La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 2Un coin du vieux Paris

 

Clampin, dit Pistolet, souffla sur sonallumette chimique et se mit à réfléchir.

– Ça doit être crânement bon pourM. Badoît, cette histoire-là, pensa-t-il.

Le bruit sourd avait repris ; Pistoletsavait maintenant pourquoi les chocs répétés de la pioche ou dumarteau semblaient si lointains : il y avait le matelas.

Pistolet pensa encore :

– Il ne faut pas plaisanter avec le marchef.Il a une manière pour tuer le monde comme moi pour les chats, sansles faire miauler ; mais qu’est-ce qu’il peut fabriquer àcoups de pic ? La maison tremble. C’est drôle qu’on nel’entend pas ici dessous dans les cabinets de société. Après ça, onentend peut-être ; quand ils montent, une machine, ceux-là,c’est bien ajusté ! On aura mis des amis dans lescabinets.

Il avait attaché son petit crochet dechiffonnier à un lambeau de bretelle qui retenait son pantalon soussa blouse ; c’était un engin de chasse qui ne coûtait point deport d’armes.

Pistolet, cependant, restait songeur.

– Quant à me passer de Bobino, ce soir, et deMèche, mon Albanaise, bernique ! dit-il en prenant sous lesfagots le cadavre de l’infortuné matou. J’ai mes vingt sous assuréssur la planche. Il tâta le corps du délit en connaisseur etajouta :

– Vingt-cinq sous ! c’est un monument quece bijou-là… et tendre ! Au Lapin-Blanc ils le feront sauterpour les milords. Et il sera toujours bien temps de dire la chose àM. Badoît demain matin : la chose de M. Coyatier etdu nom qu’il a marqué sur la porte matelassée. C’est un nom…Voyons ! Ah ! la mémoire !… Goudron… Gautron !Du diable si je suis capable de garder ça jusqu’à demain. Mefaudrait un portefeuille avec crayon. Je m’en collerais un, s’ilsne coûtaient pas quarante centimes, sans boire ni manger, ni rienpayer à Mèche.

Ces vêtements du gamin de Paris, qui semblentsi élémentaires, ont toujours un nombre suffisant de poches. Dansces poches, il y a toutes sortes de choses dont la vente neproduirait pas de quoi prendre l’omnibus. Pistolet fouilla sespoches pour trouver un lambeau de papier ; par hasard, lepapier manquait, Pistolet chercha sur le carré ; pas lemoindre chiffon.

– J’avais pourtant mis la main sur une miettede charbon qui aurait fait un joli crayon, grommela-t-il ;tiens, je suis bête, la carte de M. Paul s’ennuie là, depuisle temps ; je vais la mener au spectacle.

De son pas furtif, qui ne produisait aucunbruit, il s’approcha de la porte du milieu et enleva la carte dePaul Labre, au dos de laquelle il écrivit à tâtons ce nom deGautron.

Tranquille désormais au sujet des tours quepourrait lui jouer sa mémoire, il dissimula le matou mort sous sablouse et descendit l’escalier.

L’heure du plaisir avait sonné. Pistolet,libéré de son bureau, allait dans la rue tête haute et nez auvent.

Quand il eut vendu minet au cours du jour àl’industriel honorable qui devait en faire une gibelotte, Pistoletacheta pour deux sous de pain et deux sous de couenne cuite à lapoêle qu’il mangea en gagnant le théâtre du Luxembourg. Sansappartenir à la jeunesse dorée, il avait quelque réputation aucontrôle comme effronté claqueur.

– Ma femme est-elle au paradis ?demanda-t-il : Mlle Mèche, s’entend ?

Sa femme était au paradis. Il y monta. Pendanttoute la soirée, il étonna la haute galerie par son faste, payanttour à tour de la bière à deux sous, de l’orgeat amidonné, despommes, de la galette et des noisettes.

Il avait pourtant dans sa poche de quoi sauverla vie d’un homme qui allait mourir, ce chevalier déguenillé deMlle Mèche. Mais il n’était pas encore rangé et ne songeaitqu’au plaisir.

Après son départ, le palier où le meurtreavait eu lieu était resté désert. Chez Mme Soûlas, on dînaitbien paisiblement ; tout se taisait dans la mansarde de PaulLabre ; le bruit produit par le travail mystérieux qui sefaisait dans la chambre n° 9 s’entendait seul et plusdistinctement.

Dans la nuit presque complète du carré, unrayon vif se dessina tout à coup en éventail, éclairant à la foisles deux recoins et la cage de l’escalier tournant.

C’était la porte du milieu qui s’ouvrait.

Paul Labre se montra debout sur le seuil. Ilécouta.

Le martèlement sourd prit fin aussitôt.

Il paraît que, malgré le matelas, disposé pouramortir le son, celui ou ceux qui travaillaient dans la chambre n°9 gardaient un moyen de savoir ce qui se passait au-dehors.

Un instant, la haute stature et la têteharmonieuse de Paul se découpèrent en silhouette sur la baiecintrée d’une fenêtre qui s’ouvrait au fond de sa chambre, juste enface de l’entrée. On ne pouvait distinguer ses traits parce que lalumière le frappait en plein dos et mettait son visage àcontre-jour, mais l’élégance flexible de sa taille et la pureté deses profils laissaient deviner un homme très jeune et trèsbeau.

Manifestement, c’était le bruit du marteau quil’avait appelé, car le silence parut l’étonner au plus hautpoint.

Manifestement aussi, le bruit l’avait arrachéà quelque occupation exigeant du calme. Un poète a cette poseinquiète, quand un son importun vient tout à coup troubler sonrecueillement.

Mais Paul Labre n’était pas un poète.

Il jeta d’abord un regard du côté de lachambre tranquille où les hôtes de Mme Soûlas prenaient leurordinaire ; ensuite, son œil interrogea la porte du n° 9 quirestait dans l’ombre, et où le nom tracé à la craie n’apparaissaitpoint.

Il murmura en se touchant le front :

– On n’est plus soi-même, à ces heures. Je mecroyais fort, mais j’ai la fièvre, c’est certain, puisque j’entendsdes bruits qui n’existent pas.

Il prêta l’oreille encore, attentivement, etajouta :

– Rien ! J’aurais juré qu’il y avait làdes maçons en train d’abattre un pan de muraille. Ma têtedéménage.

Il rentra.

La chambre où nous pénétrons avec lui étaitpetite et de forme irrégulière. Dans un plan d’architecte, elleaurait eu l’apparence d’une demi-lune légèrement écrasée. Lafenêtre à lucarne était au centre de l’arc de cercle. Il n’y avaitpoint de cheminée. Les deux angles étaient fermés en pans coupéspar deux étroites armoires d’attache dont la section aurait fourniune sorte de triangle.

La chambre était meublée d’un lit de sangles,de trois chaises, d’une commode et d’un secrétaire. Les chaisesétaient bonnes et semblaient venir d’un jardin public ou d’uneéglise, la commode tombait en ruine, le secrétaire en cerisier,noirci par l’âge et les malheurs, avait néanmoins, parmi toutecette pauvreté, une apparence luxueuse. La tablette éreintée etsoutenue par surcroît à l’aide d’une canne, plantée debout, commeles charretiers font pour empêcher leurs tombereaux de basculer,supportait quelques papiers, un petit verre à liqueurs pleind’encre et une plume.

Un chapeau noir était sur l’une des chaises.Sur le pied du lit, il y avait un pantalon noir assez neuf, ungilet noir et une redingote noire.

La fenêtre basse, cintrée et coiffée parl’avance du toit qui s’abaissait comme la visière d’une casquette,donnait sur un grand jardin, au-delà duquel diverses constructionsmonumentales se groupaient.

Paul Labre, au lieu de se rasseoir devant latablette du secrétaire qu’il venait évidemment de quitter, carl’encre de la page commencée brillait encore, marcha d’un pasincertain vers la fenêtre et regarda au-dehors. Outre ces corps debâtiments qui bordaient le jardin sur la droite, on voyait au fondune ligne de maisons régulièrement alignées et qui devaient formerle revers d’une rue tirée au cordeau.

Sur la gauche, le mur bordait le quai,laissant voir, de l’étage où se trouvait Paul, une échappée depaysage parisien : la Seine et au-delà, le quai des Augustinsterminé par la descente du Pont-Neuf, par-dessus lequel la Monnaiese profilait au-devant de l’Institut.

Une maison assez haute et d’aspect sévère àlaquelle s’appuyait le mur du jardin coupait ici le tableau commela ligne droite d’un cadre.

Nous en avons assez dit pour donner à peu prèsla situation topographique de cette lucarne, éclairant l’indigentgarni de Paul Labre. Elle s’ouvrait sur les derrières de la rue deJérusalem, à l’angle formé par le quai des Orfèvres ; lejardin qu’on voyait au-dessous était celui de la Préfecture, dontles bâtiments s’étendaient sur la droite, rejoignant laSainte-Chapelle.

La ligne des maisons régulières était lerevers de la rue Harlay-du-Palais. La chambre de Paul Labreelle-même était l’intérieur du tourjon accolé à la fameuse tourellequi faisait le coin de la rue de Jérusalem et du quai desOrfèvres : un des plus curieux du vieux Paris.

Tout cela est mort. Vous ne sauriez plus voirla bizarre physionomie de ce lieu que dans la collectionphotographique, tirée par ordre de M. Boittelle, et dont lesmeilleures épreuves sont conservées par le savant et très obligeantarchiviste de la Préfecture.

En 1834, époque à laquelle commence notrehistoire, la tour, le tourjon et la maison contiguë, portant le n°3 de la rue de Jérusalem, étaient possédés par le traiteur Boivin,nom qui n’est pas sans quelque célébrité parmi les sans-gêne de labasse vie parisienne.

Le père Boivin, sans être précisément unarchéologue, se montrait très fier de l’antiquité de sa tour,ouvrage avancé des anciennes fortifications du palais.

Il exhibait avec orgueil les traces d’unboulet bourguignon qui avait écorné sa muraille, il ne savait pastrop en quel siècle.

Ce qu’il savait très bien c’est queBoileau-Despréaux était né dans la maison voisine de lasienne : la maison du chanoine. « Boileau, Boivin,disait-il, ça rime ! »

Il savait aussi que l’enfance de Voltaires’était passée non loin de chez lui dans le bâtiment où estmaintenant le bureau de l’imprimerie. Que de poètes dans cette ruequi n’avait pas quinze toises de longueur !

Il savait surtout que sa propre tour avait étéhabitée par le lieutenant criminel Tardieu et sa femme, ces deuxavares, illustrés par une satire de ce même Boileau ; qu’ils yavaient été assassinés et que la tête de l’infortuné magistratavait pendu à la petite fenêtre du premier étage, donnant sur lequai. On disait encore à cause de cela : la Tour Tardieu ou laTour du crime.

Mais Boivin n’aimait pas beaucoup ces gensqui, comme le lieutenant criminel Tardieu, surveillent et gênentles bons drilles. « S’il avait bu son sac au lieu del’empailler, disait-il souvent, jamais on ne lui aurait fait duchagrin, même du temps de la Saint-Barthélémy ! »

Outre la maison du chanoine, oncle de Boileau,et l’hôtel des protecteurs de Voltaire, Boivin avait autour de luiplusieurs choses dont il tirait gloire : l’arcade de JeanGoujon, sa voisine, et surtout la Sainte-Chapelle donnaient, selonlui, bon air à son établissement. Il expliquait volontiers commequoi le nom de la rue de Jérusalem et le nom de la rue de Nazarethvenaient des pèlerins qui avaient coutume de s’assembler autour dela chapelle de saint Louis, en partant ou en revenant de laTerre-Sainte. Il ajoutait : « Ça avait soif, cesfainéants, rapport à l’aridité du désert ; ça demandait àrafraîchir. En foi de quoi, ma buvette date de lacroisade. »

Quant aux bâtiments de la Préfectureeux-mêmes, Boivin ne les respectait pas.

Ce sont des parvenus qui sortirent de terreaux environs de l’an 1610.

La maison Boivin était un cabaret assez vasteet fréquenté, comme vous pouvez le penser, par des genscomplètement étrangers à l’étiquette des cours. Sa principaleclientèle était composée de ces hommes hardis et chevaleresquesqui, dédaignant le travail manuel et les professions libérales,vivent de la protection qu’ils accordent aux belles. Ils nejouissent pas de l’estime publique.

À ce fonds, hélas ! considérable, sejoignaient quelques gendarmes, des inspecteurs, des garçons debureau, des pompiers et des rats de Palais, brûlés dansles autres gargotes de la Cité.

La tour, ou plutôt les tours, représentaientla partie galante de l’établissement.

J’ai le frisson en touchant à cela. Vénuspudique, dans les petits oratoires octogones qui formaient lesdivers étages de la tour principale, se serait voilé la facejusqu’aux genoux.

Néanmoins, il y venait des cuisinières demarchands d’ustensiles de pêche, pour fréquenter des gendarmes entout bien tout honneur.

Dans ces boîtes on tenait aisément deux preuxet deux demoiselles. Le père Boivin, ce faiseur de mots,disait : « En bourrant, on en met huit ! Et çatient ! »

Au 3e étage les« cabinets » s’arrêtaient. Les combles étaient loués engarni.

Le garni se composait en tout de troischambres : celles de Paul Labre, celle de Thérèse Soûlas, quicouronnait la maison n° 3, et celle de « Gautron, à la craiejaune », qui occupait le faîte de la Tour Tardieu.

Il n’est pas inutile de noter qu’en 1834, lamaison contiguë à la gargote Boivin et marquée du n° 5 venaitd’être louée par l’administration, qui y reconstituait le servicede sûreté, après la destitution du fameux Vidocq.

Le regard de Paul Labre, triste et chargé derêverie, se tourna vers l’échappée qui montrait un coin du grandpaysage de la Seine ; ainsi éclairé par les rayons ducouchant, son visage sortait, mâle et net comme un médaillon deDavid, hors de l’ombre qui était derrière lui. C’était un jeunehomme aux traits nobles et fiers. Dans l’expression de ses grandsyeux vous eussiez deviné je ne sais quelle hardiesse vaincue etl’éclair éteint d’une gaieté qui n’était plus.

Il avait dû souffrir cruellement et longtemps,après avoir joui avec passion de quelques jours heureux.

Il était très pâle. Son front, couronné decheveux bruns, court bouclés, avait de la distinction et aussi del’ampleur. Les lignes de sa bouche faisaient naître l’idée d’unefermeté douce, mais brisée par le malheur.

En somme, quiconque l’eût remarqué, vêtu qu’ilétait d’une blouse de laine grise, à la fenêtre de ce misérabletaudis, aurait pensé qu’il n’avait là ni son vrai costume, ni savraie place.

Le mur du jardin, donnant sur le quai,confinait à une série de maisons en retour, formant angle droitavec la cour du Harlay. Presque toutes ces maisons existent encore,excepté la première, la plus grande : celle qui, parconséquent, masquait les autres en ce temps-là.

Elle n’avait que deux étages, tous deux trèshaut, surmontés de mansardes semi-circulaires, perçant un toit àpic. Elle devait avoir été habitée noblement.

À chaque étage, une fenêtre à balcon ouvraitsur le jardin.

Ce jour-là, celle du premier étage s’abritaitderrière ses persiennes fermées, celle du second restaitentrouverte.

Un foulard de couleur rouge flottait au vent,noué à l’un des barreaux du balcon.

Ce fut vers la fenêtre fermée du premier étageque le regard de Paul Labre s’abaissa. Un sourire mélancolique vintà ses lèvres.

– Ysole ! murmura-t-il. Qu’y a-t-il doncdans un nom ? Je l’ai entrevue de loin ; d’en bas je l’aiadorée. Elle va être le dernier battement de mon cœur !

Sa main s’approcha de ses lèvres comme s’ileût voulu envoyer un baiser.

Mais sa main retomba. Ses yeux venaient derencontrer le foulard rouge qui flottait comme un drapeau au balconde l’étage supérieur.

Un éclair de curiosité s’alluma dans sonregard.

– Voilà trois fois, murmura-t-il, trois foisque je remarque pareille chose. Est-ce un signal ?

Il n’acheva point ; son œil s’éteignit,et ces quatre mots vinrent mourir sur ses lèvres :

– Désormais, que m’importe !

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