La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 20Papier à fromage

 

Paul Labre raconta tout ce qui lui étaitarrivé, sans rien cacher, sans rien omettre ; Thérèse Soûlasl’écoutait avec une avidité étrange.

Évidemment, elle voyait dans son récit deschoses que lui-même n’y découvrait point.

Plusieurs fois, pendant que Paul disait lessoins donnés par lui à l’enfant, Thérèse se pencha sur le sommeilde Suavita, effleurant son front d’un baiser de mère.

Son regard aussi était d’une mère, mais d’unemère inquiète.

Il y avait dans sa pensée autre chose que leprésent. Elle songeait laborieusement.

Paul Labre glissa sur l’incident relatif à lalettre de son frère qu’il avait trouvée et lue vers six heures dumatin.

Il la mentionna pourtant et promit d’yrevenir.

– Je lui ai donc donné ce nom de Blondette,poursuivit-il, en attendant que je sache son vrai nom, car je lesaurai, fallût-il retourner Paris comme un gant ! Et n’est-cepas que ça lui va bien, Blondette ? Vers sept heures, septheures et demie, elle s’est éveillée, mais là, tout à fait. Sonpremier regard a encore été bien effrayé ; mais tout de suiteaprès, elle m’a souri.

« Je ne sais pas comment vous dire cela,maman, vous le verrez bientôt vous-même, son sourire fait mal. Il ya dedans quelque chose de vague et de troublé. On croirait qu’ellecherche sa raison perdue, et j’ai peur…

Paul n’acheva point, mais son doigt toucha sonfront.

Thérèse le regardait fixement.

Au lieu de répondre, elle pensait :

– Je n’ai jamais ouï-dire que la petitedemoiselle de Champmas fût une innocente ou une folle. Le généralm’aurait parlé de cela. Et ne lui a-t-il pas adressé la lettre, malettre, comme à sa sœur ? On n’écrit pas, quand il y a unefolle : « Ysole, Suavita, mes filles chéries. »

Ce nom de Suavita, prononcé en elle-même, lafit tressaillir. Son regard semblait demander à l’enfant :Es-tu Suavita ? Mais sa pensée poursuivait :

– Ce n’est pas elle ! je suis sûre que cen’est pas elle !

– À quoi songez-vous, maman ? demandaPaul.

– À elle, répondit Thérèse. Pauvrefillette.

– C’est bien triste, n’est-ce pas ? Maisil y a quelque chose de plus triste encore. Quand la Renaud estvenue, j’ai demandé à Blondette si elle voulait manger. Elle m’afait signe que non. Je lui ai demandé si elle voulait boire, elle arépondu oui, toujours par signe. Cela ne m’a pas étonné, car ellen’avait pas encore donné de pareilles marques d’intelligence.

« C’était un progrès, et je guettaischèrement le réveil complet de ses facultés.

« Avec du vin, du sucre et de l’eau, jelui ai composé un breuvage qu’elle a bu à longs traits jusqu’à ladernière goutte. Après avoir bu, elle m’a jeté un clair regard oùil y avait presque un sourire ; puis ses lèvres se sontentrouvertes et j’ai cru, cette fois, qu’elle allait parler.

« J’étais heureux d’entendre enfin savoix ; mais je devais éprouver ici une déception cruelle. Ellea fait un effort qui a contracté tous les muscles de sonvisage ; ses yeux se sont égarés et, au lieu de la paroleespérée, sa gorge n’a rendu qu’un son rauque…

– Elle est muette ! s’écriaMme Soûlas. Paul la regarda stupéfait.

C’était une sorte de triomphe qu’il y avaitdans cette exclamation.

– Elle est muette, répéta-t-ildouloureusement.

– Pauvre, pauvre enfant ! murmuraThérèse, qui mit ses lèvres sur la petite main de Blondette.

Elle pensait :

– Cela se dit ! cela ne peut manquer dese dire. J’ai parlé d’elle si souvent : on m’auraitrépondu : Elle est muette. Et le général ! quand il m’adonné la lettre, il m’aurait dit : Suavita est muette !…Ce n’est pas elle, ce n’est pas Suavita !

– Vous êtes bonne, maman, reprit Paul quisuivait les caresses de Mme Soûlas d’un œil attendri, maisvous avez quelque chose, ce matin. Quand vous avez dit : Elleest muette, on aurait juré que vous étiez contente.

– Moi ! s’écria Thérèse, la chère petitecréature ! Vous ne pouvez pas soigner cet ange-là comme ilfaut, monsieur Paul. C’est moi qui lui servirai de mère.

– J’y compte bien, dit Paul en lui serrant lamain, d’autant que je vais être obligé de travailler, maintenant.Depuis qu’elle est là, l’idée m’est venue que je peux louer mesbras dans un atelier ou une fabrique, comme tant d’autres.

– Vous ! monsieur Paul, fit Thérèse,travailler de vos mains !

Paul se mit à rire.

– À moins qu’un héritage ne me tombe desnues ! dit-il gaiement. Mais voyons, maman, parlons un peu demoi. Je vous ai dit que j’avais désormais plus d’une raison pourvivre ; je ne serai peut-être pas forcé de me faire ouvriertout à fait ; je vais avoir un appui, un mentor ; monfrère Jean est arrivé.

– Bravo ! s’écria Mme Soûlas ;voilà une vraie nouvelle ! Quand le verra-t-on, ce beauM. Jean ? C’est un baron, savez-vous ?

Paul regardait avec distraction l’adresse dela lettre.

– Il m’étonne de ne l’avoir pas encore vu,répondit-il. Certes, je n’ai pas d’inquiétude ; du Havre àParis on ne rencontre pas de sauvages ; mais, enfin, sa lettreétait datée d’avant-hier, et il m’y disait : « Demainsoir je t’embrasserai. »

– Demain, c’était hier, fit l’hôtesse. Il estpeut-être venu.

– Peut-être… prononça Paul d’un airpensif.

– En tout cas, il reviendra.

– Oh ! certes. Voulez-vous que je vouslise sa lettre, maman Soulas ?

– Je crois bien ! répliqua la bonnefemme, je suis tout oreilles. Paul déplia la lettre dont le papiermouillé, puis séché, criait sous sa main.

Grâce au bain prolongé de cette nuit, l’encreavait pâli. Cela ressemblait à quelque vieille missive à demieffacée par le temps.

Et l’apparence des choses frappe, car Pauldit :

– Je ne saurais exprimer nettement ce quej’éprouve ; je sais d’où cela vient et de quand c’est écrit.C’est tout près et c’était hier. Mais hier me fait l’effet delongtemps, et Le Havre me paraît comme le bout du monde. Ce n’estpas triste, cependant, voyez plutôt.

Il commença :

« Mon vieux Paul, quand tu vas recevoir« la présente », comme on dit dans le noble style desconscrits et des millionnaires, voici ce que tu penseras en voyantle timbre.

« Tu penseras : Maître Jean est ungarçon économe et rangé. Pour ne pas payer la poste de Montevideo,il a confié ce message à un monsieur partant de l’Uruguay pour laSyrie ou pour Pontoise, et il lui a dit : Mon cher monsieur,au nom de la patrie, rendez-moi le service de jeter ce pli à laboîte au Havre-de-Grâce, situé à l’embouchure de la Seine ; jevous en garderai une reconnaissance éternelle.

« Les Parisiens sont comme cela. Ilsdevinent tout à l’envers. Ce sont des sorciers brevetés pour setromper douze fois sur dix.

« Caramba ! mon fils, je séchais deregret, là-bas, à ne plus entendre leurs adorablesbalourdises ; il n’y a qu’un Paris, vois-tu, qui est bêtecomme tout le reste de l’univers ensemble. Là-bas, en Amérique, onmanque de sornettes ; les gens parlent raison, c’est sinistre.Je n’ai pas pu me passer plus longtemps de Paris. Des nigauderiesou la mort ! C’est moi qui suis au Havre, c’est moi qui metsma lettre à la poste ; moi, moi-même, moi seul… »

– Il est drôle, le frère Jean ! ditMme Soûlas, Mais ces choses-là, quand ça vient de plus loinque la barrière, ça sent le ranci.

– Il a de l’esprit comme quatre, commençaPaul.

– Je ne dis pas, mais…

– Et vous avez raison, maman Soûlas ; cen’est plus ça, quoi ! Je continue :

« Plaisanterie à part, car je ne suis pasrevenu pour m’amuser, petit frère, voici déjà du temps que je visinquiet, là-bas. Ma bonne mère ne m’écrit qu’une ligne à la fin dechacune de tes lettres, et tes lettres elles-mêmes ne me disentrien de ce que je voudrais savoir. Le soir, en me couchant, je mesuis demandé pendant deux ans : Que font-ils là-bas ?Quelle est la situation vraie de ma mère ? A-t-elle renoncé àla passion qui fit son malheur ? Surveille-t-elle dignement lajeunesse de Paul ? La mort de quelque parent lui a-t-elle faitdes ressources ?… »

– Ah çà ! interrompit encore Thérèse, ilne sait donc pas que la pauvre Mme Labre est morte ?

– Ma lettre et lui se sont croisés, réponditPaul. Il ne sait pas, il ne peut pas savoir.

– Savez-vous qu’il parle comme un livre,monsieur Paul ?

– C’est un digne et cher cœur. Jereprends :

« Certes, bon petit frère, je ne vais pasjusqu’à t’accuser de manquer de franchise ; mais qu’est-ce quec’est que cette place dont vous vivez et que tu ne désignespas ? À ton âge, on ne peut avoir encore de bien grosappointements. Moi, j’ai toujours fait ce que j’ai pu vis-à-vis devous, mais je pouvais si peu !

« Je reviens pour savoir et pour voir.Nous sommes les Labre d’Arcis, après tout, et je n’ai rien connu desi haut que la conscience de mon père.

« Je veux voir et savoir ; j’aidroit : voir votre vie, savoir vos affaires. Tu me diraspeut-être ce que tu n’as pas voulu – ou osé m’écrire.

« Faut-il l’avouer ? le quartier oùvous êtes me fait peur. La rue de Jérusalem…

« Du reste, tout me fait peur.

« Assurément, je ne suppose pas que lefils d’Antoine Labre se soit fait agent de police, mais… Enfin, tuvois bien que je devenais fou.

« Un matin, je me suis embarqué. J’ai dûbien faire, puisque depuis ce matin-là, j’ai le cœur léger.

« Je n’apporte pas beaucoup d’argent,petit frère, mais j’apporte beaucoup de tendresse et un courage àtoute épreuve, qui ne reculera devant rien. Si je vous trouveheureux, tant mieux ! je redeviendrai libre de faire à mafantaisie. Si je vous trouve malheureux, comme je le crains, jesuis jeune encore, te voilà devenu un homme, morbleu ! ceserait bien le diable si, à nous deux, nous ne nous tirions pasd’affaire !

« Tu m’as compris. Prépare notre mère. Jevais me coucher ; demain, à quatre heures du matin, je seraidans la malle-poste. Demain, sur les huit à neuf heures du soir, jefrapperai à votre porte.

« Je t’embrasse,

« JEAN »

Il y eut un silence après la lecture de cettelettre. Mme Soûlas le rompit la première et dit :

– Voilà déjà treize heures de retard.

– Avant de m’en aller dans l’autre monde,murmura Paul au lieu de répondre, je lui avais écrit, moi aussi. Iln’aura pas ma lettre. Ce sera plus dur à dire qu’à écrire.

« Mais, après tout, s’interrompit-il enrelevant la tête, si j’ai de la peine, je n’ai pas de remords.

– Treize heures ! répéta Thérèse ; àvotre place, moi, je m’informerais.

Disant cela, elle avança la main vers lepapier où était le fromage et ajouta :

– La tête me tourne, j’ai besoin, voulez-vousme donner à déjeuner, ce matin, monsieur Paul ?

Paul lui tendit du pain ; mais, au lieude manger, elle s’écria :

– Tiens, tiens ! voilà votre nom, imprimésur ce chiffon !

– Je n’en ai jamais tant vu, dit le jeunehomme en riant. Mon nom imprimé !

– Et celui de votre frère aussi !continua Thérèse, qui enlevait le fromage avec son couteau pourmieux lire.

– Mon frère ! répétait Paul, dontl’inquiétude, vaguement excitée, n’avait besoin que d’un prétextepour se faire jour. Est-ce qu’il lui serait arrivé,malheur ?

– Pas depuis son retour en France, toujours,repartit l’hôtesse, car ceci a l’air d’un bien vieux journal.Tenez ! voyez au dos : « Bourse du 23décembre… » et nous sommes à la fin avril.

Elle acheva d’enlever le fromage. Paulcontinuait :

– Vous trouvez que je ne m’occupe pas assez dece retard, maman Soûlas ? Treize heures ! c’est long, eneffet ; mais j’ai mon idée. Hier soir, en descendant, j’aicroisé un homme dans l’escalier. L’homme m’a demandé si je n’étaispoint Paul Labre.

– Bien sûr que c’était lui ! s’écriaThérèse ; mais comment n’a-t-il pas frappé à maporte ?

Elle s’interrompit pour dire encore :

– Tiens, tiens !

Chose singulière, tout en examinant le papieravec une sincère surprise, elle regardait du coin de l’œil lafillette endormie. Son attention était pour le moins partagée.

– Montrez, fit Paul. Est-ce uneinjure ?

Car il venait de songer à son aventure avec legénéral. En ce temps-là, les journaux parlaient de tout et neménageaient point les hommes de police.

– C’est une fortune peut-être, réponditMme Soûlas.

En même temps, elle se mit à déchiffrer lelambeau de journal, rendu transparent par l’humidité.

« Les sieurs Labre (Jean) et Labre(Paul), tous deux fils du sieur Labre d’Arcis (Antoine), sontinvités à se présenter immédiatement en l’étude de maître Hébert,notaire, rue Vieille-du-Temple, 22, pour affaire qui lesintéresse. »

Elle passa le chiffon de papier à Paul, quiessaya de railler.

– Je ne me connais pas d’oncle en Amérique,dit-il.

Il lut à son tour et ne réussit pascomplètement à cacher son trouble.

Entre toutes les choses qui peuvent exciterchez un homme l’espoir ou la crainte, il faut placer au premierrang les communications du genre de celle-ci.

Elles ne disent rien, et c’est pour celaqu’elles émeuvent.

Ce peut être un coup douloureux, ce peut êtreune aubaine inespérée.

Paul avait honte des battements de son cœur.Il dit :

– Du 23 décembre à la fin d’avril, il y a dela marge. Puisque le notaire a bien attendu quatre mois, il peutattendre encore.

S’il ne disait pas sa pensée franchement etcomplètement, Thérèse, au contraire, exagéra la sienne, de partipris, en répondant :

– Monsieur Labre, vous allez me faire leplaisir de prendre tout de suite une voiture et de courir au n° 22de la rue Vieille-du-Temple. J’ai idée que vous voilàriche !

Son regard glissa encore vers le lit oùdormait la jeune fille.

Il eût été malaisé d’analyser l’expression dece regard.

Le fait qui eût été deviné aisément par unobservateur était celui-ci : pour une raison ou pour uneautre, Thérèse avait désir d’éloigner Paul Labre.

Et ce désir augmentait à chaque instant.

Paul hésita.

– Ce n’est pas que je craigne de la laisserseule avec vous, maman. … commença-t-il.

– Il ne manquerait plus que cela !interrompit-elle.

Puis, elle ajouta gaiement :

– Eh ! grand enfant, tout ce que je vousen dis, c’est justement à cause d’elle ! Maintenant que vousavez cette charge-là sur les bras, il vous faut des ressources.Cette petiote, quand nous l’aurons remise sur pied, ne vivra pas del’air du temps.

Paul prit son chapeau vivement.

– C’est juste ! fit-il. Je mereprocherais de n’avoir pas fait le nécessaire.

Il sortit.

Mme Soûlas resta un instant immobile,écoutant le bruit de ses pas qui descendaient l’escaliertournant.

Quand elle n’entendit plus rien, elle allavivement vers le lit où était l’enfant. Ses sourcils étaientfroncés, et une mate pâleur couvrait sa joue.

– Ysole ! murmura-t-elle. Ysole ne peutavoir rien fait de mal ! Elle se pencha au-dessus du lit etregarda attentivement le visage de la fillette.

– J’ai beau regarder, je ne sais pas !pensa-t-elle tout haut ; je ne vois pas ! Quand on a lecœur bouleversé comme je l’ai, on trouve des ressemblances partout.Et pourtant, c’est bien sûr : elle n’a ni les traits dugénéral ni ceux de la comtesse. C’est sûr, sûr !

Elle approcha sa main de celle del’enfant ; sa main tremblait violemment.

– Je veux tenter l’épreuve ! fit-elle.Mais, auparavant, je veux l’embrasser.

Ses lèvres, blêmies par une indicible frayeur,effleurèrent le front de la fillette endormie.

Il y avait dans ce baiser une tendressepassionnée, mais pleine d’angoisse.

L’enfant eut un tressaillement faible.

Mme Soûlas lui donna une seconde caressequi l’éveilla doucement. En voyant ses paupières s’entrouvrir,Mme Soûlas chancela ; mais elle dit tout bas, penchéequ’elle était sur l’oreiller :

– Suavita !

L’enfant lui jeta un regard farouche, etsembla chercher dans la chambre, un protecteur absent.

– Suavita, ma chérie, reprit Thérèse, j’ai unelettre de votre bon père qui vous dit d’avoir confiance en moi etde m’aimer. La voici, lisez.

Les traits de la fillette se contractèrent, etsa bouche rendit ce son rauque que nous avons décrit.

En même temps, ses yeux se refermèrent.

Mme Soûlas tomba sur ses deux genoux etjoignit ses mains avec ferveur.

– Non, non, mon Dieu, dit-elle, celle-là n’estpas Mlle de Champmas, et je peux chercher ceux quil’aiment !… ceux qui la pleurent sans doute… sans trouver surma route le crime de ma propre fille !

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