La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 8 Àl’ombre des tilleuls

 

Thérèse Soûlas était bien changée. Ces troisannées avaient pesé sur elle comme dix ans de fatigue et desouffrance.

Et pourtant, elle avait passé la majeurepartie de ces trois ans auprès de sa fille : le grand,l’unique amour de son cœur.

En réalité, c’était une torture de tous lesinstants.

En quittant le général comte de Champmas àSaint-Germain, et pour se payer du service qu’elle venait derendre, Mme Soûlas n’avait demandé qu’une seule chose,embrasser les deux enfants.

C’était là, en apparence, du moins, uneimmense joie.

C’était trop. Il y a des sacrifices quidoivent être absolus.

Nous savons qu’au retour elle avait trouvédéserte la maison du général. Ysole était enlevée, et nul n’avaitsu dire le sort probable de Suavita.

Mme Soûlas croyait partager l’ignorancecommune, ou plutôt elle s’efforçait de le croire, car, dès lapremière minute, ses pressentiments avaient donné un nom à lafillette inconnue sauvée par Paul Labre.

En vain avait-elle voulu se tromperelle-même ; en vain avait-elle cherché et trouvé abondammentla preuve de ce fait que Suavita de Champmas possédait toute saraison et n’était point muette.

Cette enfant privée de raison et muette étaitSuavita de Champmas.

Il y avait un crime.

L’intervention seule de Paul Labre avaitempêché un meurtre.

La pensée d’Ysole était venue comme uneangoisse navrante à l’esprit de Thérèse Soûlas. Elle vivait dans unmonde qui discute le crime pertinemment et qui le connaît à fond,tel qu’il est.

Ysole, ou mieux, l’homme qui avait perduYsole, avait un intérêt manifeste à faire disparaître Suavita.

Toutes ces choses se classèrent dans lesréflexions de Thérèse, pendant le voyage que Paul Labre fit auHavre pour acquérir la preuve de la mort de Jean, son frère.

Thérèse fut quatre jours toute seule avecSuavita dans la mansarde de Paul Labre.

Il y avait en elle pour l’enfant une sorted’adoration.

Mais ses cheveux blanchissaient d’heure enheure et les rides de son front se creusaient.

Thérèse se sentait parfois devenir folle etl’enfant, alors, n’était pas en sûreté auprès d’elle.

D’autres fois, elle raisonnait froidement.

Elle acceptait la chute d’Ysole comme unefatalité. Cela ne l’étonnait point, cela devait être ainsi. Dansces classes déshéritées, une étrange croyance existe à laprédestination du malheur.

La misère et la faute se transmettent, quoiqu’on fasse, selon une mystérieuse loi d’héritage.

Mais la pauvre femme, misérable et tombée,n’eût pardonné que la chute et la misère.

Elle avait horreur du crime.

Certes, ses espoirs, autrefois, avaient étééblouissants ; elle avait rêvé sa fille pure en même temps quenoble et riche. La richesse et la noblesse sont des sauvegardes.Ses espoirs évanouis la laissaient résignée.

Mais le crime la révoltait.

Elle voulut à tout prix savoir.

Ysole revint après quelques jours et entra aucouvent comme pensionnaire.

Le changement que trois années de doutes et dechagrins devaient produire chez Thérèse Soûlas s’était opéré pourYsole en quelques jours.

Ce n’était plus la même jeune fille, ou plutôtce n’était plus une jeune fille.

Mme Soûlas se présenta au couvent avec lalettre du général. Elle fut reçue froidement, mais bien. Ysole luidemanda d’elle-même à la garder près d’elle.

Les mères sont des devineresses. Au point dedépart de son dévouement maternel, Thérèse Soûlas avait éclairéd’un seul regard un des plus subtils mystères de nos sociétéscivilisées : elle avait compris que l’enfant d’une morte avaitchance de trouver appui chez un père généreux et puissant, qui eûtrepoussé la fille d’une vivante.

La mère gêne dans ce monde auquel rien ne larattache.

Le père a honte et s’abstient.

La mort de la mère relève la fille.

Thérèse s’était faite morte.

Un jour, elle crut possible de pactiser avecson dévouement, d’en reprendre une part et d’en conserver pourtanttout le bénéfice à sa fille.

Le général lui-même ne lui avait-il pas ouvertla voie ?

Elle se dit : Je serai près de ma fille,et ma fille ne me connaîtra pas.

Et je saurai !

Elle sut, plus vite et mieux qu’elle nepensait.

Cette Ysole était une étrange fille.

Aussitôt qu’elle connut l’adresse de son pèreen Angleterre, elle lui écrivit une longue lettre qui était lerécit rigoureusement exact des événements racontés par nous :son séjour à la maison du quai des Orfèvres, son amour pour« le prince » et l’heure de folie où elle avait désertéle chevet de sa sœur malade pour suivre son amant.

Dans cette lettre, dont Mme Soûlas trouvale brouillon, Ysole s’accusait froidement et sans réserve.

Elle n’essayait pas même de mettre en avantl’excuse tirée des mesures à prendre pour l’évasion de son père,excuse vraie, pourtant.

La mère fut heureuse et presque fière de cettevaillance.

Ysole était coupable, mais non point commeelle l’avait un instant redouté.

Ysole aimait sa sœur.

Et Ysole donnait une telle preuve d’audacieusefranchise qu’il n’était point permis de mettre en doute saparole.

Madame Soûlas ne parvint point à surprendre laréponse du général. Elle put constater seulement chez Ysole unredoublement de morne tristesse.

Et une fois Ysole, qui s’était prise pour ellede confiance et d’affection, lui dit :

– J’ai perdu le cœur de mon père. Vous qui leconnaissez, vous savez s’il est bon : ce n’est que justice, etje n’ai pas le droit de me plaindre.

Comme Thérèse essayait de la consoler enappuyant précisément sur la noble bonté du général, Ysoleajouta :

– Il m’aimait plus que ma pauvre petite sœur.J’étais sa joie et son orgueil. J’ai tué sa joie et j’ai humiliéson orgueil. Si ma pauvre petite Suavita, – et que Dieu leveuille ! – était retrouvée, mon père me chasserait, je lesais… j’en suis sûre !

Ces paroles ne tombèrent point à terre, et levrai supplice de Thérèse Soûlas commença.

Un supplice sourd, une torture de toutes lesminutes, car, désormais, c’était sa propre conscience qui étaitentamée.

Et sa conscience, jusqu’alors, était restéedroite, si profondes qu’eussent été les misères de sa vie.

Au moment où Ysole prononça ces mots quidevaient influer si gravement sur la conduite de sa mère, ThérèseSoûlas, à bout de combats et de sophismes, se rendait à l’évidence,au sujet de Blondette, que Paul Labre gardait toujours chezlui.

Après avoir fait tout au monde pour égarer lessuppositions de Paul et l’éloigner de la vérité qu’elle fuyaitelle-même, elle était sur le point d’avouer son erreur, non point àPaul, mais à Ysole.

Il lui semblait qu’Ysole, en se faisant lamessagère de cette grande joie, en disant au général : Suavitaest retrouvée ! allait racheter tout d’un coup la tendresse deson père. Quant à la question de savoir comment Ysole accueilleraitla nouvelle de l’existence de sa sœur, Thérèse n’avait aucun doute.Elle la voyait d’avance s’élancer vers le logis de Paul Labre etrapporter Suavita dans ses bras.

Mais Ysole avait dit : « Mon père mechasserait, j’en suis sûre. »

Pour la seconde fois, à son insu, comme lapremière, elle venait de prononcer l’arrêt de la pauvreSuavita.

Thérèse, placée entre sa conscience et safille, allait devenir coupable, et, cette fois, de parti pris.

Elle ne voulait pas que sa fille fûtchassée.

Elle se rendit chez Paul Labre, occupé déjà dela grande guerre qu’il déclarait aux assassins de son frère, etreprit avec vivacité un thème que, naguère encore, elle soutenaitde bonne foi : le crime manqué pouvait être tenté de nouveau.La seule protection efficace dont on pût couvrir cette pauvre chèreenfant, c’était un absolu secret, une sévère retraite.

Paul venait d’entrer en possession del’héritage de la tante. Blondette, qui ne se levait pas encore,n’avait besoin que de repos. Un logement fut loué très loin duquartier de la Préfecture, et Paul continua d’organiser savengeance.

Blondette resta cachée même aux agents quePaul choisissait pour composer sa petite armée.

Nous avons vu que M. Badoît ne laconnaissait pas.

La punition de Thérèse était de voir Suavitaqu’elle venait visiter chaque jour. L’enfant reprenait rapidementsa force, et aussi une sorte d’intelligence gracieuse et vive quisemblait ne s’appliquer qu’aux choses du présent. Elle avait lagentillesse d’un ange. À chaque instant, Mme Soûlas, effrayée,croyait deviner sur ses lèvres le nom de sa famille qu’elle allaitprononcer au premier réveil de sa pensée.

Elle l’aimait de tout le mal qu’elle avaitconscience de lui faire, mais elle la craignait jusqu’à souhaitersa mort.

Parfois, quand elle contemplait le sommeil del’enfant, elle avait une vision : elle voyait l’image de lacomtesse décédée, celle qu’elle nommait « la sainte », sedresser devant elle dans une attitude de protection.

La sainte semblait lui dire :

– Ne tuez pas ma fille !

Le général comte de Champmas rentra en Francepar suite d’une de ces demi-mesures qu’on prenait volontiers dutemps de Louis-Philippe. Il n’était pas gracié ; on lui avaitgaranti tolérance.

Sa première entrevue avec Ysole fut clémenteet douce, mais froide.

Il repoussa toute explication et défenditqu’il fût parlé du passé.

Thérèse Soûlas n’osait pas se montrer. Il lafit venir et lui témoigna une sorte de déférence respectueuse.

– Vous n’avez pas le secret de Mlle Ysolede Champmas, lui dit-il avec une tristesse résignée, elle n’a pointle vôtre : c’est bien ainsi. N’allez pas au-delà, et vivez enpaix près de nous, je le veux.

Ce fut, pour Ysole, un intérieur bienautrement morne et glacé que la vie même du couvent…

Le général semblait frappé au cœur.

Il ne parlait jamais de Suavita ; maisquand la famille se fut installée au château de Champmas, legénéral ne laissa que deux portraits dans sa chambre à coucher,celui de Suavita et celui de la mère de Suavita.

Ysole sortait tous les jours à cheval, etfaisait de longues promenades solitaires. Nul ne contrôlait sesactions.

Elle ne voyait personne. Elle avait faitseulement, depuis son arrivée, deux ou trois visites à la comtessede Clare.

Un jour elle dit à Thérèse Soûlas :

– Il y a un jeune homme qui me suit. Je metrouve mal dans la maison de mon père. Si un ouvrier ou un paysanvoulait de moi pour femme, j’essaierais d’être une bonneménagère…

Elle acheva en baissant la tête et en parlantpour elle seule :

– Mais cela ne se peut pas être.

Le jeune homme était Paul Labre.

Thérèse Soûlas, depuis bien des semaines,voyait avec admiration l’effet produit sur la pauvre petiteBlondette par la présence de Paul. C’était la vie même qui rentraitdans les pores de la chère enfant. Elle tressaillait au son de lavoix de Paul ; elle le suivait comme un chien suit sonmaître ; quand Paul la regardait en souriant, ses grands yeuxbleus se voilaient, alanguis par l’extase.

Hélas ! Ysole en était à souhaiter larude misère de ceux qui souffrent !

Tout ce qu’avait fait Thérèse, tout cesilencieux et amer dévouement, toute cette longue torture avaientabouti à ceci : Ysole ambitionnait le sort même qui eût étéson partage sans le dur travail de sa mère.

Ysole était plus cruellement vaincue et plusdécouragée que les pauvres filles des champs – même celles qui ontété trompées.

Ysole était plus malheureuse que n’avait étésa mère !

Elle n’avait rien gardé de ce que sa mèreavait acheté pour elle à sa sœur infortunée, rien ne lui avaitprofité.

Rien !

Et voilà que le dernier bien, laissé par laProvidence à la pauvre Suavita, son ami, son protecteur, son Dieu,Ysole allait encore le lui prendre.

Thérèse, révoltée, demanda :

– L’aimez-vous ?

– Je ne sais, répondit Ysole avec distraction.Pourquoi l’aimerais-je ?

Puis elle ajouta :

– Je puis haïr encore. Je hais de toutes lesforces de mon âme. Je crois que je ne saurais plus aimer.

Thérèse joignit les mains. Une parole s’élançade son cœur endolori à ses lèvres qui pâlissaient et tremblaient.Elle voulut dire :

– Alors, ayez pitié ! Alors laissez cejeune homme inconnu à celle dont il est l’espoir de lavie !…

Mais elle se tut.

Une autre pensée venait de naître enelle ; une de ces pensées qui semblent tout concilier et quifaussent les consciences.

Elle s’était dit :

– Si mon Ysole épousait Paul Labre – etc’était mon rêve autrefois –, elle abandonnerait le général, etcette position qui n’est pas à nous, et cette fortune dont nous nevoulons plus. Alors rien ne m’empêcherait de prendre par la mainSuavita, ce pauvre ange, et de la reconduire à son père. On luirendrait tout ce qu’on lui a pris ; elle seraitMlle de Champmas, la seule ! Et la sainte qui doitme voir d’en haut me pardonnerait, me bénirait…

Comme si tout en elle, et toujours, devaitcombattre contre cette douce victime qu’elle aimait ! tout,jusqu’à son honnêteté, tout, jusqu’à son affection !

Elle n’eut pas même besoin d’agir. L’amour dePaul pour Ysole était né dès longtemps. C’était le premier éveil desa jeunesse, et il avait failli en mourir.

Les devoirs nouveaux, imposés par l’adoptionde Blondette, et surtout le serment de vengeance qu’il avait juréen lui-même contre les meurtriers de son frère, avaient couvert cefeu et ne l’avaient point éteint.

Quand Paul rencontra loin de Paris celle qui,la première, avait fait battre son cœur, bien changée, mais plusbelle à ses yeux, sa passion se réveilla, timide comme lui-même,ardente et violente.

Ysole n’était jamais seule, dans ses longuescourses en forêt. Sous le couvert, il y avait un œil avide quiincessamment la suivait.

Thérèse savait cela, et chaque fois que Paulabandonnait la pauvre Blondette pour courir après son rêve, Thérèsevenait, secourable et impitoyable à la fois, consoler l’enfant quisouffrait.

Aujourd’hui, elle resta longtemps agenouilléeauprès de Suavita endormie.

Toutes les choses que nous avons dites, elleles pensait, rappelant tour à tour à sa mémoire les tristesses deces trois dernières années, ressassant ses tourments, ses craintes,peut-être ses remords.

Elle parlait à Suavita, qui ne pouvaitl’entendre ; elle lui demandait pardon.

D’autres fois, elle se confessait à elle, luidisant ses espoirs et plaidant la cause de cette fatalité qui,malgré elle, l’avait faite bourreau.

Elle s’absorbait si profondément en sa penséeque les choses extérieures ne la frappaient point.

L’ombre s’épaississait dans le bosquet parceque de grandes nuées orageuses voyageaient au ciel.

Suavita dormait toujours, la tête appuyée surson bras que baignaient ses doux cheveux.

Thérèse tressaillit enfin à un bruit de pasrapides qui semblaient s’éloigner.

Elle regarda dans la direction du bruit etaperçut deux hommes qui fuyaient à travers les arbres.

Ce fait lui sembla si étrange, dans lapropriété toujours sévèrement close de Paul Labre, qu’elle sereleva en sursaut pour courir ou appeler.

Mais en ce moment une voix de femme enrouéetomba du haut de l’arbre même qui abritait le sommeil deSuavita.

– Ne vous donnez pas la peine, maman Soûlas,disait cette voix. La porte est restée ouverte, là-bas, et ils ontdéjà la clef des champs, ces deux braves !

Elle regarda en l’air et vit notre amiClampin, dit Pistolet, tout de neuf habillé, qui dégringolait lelong du tronc lestement.

– Bonsoir, maman Soûlas, dit-il en touchant lesol. Est-ce que vous causez souvent comme ça, toute seule ?c’est dangereux. Tiens ! voilà la petite deM. Paul ! Elle est mignonnette. Vous ne me remettez pas,on dirait ! C’est moi qui ai fait la fin de votre minet ;pauvre bête… mou, mou, mou… c’était l’effet des passions, mais jeme range. Voilà l’histoire : je guettais ces deux-là qui sontentrés par la porte du bout, que la petiote a laissée ouverte.Avez-vous des ennemis, maman ? Ils vous ont regardée, mais là…dans l’œil ! Ils vous ont écoutée. J’en connais un des deux,M. Cocotte, qui ne vous assassinera pas ; c’est pas sonétat… mais l’autre, dame ! je crois qu’il est engagé pour ça,et il a une polissonne de mine !

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