus haut, de grade, s’il y a unejustice dans le gouvernement.

Le brigadier se tint plus droit sur soncheval.

– On vous observe de filer en douceur, dit-ilgravement ; nous n’avons ni le même âge, ni la même tenue, nila même position dans la société.

Le gamin se dit :

– Ça serait drôle de passer la jambe augendarme. Heureusement, je suis dans la cavalerie.

Soulagé par cette réflexion, il reprit avechumilité.

– Vous êtes grand et je suis petit, ça, c’estvrai, brigadier ; mais n’empêche que j’ai fait partie commevous de l’armée française. À la suite d’importants voyages autourdu monde, entrepris pour me ranger en perfectionnant mon éducationet la langue maternelle, j’ai servi zéphir à Alger, tel que vous mevoyez.

Le brigadier resta un instant silencieux, puisil laissa tomber ces méprisantes paroles :

– Le gendarme est le choix du militaire, lescompagnies de discipline en sont l’écume. Je vous réitère de filerau large et de plus en plus péremptoirement.

La patience n’était pas le fort de Pistolet.Il interrogeait déjà sa téméraire imagination pour savoir commenton pourrait bien se passer des gendarmes et de l’autorité de LaFerté-Macé qui, évidemment, étaient mal disposés, lorsqu’il eutl’idée de jeter ce dernier mot :

– On en fréquente de plus huppés que vous,brigadier, nourrissant des rapports avec l’administration centrale,d’où se répandent sur toute l’étendue de la patrie les avancements,faveurs et gratifications. On n’avait qu’un but, c’était de savoirpourquoi le nommé Louveau, dit Troubadour, a le bras gauche décoréde cette devise : À bas Chamoiseau !

Le brigadier avait écouté les premiers motsavec une superbe indifférence ; mais au nom de Louveau, ditTroubadour, il tressaillit comme si sa selle d’ordonnance se fûthérissée d’aiguilles.

Tant il est vrai que les cœurs les plushautement cuirassés contre l’émotion ont leur endroit sensible.

Pistolet voyait tout. Le mouvement du bravehomme n’avait pu lui échapper. Il se hâta d’ajouter en faisantdemi-tour à gauche :

– Conséquemment, puisque ma conversation a ledon de vous déplaire, à l’avantage.

– Jeune homme, dit le brigadier d’un tonradouci, faites-moi l’amitié de rester. J’ai à vous interroger.J’ai connu ce Louveau dans les temps. Êtes-vous camaradesensemble ?

La loyauté de la gendarmerie est proverbiale,mais il n’y a point de guerre possible sans stratagème. Lebrigadier tendait ici un piège.

Pistolet répliqua ingénument :

– À peu près comme le loup est le camarade del’agneau dans Les Fables de La Fontaine, qu’est une piècede Bobino, représentée avec succès en 34.

– Où avez-vous vu le particulier, jeunehomme ?

– Ici, dans le pays, où j’ai passél’inspection de ses bras, tatoués du haut en bas, pendant qu’ildormait, en patache.

– Y a-t-il longtemps ?

– C’était hier… six ou huit heures avant lachose que la veuve Thérèse Soûlas ait été victimée à laBelle-Vue-du-Foux.

Certes, Pistolet avait mauvaise mine, mais sonstyle élevé allait au cœur du brigadier. La gendarmerie est folledu beau langage.

– Jeune homme, dit Chamoiseau, qui ralentit lepas de son coursier, si le zéphir n’a pas de conduite, c’est lafaute à sa jeunesse orageuse. On en cite des traits de bravouredans tous les journaux. Vous m’inspirez de l’intérêt, malgré votredégaine qui laisse trop à désirer.

– Ah ! fit Pistolet, à qui ledites-vous ? Ma carrure élégante a fait mon malheur. Je ladois à la fréquentation des jeunes artistes dramatiques à la modedans Paris. Est-ce que vous ne seriez pas partisan de contre-pincerLouveau, dit Troubadour, brigadier ?

Le ton de celui-ci devint tout à faitamical.

– Si vous m’en communiquez l’occasion,jeunesse, répliqua-t-il en baissant la voix, je vous ferai lapolitesse d’un déjeuner bourgeois à l’auberge.

– Tope ! s’écria le gamin.

À dater de ce moment, Chamoiseau et lui furentune paire d’amis. Chamoiseau expliqua comme quoi le Troubadour luiavait déjà passé deux fois par les mains.

– À la troisième, on fera une croix,conclut-il, et j’aurai l’honneur qu’il ne s’écrira plus sur lecorps d’autres invectives contre ma personne. Je l’ai déjà flanquéà Brest et à Toulon ; reste Rochefort ou la guillotine. C’estdes jeux de la destinée qui divertissent le gendarme, sans prouverqu’il a un mauvais cœur.

Quand les premières lueurs du jour semontrèrent, Pistolet et son brigadier chevauchaient à plus de centpas en avant de la caravane.

Le brigadier était incapable de trahir lessecrets de l’autorité, mais Clampin l’avait vidé comme une noix decoco.

Il savait que le faux prince avait pris lesdevants avec résolution et habileté, qu’on avait pour lui beaucoupde respect dans le petit monde officiel de La Ferté-Macé et qu’ilétait en outre protégé par des instructions venues de Paris.

Clampin savait, de plus, qu’au contraire,toutes les autorités normandes regardaient déjà la culpabilité dePaul Labre comme probable.

Au moment où on arrivait en vue deMortefontaine, cinq heures sonnaient à la petite église.

Pistolet quitta son compagnon endisant :

– Brigadier, je suis de votre avis. C’est descontes à dormir debout qu’on fait sur les Habits Noirs, etM. Nicolas est un honnête propriétaire, mais Louveau, ditTroubadour, par exemple…

– Celui-là, c’est mon affaire, jeunehomme !

– Brigadier, dans trois quarts d’heure, à lalisière du taillis qui est à droite de la Belle-Vue-du-Foux –ouvrez l’œil !

Pistolet rejoignit le gros de la caravane ettoucha le bras de M. Badoît en murmurant :

– Vous, patron, c’est de ne rien faire. Vousentendez : rien, rien, rien !

La gaule qu’il tenait à la main souffleta lesoreilles de son bidet, et il partit au grand galop.

Dix minutes après, il sonnait à la porte duChâteau-Neuf-Goret et exigeait impérieusement d’être introduitauprès de M. Lecoq de La Perrière.

En entrant dans la chambre de ce dernier ildit :

– Maître, je ne veux pas que vousm’interrogiez. Ce que je vais vous apprendre, je le sais par unefemme : vous m’écraseriez avant de m’arracher son nom. Entrevous et le prince, c’est désormais à qui frappera le premier. Sivous ne tuez pas, il vous tuera, vous voilà averti ; je nedemande rien pour ça. Serviteur de tout mon cœur.

Ayant ainsi parlé, Pistolet fit mine desortir ; mais M. Lecoq était déjà entre lui et laporte.

Le gamin se laissa barrer le passage. QuandM. Lecoq poussa le verrou, il dit seulement :

– Causons vite et bien, j’ai de l’ouvrage.

M. Lecoq et lui causèrent. En se quittantils avaient l’air d’être une paire d’amis.

À la suite de cette entrevue, Pistolet remontaà cheval et s’en alla au rendez-vous de son brigadier, pensant àpar lui :

– On n’a toujours pas épargné son bœuf à lamode ! Mazette. Le tableau du duel va chauffer.

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