La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 3Zéphyr ! à la baïonnette !

 

Un quart d’heure après, on aurait purencontrer Pistolet flânant, le nez au vent, dans la rue de laMonnaie et regardant les dames à travers la fumée de son cigare àpaille.

Il pensait :

– L’homme a sa destinée, selon la croyance descontrées fatalistes où j’ai voyagé en Musulmanie. Me voilà encorelancé malgré moi dans une affaire de surveillance et dedécouvrez-moi-ça. C’est drôle que j’y vas avec plaisir, malgré macrainte du déshonneur, auprès des femmes, qui ne peuvent passouffrir la police. Mèche, ma Calabraise, l’abominait… et dans toutle sexe qui passe aux alentours on n’en trouverait pas une qui aitde l’œil comme Mèche ! Elle me coûtait bon, avalant des six etdix sous de bière et gâteaux par soirée, mais je ne la remplaceraipas pour la séduction et l’atout. Qué gale ! c’était le chicdes chics ce monstre-là, y a pas à dire, je l’idoleencore !

– À deux sous le gros tas, à deux sous !cria en avant de lui une voix éraillée.

– Domino ! fit Pistolet qui cambraaussitôt avec plus d’élégance encore sa taille dégingandée. VoilàMme Choufleur ! je ne serai pas obligé d’aller jusqu’à lahalle !

Mme Choufleur, qui s’appelait de son nomClémentine, était une bonne grosse marchande des quatre-saisons,jeune encore, mais ne portant déjà plus d’âge sur sa figurebronzée. Elle traînait sa charrette lourdement, jetant son crid’une voix rauque et laissant échapper de son madras posé à ladiable des cheveux qui ressemblaient à une broussaille.

Chose singulière, ce Pistolet, malgré sonincontestable laideur, plaisait réellement aux dames. Aussitôt queChoufleur l’aperçut, elle donna un coup de main à son madras, lissases cheveux révoltés et rétablit de son mieux les plis terriblementdésordonnés de son corsage.

Ce fut d’une voix presque douce qu’ellechanta :

– À deux sous le gros tas, à deuxsous !

– Bonjour, mame Landerneau, lui dit Pistolet,qui se découvrit avec galanterie ; comment vous vaaujourd’hui ? Je vous cherchais justement dans lequartier.

Choufleur devint rouge comme une pivoine etmontra les dents saines et assez blanches qu’elle avait, en unénorme sourire.

– Vraiment, monsieur Clampin ?répondit-elle. Vous n’en manquez pas, de personnes à fréquenter,pourtant, dans tous les quartiers.

– Je vas vous dire, mame Landerneau, c’est desbêtises. Un jeune homme n’est pas né pour courir, ou du moins fautune liaison pour l’âme. J’avais Mèche…

– Ah ! oui, la grande, marquée de lavérette[4] ?

– Pas beaucoup, mame Landerneau, et del’œil ! approchant comme vous.

La marchande baissa les yeux avec coquetterieen murmurant :

– Vous êtes bien honnête tout de même,monsieur Clampin.

– Enfin, je l’avais, reprit Pistolet, et jeveux voir à la remplacer pour me fixer fidèlement jusqu’à lamort.

– Quoi qu’elle est donc devenue, au fait, c’tegrande Mèche ? demanda Choufleur, qui oubliait désormaisd’offrir ses légumes aux passants.

Pistolet minauda d’un air modeste.

– M’ayant absenté pour un voyage de longcours, répondit-il, on présuppose qu’elle en est périenaturellement ou suicidée. Sa tendresse pour son amant neconnaissait pas de bornes.

– Pauvre fille ! soupira Choufleur, dontles paupières sensibles se mouillèrent. Est-ce que vous accepteriezn’importe quoi sur le comptoir, monsieur Clampin ?

– Je paye pour les dames, répondit noblementle gamin ; c’est mon caractère, Clémentine.

Il offrit en même temps son bras.

– Attendez voir ! dit la marchande, quiempoigna vigoureusement les deux bras de sa charrette et la poussasous une porte cochère. Les sergents de ville, ça ne pense qu’àfaire de la peine au monde.

Le couple entra chez le marchand de vinvoisin : Pistolet un peu honteux, Clémentine heureuse etfière.

On prit une prune et on causa.

Pistolet, dès qu’il lui était permis decauser, apprenait bien vite ce qu’il voulait savoir ; mais ilse trouva que Clémentine, la pauvre femme, qu’elle fût ou nonlégitimement mariée à Landerneau, ignorait la principale industriede ce dernier.

Elle ne connaissait ni Coterie, niCoyatier.

Un instant, le gamin resta déconcerté, maisson imagination fertile aidant, il improvisa un autre plan.

– Je vas vous dire, Clémentine, murmura-t-il àl’oreille de la marchande en trinquant pour la troisième fois, moninclination vous a choisie, quoi donc, on reparlera de ça dans lemystère, cabinet et tout ; mais il s’agit présentement d’unedélicatesse. Soyez muette comme la tombe avec vot’époux. C’est toutce qu’il y a de plus affaire de confiance. Voilà l’histoire ensuccinct : Un jeune homme, enlevé à sa famille éplorée…passage Saint-Roch : pas les parents de la victime, mais bienle tyran qui l’opprime, rapport à ce qu’il est payé par les onclesqui comptent hériter du père. Je ne dirais pas ça à monnotaire ! Vous seule au monde en avez le secret. Et que c’estdangereux pour moi de me montrer aux alentours de l’établissementparce qu’on m’y connaît… Alors, dans le besoin pressant que j’aid’y jeter un coup d’œil, j’ai songé à vous.

– À moi ! répéta la marchandeétonnée.

Pistolet se compromit jusqu’à lui toucher lementon.

– Farceuse de petite mère ! dit-il, vousl’avez encore plus coquin que Mèche : j’entends l’œil !M’aimera-t-on un petit peu, Clémentine ?

Clémentine éclatait d’orgueil et de joie.

– Alors, en route ! commanda le gamin.Zéphyr ! Pas accéléré ! On va vous expliquer la chose àla maison.

– Chez vous, monsieur Clampin ?

– Chez vous, mame Landerneau. Vous y possédezles moyens de me tirer d’embarras en sauvant la jeune victime,duquel la famille vous en aura une reconnaissance éternelle.

Clémentine reprit ses brancards et roula versla rue Aubry-le-Boucher où était son domicile. Tout le long de laroute, dans son triomphe sentimental, elle rebutait lesacheteurs.

– Vous repasserez, ma poule,disait-elle ; une autre fois, mon bijou ! Au jourd’aujourd’hui je n’arrête pas, le feu est à la maison.

L’établissement de Mme Landerneau secomposait d’une chambre sous les toits, et, au rez-de-chaussée,d’un hangar couvert où elle remisait sa voiture.

Pistolet la rejoignit à la porte du hangar etlui dit :

– Entrons, la petite mère, c’est ici qu’on vavous révéler le secret des secrets.

Mme Landerneau entra, laissant la voitureà la porte. Pistolet ajouta :

– La voiture aussi ! Elle fait partieintégrante des mystères. Allez-y, Clémentine.

Clémentine, modèle d’obéissance, y alla etintroduisit la charrette au milieu des légumes amoncelés.

– Les salades y auront part aussi, au secret,dit Pistolet, et les carottes. On va monter une mécanique qu’auraitdu succès au théâtre. Courez me chercher une vrille et unpaillasson, amour que vous êtes, pendant que je vas décharger toutça. En avez-vous des attraits, bijou de femme !

Clémentine resta un instant indécise.

– Une vrille ! murmura-t-elle. Unpaillasson ?…

– Demain, répliqua Pistolet, on échangera lesserments de s’aimer jusqu’à l’éternité aux Barreaux-Verts.Aujourd’hui, c’est l’ouvrage du dévouement. Allez-y, idole deClémentine ! C’est pour le malheureux jeune homme, ravi à sesparents !

– Faut faire tout ce qu’il veut, cedémon-là ! grommela la marchande.

Pistolet déchargeait déjà la charrette. QuandMme Landerneau revint, la charrette était vide.

Pistolet prit la vrille et pratiqua cinq ousix trous à la paroi gauche, après s’être couché au fond biencommodément et avoir pris la mesure de l’endroit où portait satête.

La marchande le regardait faire et demandaitde temps en temps avec une curiosité croissante :

– Quoi que vous allez brocanter, monsieurClampin ? C’est trop drôle !

– Pas de secrets pour vous, la petite mère,répondit Pistolet. Vous en êtes une moitié de moi-même, quoi !C’est le commencement de l’opération. Est-ce qu’on voit les trousen dehors ?

– Pas beaucoup.

– Virez un petit peu l’embarcation, qu’on jugel’effet.

Quand les trous, pratiqués à la vrille, setrouvèrent en face de la porte, Pistolet commanda halte, et yappliqua ses yeux en dedans.

– On sera là en loge grillée, dit-iljoyeusement. Au paillasson, maintenant !

– C’est pour mettre sous vous, le paillasson,monsieur Clampin ?

– Non, idole, c’est pour mettre sur moi.

– Et pour quoi faire, monsieurClampin ?

– Pour empêcher les différents légumes dem’étouffer à la fleur de mon âge, ma compagne.

– Des légumes ! fit Clémentine. Ahçà ! ah çà ! expliquez-vous ! je suis sur le gril,moi, dites donc !

– Mame Landerneau, prononça gravement legamin, vous allez participer à une anecdote curieuse, et ça vousfera plaisir, plus tard, de vous rappeler ces instants. Lescommencements de notre connaissance que nous allons nouer ensembleindélébile se mélangent à un travail honorable. Ça portera bonheurà not’félicité. Voilà l’ordre et la marche du secret : ayez labonté d’écouter attentivement.

La marchande était tout oreilles. Pistoletreprit en lui envoyant un baiser :

– Moi, dessous, pas vrai ! Dessus, lepaillasson ; et encore pardessus, les légumes. Est-ceclair ?

– Et après ?

– Après, vous prenez vos brancards et la rueSaint-Honoré jusqu’au passage Saint-Roch, dont il a été mention,vous entrez dans le passage et vous stationnez devant la porte dela Grande-Bouteille, qu’est un cabaret, tenu par un citoyen nomméJoseph Moynet, en ayant soin que le côté gauche de votre voituresoit tourné vers l’entrée du marchand de vins, à cette fin, quemoi, dans mon confessionnal, je puisse y jeter, à l’intérieur, lecoup d’œil de l’amitié… comprenez-vous ?

– Oui, répondit la marchande.

– Et qu’en dites-vous ?

– Que vous êtes rudement malin, mais…

Clémentine hésitait.

– Mais, quoi ? demanda Pistolet.

– C’est que… on dit comme ça que vous flânezpas mal autour de la rue de Jérusalem, monsieur Clampin.

Le gamin sauta hors de la voiture et croisases bras sur sa poitrine.

– Clémentine, dit-il avec une noble tristesse,adieu pour toujours ! Ma tendresse au vis-à-vis de vouségalait vos attraits : je m’en prive, prêt à tout, exceptéd’être insulté dans mon honneur par les femmes !

Il se dirigea vers la porte.

Mme Landerneau se lança sur lui etl’entoura de ses robustes bras.

– Je n’y ai pas cru, monsieur Clampin !s’écria-t-elle. C’est les mauvaises langues. On fera tout ce quevous voudrez !

Pistolet résista un instant, mais enfinl’émotion l’emporta et il remonta dans la charrette endisant :

– Vous l’emportez, idole, mais souvenez-vousque je préférerais la mort à être méprisé par celle qu’onaime !

Il se coucha ; Clémentine, repentante etzélée, lui étendit le paillasson sur le dos. Au moment où leslégumes amoncelés cachaient déjà le paillasson, une voix avinéecria dans la cour :

– Mame Landerneau ! oh hé !

– Tiens ! fit Pistolet, voiciTrente-troisième. Je lui ai gagné dix-huit sous au bouchon, cematin. Amour, dites-lui qu’il se donne la peine d’entrer.

– Je vais me coucher, femme, dit lechiffonnier à la porte du hangar. Tu sais, le Pistolet enest, décidément ; je l’ai surpris, ce matin. Fais-luibonne mine, on lui jettera une boulette, un soir, au clair de lalune.

– C’est bon, gronda la marchande. N’y a queles voleurs qu’en veulent aux gendarmes.

– Ayez pas peur, monsieur Clampin,ajouta-t-elle quand le chiffonnier eut disparu, Je ne veux plus decet homme-là ; il me fait peur… et si vous en étiez,après ? Je m’y mettrais, quoi ! jusqu’au cou, pour pas meséparer d’un jeune homme, que je me sens capable de le suivrepartout, comme Orphée aux Enfers !

– Pas besoin, répondit le gamin à travers sestrous de vrille. Allons sauver la victime du tyran ! Enroute !

Clémentine, entièrement subjuguée, s’attela etl’équipage partit.

Il s’arrêta, selon les instructions dePistolet, juste devant la porte du cabaret de la Grande-Bouteille,et Clémentine se mit à ranger ses choux en criant :

– À deux sous les gros tas d’escarole !navets, poireaux, carottes !

Pistolet était à son poste.

Il pouvait voir l’intérieur du cabaret, sombreet sale où trois ou quatre couples de joueurs battaient des cartesnoirâtres en buvant du vin violet.

Au comptoir, il y avait une femme de mauvaisemine qui ravaudait une paire de chaussettes en loques.

Sans faire semblant de rien, Clémentineregardait aussi de tous ses yeux.

Jusqu’à présent, elle n’apercevait ni le tyranni la victime.

Il régnait dans le cabaret une sorte decrépuscule, incessamment assombri encore par la fumée des pipes.Au-dessous de la fenêtre principale, un soupirail vitré laissaitsourdre une lueur.

L’attention de Pistolet fut attirée tout desuite par cette lueur.

À force de regarder, il distingua à traversles vitres enfumées du soupirail des ombres qui se mouvaient.

La véritable industrie du maître de la maisondevait être là et non point dans la salle du rez-de-chaussée à demivide.

Pistolet se demandait déjà comment il pourraitpénétrer dans cet antre. Son imagination travaillait.

Il fut distrait par l’entrée en scène d’unpersonnage qui sortit lentement de l’ombre au fond de la sallecommune et se dirigea vers la porte.

Tout d’abord, Pistolet se dit :

– C’est le marchef.

Mais, à mesure que le personnage avançait, ledoute venait et Pistolet pensa :

– Si c’est le marchef, il est rudementchangé.

Quand le personnage atteignit le seuil etparut en pleine lumière, Pistolet affirma :

– Ce n’est pas le marchef.

C’était un vieillard, non pas chétif, maisvoûté, cassé et marchant avec une peine extrême. Il portait deslunettes vertes, habillées de soie sur le côté, et un largegarde-vue de la même couleur.

Les lunettes garnies et la visière pouvaientêtre un déguisement, mais il était bien difficile de feindre cettedécrépitude.

Le vieillard descendit les deux marches quiétaient au-devant de la porte et s’approcha de la charrette pourtâter les salades.

Pistolet cessa de le voir parce que,désormais, il était trop près.

Mais il l’entendit qui disait à une femmeentrant dans le cabaret :

– Bonjour madame Mahuzé, vous êtes en retardaujourd’hui.

Ce n’était pas la voix du marchef.

Mme Mahuzé avait cette tournureindéfinissable et souverainement malheureuse de la femme qui boit.C’est assez rare dans nos mœurs ; du moins, cela passe pourêtre assez rare.

La femme qui boit n’est pas la femelle del’ivrogne. C’est un être à part, maussade, solitaire, lugubre.

Mme Mahuzé sauta aux yeux de Pistoletcomme une révélation. Il se souvint d’avoir vu passer, depuis dixminutes qu’il était là, deux ou trois autres femmes, marquées aumême cachet, odieux et navrant.

La destination de la salle souterraine,éclairée par le soupirail vitré, ne fut plus un mystère pour lui,et il se dit :

– C’est une licherie pour dames.

En ce moment le vieillard marchandait deslaitues d’une voix faible et cassée qui, certes, ne pouvaitappartenir à ce robuste coquin, Coyatier, dit le marchef.

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