La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 16Grand lever du roi

 

Pistolet n’avait peut-être pas parlé à PaulLabre dix fois en sa vie, et encore, il y avait bien longtemps decela. Le caractère réservé et triste de Paul n’appelait point lafamiliarité, mais il était beau et bon : Pistolet l’avaittoujours admiré.

Le gamin de Paris cherche volontiers destermes de comparaison au théâtre. Le théâtre est sa passion etaussi son éducation. Si vous le trouvez lamentablement éduqué,prenez-vous en au théâtre !

Pistolet, au temps où il était simple chasseurde chats, dans le quartier de la préfecture, voyait Paul Labre autravers de ses meilleurs souvenirs dramatiques.

Paul était pour lui le Gauthier d’Aulnay deLa Tour de Nesle,le Ravenswood de La Fiancée deLammermoor, le Millier d’Angèle, le Gennaro deLucrèce Borgia. Pistolet ne l’apercevait jamais sans sedire : Je donnerais dix sous pour lui mettre un costume àM. Mélingue.

Ce sont de singulières créatures.

Pistolet aimait M. Badoît, mais iladorait Paul comme « l’inconnu » d’un mélodrame à grandspectacle.

Les dernières paroles du fils de saint Louislui donnèrent froid jusqu’au cœur.

Il n’ignorait pas qu’il avait là devant luides bandits déterminés.

Il crut à un meurtre.

Certes, il ne songeait plus guère à ce pauvreVincent Goret, l’héritier de tant de millions qui n’avait pasdéjeuné et qui l’attendait à la lisière du parc. Sa pensée allaitdroit à Paul Labre, et il se demandait si cette métaphorelugubre : « Sa note vient d’être acquittée »,n’annonçait pas qu’il n’était déjà plus temps de prévenir unassassinat.

À cet égard, ses doutes ne furent pas delongue durée : le beau Nicolas était ici pour s’expliquer, etil s’expliqua. Pistolet put voir tout de suite que la concorde nerégnait pas dans cette respectable assemblée.

Le fils de saint Louis avait à défendre sesfaits et gestes contre une très vive opposition, à la tête delaquelle était M. Lecoq.

Nous ne répéterons pas ce que le lecteur saitdéjà, nous dirons seulement qu’on parlait ici la bouche ouverte, etque Pistolet, curieux comme un singe, n’aurait pas donné pour laplus intéressante de toutes les parties de galoche l’heure qu’ilpassa aux écoutes.

Il était admis inopinément à visiter lesficelles d’un théâtre bien autrement important que Bobino ; ilavait envahi les coulisses mêmes de cette scène fantastiquementmachinée et dont les trucs inconnus avaient tant de fois occupé sonimagination.

Il voyait les Habits Noirs à la répétition etderrière la toile.

Selon l’expression de son triomphe mental, lesHabits Noirs « se déboutonnaient » devant lui !

Le fils de saint Louis, répondant auxobjections de son ennemi Lecoq, déduisait avec une netteté complèteson double plan d’attaque et de défense : attaque contre lesmillions de la Goret, défense contre la vengeance Paul Labre.

Et Pistolet comprenait tout, devinant lessous-entendus, rétablissant les lacunes, et se disant du meilleurde son cœur :

– Je m’amuse, pour le coup ! Jamais je neme suis tant amusé de ma vie.

Ce qu’il était venu chercher lui sautait auxyeux tout d’abord : il avait devant lui l’assassin de JeanLabre. Mais la bonne chère rend difficile et Pistolet n’en étaitdéjà plus à se contenter de cela. On lui en servait, Dieu merci, àtire-larigot et il ne refusait rien. Tout se classait dans sonexcellente mémoire, il était seulement désolé de n’avoir pas detémoin.

– Il faut voir tout ça pour le croire !pensait-il.

Le réseau de fils grossiers qui servait àtisser la nasse où les Habits Noirs avaient pris ce gros poissond’or, la Goret, lui inspirait une admiration d’amateur.

Il était homme à comprendre qu’il faut mesurerle piège à l’instinct de la proie.

La Goret eût brisé d’un seul coup de son lourdtalon une trame plus délicatement tendue.

Et c’était en vérité comique et à la foisfrappant d’entendre ce coquin de Nicolas étaler sur table sadiplomatie de bas lieu pour conclure froidement ainsi :

– Mariage immédiat, mort subite, loipayée généreusement, par un parricide, ce qui ne s’étaitjamais fait jusqu’ici !

Quant à l’autre mécanique, celle qui devaitacquitter la note de Paul Labre, elle était plus simple encore ets’appelait guillotine.

Mais Pistolet n’était pas au bout de sesétonnements et de ses plaisirs. Le spectacle devait varier sesscènes et arriver à des effets encore plus divertissants.

On allait avoir la partie comique.

Au moment où le beau Nicolas terminait sonexposé et triomphait sur toute la ligne, une manière de valetlourdaud, descendant l’allée qui conduisait au château, demanda deloin :

– On peut-il approcher pour parler avec vous,monseigneur ?

– Laissez entrer tous mes nobles et loyauxamis, Jérôme, répondit le prince en changeant de ton.

Il fit en même temps un signe aux membres duconseil, qui amendèrent leur tenue et prirent des posessolennelles. M. Lecoq dit à son voisin :

– Trop de froissement dans les rouages decette mécanique. C’est compliqué ; ça cassera.

Il se faisait un grand bruit de pas dansl’allée aboutissant au salon de verdure.

– Ramenez Fanchette, ordonna doucement lecolonel. La pauvre biche n’a pas beaucoup de distractions dans cepays-ci… L’Amitié, ajouta-t-il, tu n’es pas impartial. C’estjoliment mené ; Nicolas a du talent.

M. Lecoq mit ses deux mains dans lesentournures de son gilet et élargit sa poitrine enrépondant :

– La chose traîne ; une attaqued’apoplexie vous ruinerait tout net : moi, j’aurais déjà desmillions, et la bonne femme serait en terre. Voilà, papa !

Il se leva, coupa le bout d’un cigare ets’éloigna dans la direction des massifs, en disant :

– Je vais revenir.

Jérôme annonça avec un fort accentnormand :

– V’là M. le chevalier Le Camus de LaPrunelaye, monseigneur, avec sa dame !

Le pêcheur de truites à la mouche, futurpréfet de l’Orne, fit son entrée en tendant le jarret et entraînant à son bras une grosse chevalière essoufflée. Il étaitgrand, maigre, et avait une figure d’oiseau.

– Mon gars, déclara-t-il à Jérôme en passant,tu diras bientôt : « Votre Majesté », au lieu de« monseigneur ». Nous avons des nouvelles de premierordre !

Il dessina un salut de cour, à l’adresse duprince, tandis que sa chevalière exécutait une révérence qui étaitcomme les nouvelles : de premier ordre.

Le beau Nicolas daigna tendre la main que lechevalier baisa en ajoutant :

– Prince, selon mes informationsparticulières, puisées aux sources les plus sérieuses, Paris ne batque d’une aile.

– Je n’ai pas vu plus joli que ça dans mesvoyages autour du monde ! pensa Pistolet. Je voudrais queMèche y soit pour voir ce drôle de citoyen et sa chacune. Mais oùdiable est allé M. Lecoq ?

– V’là M. Lefébure, sa sœur et soncontremaître, monseigneur ! cria Jérôme.

L’ancien élève de l’École, homme d’opinionsavancées, court, replet, sanguin et planté de barbe jusqu’aux yeux,avait son franc-parler ; il représentait la France libérale,et n’acceptait le passé que sous certaines réserves.

Le beau Nicolas lui avait promis d’améliorerla Charte-Vérité.

– Monseigneur, dit Lefébure, voici moncontremaître, l’homme du peuple qui tient dans sa main mescinquante-deux lapins, vous savez ? Il a voulu voir ce quec’est que la cour et un grand lever royal.

Le contremaître foulait son chapeau entre sesdoigts et regardait le beau Nicolas avec une certaine défiance.

– Voilà ce que c’est qu’un roi, Trinquet,ajouta M. Lefébure, pas davantage, et le grand lever c’estquand le roi a pris son café au lait. Salue.

Le roi accueillit l’homme du peuple avec bontéet lui demanda des nouvelles de son ménage.

Il y avait, pendant cela, des poignées de mainéchangées entre les gens de Paris et les fidèles Normands.

Par les autres allées, les dames de la courarrivaient : la comtesse Corona, la comtesse de Clare et lesdeux filles d’honneur de la reine. Les gens de Paris représentaienttout naturellement la maison de Sa Majesté.

– Tout de même, se disait Pistolet, ça nemanque pas de chic, tout ça, et Mèche brillerait pas mal autourd’un vrai trône. Se manie-t-elle agréablement, cet ange-là !c’est un sucre !

– V’là les jeunes messieurs Portier de LaGrille, monseigneur, continuait Jérôme, huissier du palais, v’là leneveu du Molard, v’là M. Poulain, v’là M. levicaire !

C’était imposant, en vérité ! ce beauNicolas vous avait un sourire historique et quatorze siècles degloire couronnaient son front archi-légitime.

On s’était assis. Le « grand lever »empruntait une solennité inaccoutumée à la présence des gens deParis.

Le chevalier Le Camus de La Prunelaye avaitreçu une note de son tailleur, ancien électeur de La Ferté, établirue des Minimes au Marais.

Au bas de la facture, le tailleur avait écritquelques lignes, déparées par de nombreuses fautes d’orthographe,où il mentionnait que les affaires n’allaient pas et que lacapitale était mécontente.

M. Lefébure établit de son côté queLe Charivari et Le Corsaire se moquaientcruellement du parapluie de Louis-Philippe.

– En France, ajouta la chevalière, le ridiculetue.

Une des fils Portier de La Grille dit qu’ilavait acheté des rasoirs anglais d’un voyageur de commerce,connaissant Londres comme sa poche. L’Angleterre, éternelle ennemiede la France, ne demanderait pas mieux, selon le marchand derasoirs, que de favoriser une révolution.

– Tout concorde ! s’écria le chevalier.Les prophéties sont positives. Nous entrons dans la cinq centcinquante et unième lune depuis la mort de M. Cazotte. C’estsignificatif. Cazotte avait prédit la mort de Robespierre,Sire.

Le beau Nicolas parut pénétré de ce fait dontla gravité ne pouvait échapper à personne. Aucun des gens de Parisn’avait encore parlé ; le colonel cessa de tourner ses pouces,et eut une petite toux sèche qui commanda aussitôt un grandsilence. Chacun était pressé d’entendre un homme si vénérable.

– Mes enfants, dit-il de sa bonne voixtremblotante, je ne vous réponds pas corps pour corps de la Russie,c’est loin et on s’y est bien mal conduit envers lesPolonais ; mais que diriez-vous d’une flotte espagnoleremontant la Seine ? Voilà M. Lecoq de La Perrière quitient entre ses mains…

– Chut ! fit Lecoq qui revenait de causeravec la belle Ysole, à travers la claire-voix, les négociationssont pendantes. C’est délicat comme l’honneur d’une demoiselle.

À propos d’Espagne, la sœur deM. Lefébure spécifia qu’elle faisait venir son chocolat deBayonne.

– Soit, reprit le colonel, le plus profondsilence sur la péninsule ! La maison d’Autriche est puissante,mais elle a des épines dans le pied. Je suis autorisé à déclarerque l’empereur actuel fera une diversion en notre faveur, avec leconcours moral de notre Saint-Père le pape. La Suède sera neutre,c’est un pays prudent, depuis le décès du roi Charles XII, mais leroi de Sardaigne est à nous, et la Suisse, patrie héroïque deGuillaume Tell, nous louera trois mille montagnards à un soul’heure. Des hommes d’acier fondu !

– Un sou l’heure ! répéta le chevalier.C’est cher.

– C’est le prix. Quant au reste del’Europe…

– J’ai une idée ! interrompitimpétueusement le chevalier. Les sables de l’Arabie renferment despopulations incalculables et belliqueuses. Assurons-nousd’Abd-el-Kader !

– C’est fait, dit Lecoq, en se rasseyantfroidement.

Le fils de saint Louis agita sa mainroyale.

– Confiance ! prononça-t-il d’un airinspiré. Les temps sont mûrs. Le nerf de la guerre nous manquait,je l’achète au moyen d’un mésalliance sublime ! Messieurs etchers amis, les hésitations, les scrupules ont pris fin. La reinevous sera présentée ce soir. C’est une simple villageoise, maisqu’était Jeanne d’Arc ? Une fille du peuple !

– D’ailleurs, dit le chevalier de LaPrunelaye, le coq anoblit la poule. Je regrette seulement que sonphysique ne soit pas plus avantageux.

– Vos respects lui tiendront lieu de jeunesse,de beauté et d’ancêtres, déclama le beau Nicolas. Tout est prêt. Jevous permets de crier, quand elle apparaîtra, ce soir :Vive la reine !

En ce moment, Pistolet se sentit toucher lebras et, presque au même instant, la voix criarde de Jérôme,l’huissier de la cour, demanda à un nouvel arrivant qu’on ne voyaitpoint encore :

– Comment que vous dites ? Répétez votrenom, vous ! Pistolet se retourna et vit auprès de lui VincentGoret, qui le regardait d’un air piteux en disant :

– Vous aviez promis comme ça que vous medonneriez à manger et à boire.

Par bonheur, il y avait une certaine émotiondans le salon de verdure. On n’entendit point Vincent, parce queles conspirateurs s’agitaient, attendant avec inquiétude la réponsedu visiteur inconnu.

– Avez-vous seulement le mot ? demandaencore Jérôme à ce dernier. Moi, je ne vous connais point et je meméfie de vous.

Il y eut des conjurés qui tirèrent despoignards de leurs poches. Pistolet, furieux d’être dérangé ainsiau bon moment, saisit l’éclopé à la gorge.

– Si tu te tais pas, je t’étrangle !dit-il.

Vincent Goret put balbutier encore :

– C’est à boire et à manger que jevoudrais.

Pistolet serra plus ferme parce que la voix duvisiteur invisible s’élevait de nouveau dans l’allée. C’était unevoix sonore et hardie. Elle parla ainsi :

– Je n’ai pas le mot. Je veux voirM. Nicolas et je le verrai. Écoute bien mon nom pour lerépéter comme il faut. Je m’appelle Paul Labre, barond’Arcis !

Du coup, notre gamin resta littéralementabasourdi.

– Monsieur Paul ! murmura-t-il. En voilàde l’ouvrage ! J’ai peur que ce soit fini de rire. Que diablevient-il faire ici ?

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