La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 21Étude de notaire

 

Les appartements sont vastes, rueVieille-du-Temple. C’était une grande pièce, haute d’étage ettapissée de vert sombre. On y respirait une véhémente odeur depapier renfermé.

Entre toutes les méchantes odeurs, celle-làest la plus haïssable.

Il y avait trois tables, disposéesrégulièrement et tenant presque toute la longueur de la pièce.

Chacune de ses tables portait à son centre undouble casier, ce qui faisait six bureaux alignés.

Une seconde chambre, plus petite, montrait parsa porte ouverte un septième bureau.

Toutes les tables étaient occupées, exceptél’un des bureaux de celle qui touchait à la porte d’entrée de lagrande chambre.

Nous avons pu voir des études de notaires quiétaient des salons ou des cabinets ministériels. Les chosesmarchent. Mais nous sommes ici au Marais en 1835.

Sur la porte ouverte de la seconde chambre, onlisait au milieu d’une plaque de cuivre :Maître-clerc.

Sur une autre porte, située à l’autre bout dela principale chambre et qui était fermée, on lisait :Cabinet.

Dans ce dernier sanctuaire respiraithabituellement maître Hébert de l’Étang des Bois (Marie-Pierre),successeur de Maître Souëf (Isidore), trésorier de la Chambre,sous-lieutenant dans l’artillerie de la garde nationale, et membrede plusieurs sociétés chantantes.

C’était un homme important, bien posé, ayantdes opinions politiques et doué d’un grand estomac.

M. Souëf (Constance), neveu du précédenttitulaire et premier clerc, était un jeune homme d’avenir, portantlunettes et garde-vue vert. Il avait des fausses manches enlustrine jaune qui lui allaient bien et louchait des deux yeux.

Le second clerc Mahoudeau frisait laquarantaine. Il avait du ventre et une figure à pipe ; faussesmanches vertes, avenir nul.

Le troisième clerc, Dieulafoy, suivait lesmodes de l’an passé avec orgueil. Il se pommadait et séparait sescheveux sur le front : demi-avenir, non garanti.

Trois autres clercs dont l’histoire ingraten’a point gardé les noms, tous ornés de fausses manches et dont lesappointements réunis n’auraient pas nourri un cheval sobre,complétaient les cadres de cette pacifique armée, où un seul graderestait inoccupé, celui de petit clerc ou saute-ruisseau, dont laplace restait vide auprès de la porte.

Il était onze heures du matin.

L’étude déjeunait, moitié aux frais du patronqui fournissait du bon pain et du mauvais vin, moitié aux frais desdivers employés qui contentaient leur appétit selon leursressources.

Souëf (Constance) avait une fine côtelette,Mahoudeau dévorait du veau froid, apporté dans son foulard,Dieulafoy broutait déjà de la charcuterie, les autres seréduisaient au gruyère.

– Quel âge a-t-elle bien, cetteblonde-là ? demanda le maître-clerc du fond de son réduit.

– Heu ! heu ! répondit Mahoudeau,l’âge des grâces, plus une fraction.

– Et jolie ? interrogea Dieulafoy.

– Pas tant que les lithographies deGrevedon ; mais assez pour que la patronne mette le feu à lamaison, si elle la rencontre dans le petit escalier du patron.

– Quand je serai en titre, dit Souëf, le petitescalier sera essentiellement privatif. Est-ce que ce M. Labrea dit qu’il reviendrait ?

– Entre onze heures et midi, oui, répliquaMahoudeau.

– C’est drôle, fit observer le premier clerc,qu’il ait attendu quatre mois pour donner signe de vie. Cinquième,voulez-vous me faire l’amitié de porter cela au n° 14 ?

– Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, magasin demodes, ajouta Mahoudeau. A-t-on dépassé lespréliminaires ?

Souëf (Constance) ne daigna pas répondre. Ildit seulement au « cinquième » en lui donnant une assezjolie lettre qui sentait bon :

– J’espère que nous aurons bientôt un petitclerc qui vous évitera ces courses.

Le cinquième répliqua d’un tonaigre-doux :

– Je l’espère aussi, monsieur Souëf.

Quand il fut parti, Souëf murmura :

– En voilà un qui ne pourrira pas à l’étude.Il raisonne.

– Il est venu un petit clerc ce matin, ditMahoudeau.

– Comment fait ?

– Affreux et coiffé de chiendent… commeDieulafoy sans pommade.

– C’est tout au plus si vous êtes agréable,monsieur Mahoudeau, dit Dieulafoy, le troisième.

– Quel nom ? demanda encore Souëf(Constance).

– Clampin.

– Beau nom de saute-ruisseau !

– Il reviendra. À notre besogne, messieurs,s’il vous plaît, j’entends le patron dans son cabinet.

Presque au même instant, la porte du cabinets’ouvrit, donnant passage à un homme rubicond, rond, propre jusqu’àêtre luisant, et portant la cravate blanche d’uniforme avecconviction.

– Et dire que ce gros poupard-là a trouvé deuxcent cinquante mille francs de femme pour payer son étude !grommela Souëf (Constance) Serviteur, patron. Rien denouveau ?

– À l’horizon politique, des points noirs,répondit le notaire en titre d’une voix d’orateur ; au sein dela nature, le printemps et les fleurs.

– Sans compter les navets, pensa Mahoudeau.T’es trop bête ; ça dépasse la moyenne, ô mon âme !

Le patron traversa l’étude d’un pas grave etpresque majestueux ; il entra chez le maître-clerc et ferma laporte.

– Affaire privée ! dit Dieulafoy. On vaparler de la blonde, à fond.

– Mon cher monsieur Souëf, dit M. Hébertde l’Étang des Bois très amicalement, il me faudrait, aujourd’huiou demain, une centaine de louis pour « le dehors ». Deschoses tout à fait imprévues mais avouables au premier chef. Vousconnaissez mes mœurs…

Et sans attendre la réponse, ilajouta :

– J’ai peur que nous ayons ici une méchantehistoire. Cette affaire Labre me trotte dans la tête.

– Il est venu, dit Souëf (Constance).

– Comment ? Qui ? Je croyais êtreseul à l’avoir vu ! s’écria M. Hébert, étonné.

– Le nommé Paul Labre.

– Ah ! Paul ! C’est Jean que j’aireçu, moi. À quelle heure est-il venu ?

– Dix heures ; dix heures et demie. Ildoit revenir entre onze heures et midi.

Le patron était tout pensif.

– Il faudra prévenir le commissaire de police,murmura-t-il enfin. L’homme que j’ai vu m’a fait l’effet… mais là,j’en ai encore la migraine ! Et c’est si étonnant, mon chermonsieur Souëf, qu’après quatre mois de silence, on entende parlerd’eux le même jour… et séparément.

Il posa sur la table, sans affectation, unetrès belle tabatière d’or, auprès de la boîte de buis dontConstance Souëf se servait, malgré son jeune âge.

Constance recula sa boîte et repartitsèchement :

– On a vu des choses comme ça. Tous leshéritiers des successions ouvertes à l’étude ne sont pas forcésd’avoir le don de vous plaire, monsieur Hébert.

Le patron ne se fâcha pas et chantonnarondement :

Moi, j’aime les bons enfants,

Les bons vivants,

Bien mangeants,

Bien buvants :

La faridondaine !

Et j’entends :

La faridondon !

Quand viendra mon temps :

Qu’on mette sur ma bière

Ma bouteille et mon verre

Avec un gras chapon

La faridondon

Mahoudeau frappa à la porte et dit sansouvrir :

– C’est le gamin qui vient pour êtresaute-ruisseau.

– Trop tard, répondit le patron ; laplace est donnée depuis ce matin à un protégé de Mme laduchesse.

– As-tu entendu ? demanda Mahoudeau ànotre ami Pistolet qui restait debout près de la ported’entrée.

Pistolet avait fait un bout de toilette, etson bain nocturne n’était pas sans avoir un peu nettoyé seshabits.

– J’entends que je n’ai pas de chance,répondit-il avec un gros soupir. J’avais idée de me ranger, mais ilparaît que c’est difficile à Paris.

– On fait la connaissance d’une duchesse,insinua Dieulafoy, et on attrape ainsi une place de trentefrancs : quinze francs de chaussures à défalquer.

Pistolet le salua sans rancune.

– Enfin, dit-il en prenant la porte, bien desremerciements. J’essaierai de me ranger tout de même. Serviteur, lacompagnie.

Dans le bureau du maître-clerc, M. Hébertreprit les derniers vers de son refrain et laissa ensuite échappercet aveu :

– Le couplet ci-dessus est un peu de moi, maisj’en fais mystère : ne me vendez pas !

– M. Paul Labre ! cria Mahoudeau àtravers la porte.

– Très bien, répondit le notaire, faitesentrer M. Paul Labre.

Il ajouta confidentiellement :

– Si celui-là ressemble à l’autre, je ne suispas fâché d’avoir quelqu’un près de moi…

– Mais non, s’interrompit-il au moment où laporte s’ouvrit, celui-là ne ressemble pas du tout à l’autre !C’est même étonnant que deux frères puissent être si différents…Monsieur, prenez donc la peine de vous asseoir. C’est à monsieurLabre (Paul) que j’ai l’avantage de parler ?

– Oui, monsieur, répondit le nouvelarrivant.

– Très bien. Vous ne vous formaliserez pas,monsieur, si je vous dis que vous avez montré peu d’empressement àvous occuper d’une affaire qui…

– Je ne lis jamais les journaux, interrompitPaul, et je suis pressé. Veuillez me dire ce dont il s’agit.

– Monsieur Labre, prononça sentencieusement lepatron, moi aussi, je suis pressé. Le notariat n’est pas unesinécure. Avez-vous vos papiers ?

– Je n’ai aucun papier, monsieur.

– Monsieur, c’est fâcheux.

– Mais, reprit Paul, en cas de besoin, je puisvous les présenter avant une demi-heure.

– Très bien ! Alors, monsieur Labre, vousêtes venu chercher un simple renseignement ?

– En venant, je réponds à votreinvitation.

– Très bien, très bien ! Vousformaliserez-vous, monsieur Labre, si je vous demandais quelledifférence d’âge il y a entre vous et monsieur votrefrère ?

– Dix ans.

– Parfait… j’ai eu l’avantage de voir ce matinmonsieur votre frère.

– Déjà ! s’écria Paul.

Le notaire et son maître-clerc échangèrent unregard.

– Ce n’était pourtant pas trop tôt ! ditSouëf (Constance).

– Dans ma bouche, répliqua Paul, ce mot« déjà » n’a pas la signification que vous luidonnez.

– Oh ! s’empressa de dire le patron, nevous reprenez pas, monsieur Labre, ce n’est pas ici uninterrogatoire judiciaire.

Paul releva sur lui un regard étonné.

– Je me hâte d’ajouter, poursuivitM. Hébert de l’Étang des Bois, que vous avez l’air d’un forthonnête jeune homme. Voilà, car il faut parler net, monsieur, votrefrère que j’ai eu l’avantage de voir ce matin, a pour le moinsvingt ans de plus que vous. Il n’est pas dans la même position quevous ; il a ses papiers, tous ses papiers, parfaitement enrègle… et je vous le répète que je ne suis pas un juged’instruction, monsieur Labre, je crains les machines criminellescomme le feu. Si vous vous êtes un peu trop avancé, l’imprudenceest de votre âge. Eh bien ! retirez-vous purement etsimplement ; ce sera comme si je ne vous avais jamais vu. Vouscomprenez ?

Au lieu d’obéir à cette insinuation où, endéfinitive, il y avait quelque apparence charitable, Paul se laissatomber sur une chaise qui était auprès de lui.

Ses jambes défaillaient, et il appuya ses deuxmains contre sa poitrine. M. Hébert, qui se méprit, voulutdire :

– N’ayez pas peur…

Paul l’interrompit d’un geste nerveux etmurmura :

– J’ai peur… J’ai horriblement peur !J’attends mon frère depuis hier au soir. Répondez-moi : monfrère est grand, beau, bien fait, brun. Comment estl’autre ?

– Blond, tirant sur le roux, répondit lenotaire ; petit, gros, laid… et, s’il faut dire la vérité,l’air d’un coquin depuis les pieds jusqu’à la tête.

Paul se dressa sur ses jambeschancelantes.

– Si cet homme-là a les papiers de mon frère,dit-il d’une voix rauque, c’est que mon frère a été assassiné.

– Ou volé, monsieur Labre, ou volé, rectifiale notaire. Je vous prie d’être persuadé que je prends bien part àvotre situation douloureuse.

Paul recouvrait déjà son calme. Ildemanda :

– L’homme qui s’est présenté vous a-t-illaissé son adresse ?

– Naturellement, répliqua le patron quifeuilleta son carnet ; M. Jean Labre, baron d’Arcis, ruedu Pont-de-Lodi, 3.

Paul se dirigea vers la porte.

– Du sang-froid, monsieur Labre, lui dit lenotaire en le suivant. Quand vous aurez vos papiers bien en règle,j’aurai l’avantage de vous communiquer le testament deMme veuve de Grandlieu, née Labre, décédée sans enfant àMortefontaine, canton de La Ferté-Macé (Orne), et qui vous laisse,indivis entre monsieur votre frère et vous, douze bonnes millelivres de rentes en terres, plus dix-sept mille francs d’argentcomptant. Le mobilier n’est pas mauvais et la succession n’a pas unsou de dette. C’est gentil.

Paul n’écoutait plus. Le notaire ajouta en sepenchant sur la rampe de l’escalier :

– Pour l’affaire criminelle, si vous vousportez partie civile, comme je le pense, j’ai mon beau-frère,M. Bellamy, avoué, rue Saint-Honoré, 212. Vous serez contentde lui… j’ai l’avantage de vous saluer, monsieur Labre. Vous direzà Bellamy que c’est moi…

Paul s’élança dans sa voiture et se fitconduire au n° 3 de la rue du Pont-de-Lodi.

C’était une maison en reconstruction, où iln’y avait pas un seul locataire.

– À la poste ! ordonna-t-il à soncocher.

Il avait sur lui quatre ou cinq louis et samontre ; tout ce qu’il possédait.

Une demi-heure après, et sans même avoir prisle temps de revenir à sa maison, il galopait sur la route duHavre.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer