La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 11L’affût de midi

 

L’homme au fusil n’était pas une vision, etcertes il aurait mérité de fixer l’attention de Paul Labre, s’ileût été possible à celui-ci de songer à quoi que ce soit au monde,quand la présence d’Ysole venait lui éblouir le cœur.

L’homme au fusil était un fort gaillard à têtedéprimée comme celle d’un batracien et conformée de façon à ce quele derrière du crâne emportât complètement le devant.

Au dire de Gall et de ses disciples qui, enceci du moins, sont d’accord, cette forme de la boîte osseuseaccuse la prédominance de tous les instincts mauvais.

Louveau, surnommé Troubadour et laFaveur-des-Belles, n’avait aucune prétention au titre debienfaiteur de l’humanité ; c’était une bête sauvage deshalliers parisiens, un animal féroce de la plus répugnanteespèce : un chien enragé tel qu’on en trouve encorequelques-uns dans la forêt de Paris et dans les marais deLondres.

Les Habits Noirs faisaient une chasse active àces fauves ; ils les prenaient vivants et les dressaient àobéir.

L’association leur mettait un collier de ferautour du cou.

Une fois tombés dans le piège à loup qu’onleur avait tendu, ils tiraient comme des chevaux de fiacre pouréviter la guillotine.

Louveau, dit Troubadour, était un Coyatier dedixième ordre.

On l’avait amené là pour tenir l’affût ettirer un coup de fusil.

Le gibier devait passer sous laBelle-Vue-du-Foux, par la route conduisant de Mortefontaine auchâteau de Champmas.

Ce n’était pas tout. Louveau avait en outrepour mission de s’assurer qu’un jeune homme, dont on lui avaitdonné le signalement, et qui était Paul Labre, se trouvait ou étaitvenu à tout le moins à la Belle-Vue, ce jour-là.

De plus, il lui fallait savoir si quelquepassant, paysan ou autre, pourrait constater la présence ou lepassage de Paul Labre au lieu désigné.

Pour toutes ces diverses choses on devait luidonner de quoi s’empoisonner d’eau-de-vie pendant une semaine.

Méchant état ! Mais ceux qui payaientLouveau si maigrement ne lui laissaient point la liberté duchoix.

Son collier de dogue esclave le serrait à lagorge.

Quant au gibier à abattre, Louveau leconnaissait. On l’avait introduit dans un enclos, là-bas, àMortefontaine, tout exprès pour qu’il le pût bien voir.

Louveau était un des deux intrus que ThérèseSoûlas avait vus fuir au moment où Pistolet descendait de sonarbre, dans l’enclos de Paul Labre.

L’affût devait commencer à midi.

Tous les jours, de midi à deux heures, legibier désigné au fusil de Louveau prenait la même route pour allerde la maison de Paul Labre au château du général.

Louveau, dit Troubadour, reconnut aisémentPaul Labre à la description qui lui en avait été faite.

C’était un premier point.

En l’espace de cinq minutes, il put constateren outre que deux personnes au moins avaient aperçu Paul Labre surla plate-forme de la Belle-Vue-du-Foux, le monsieur de la calècheet cette belle demoiselle qui galopait sur un cheval fleur depêcher.

Louveau ne faisait pas de zèle, cela luisuffit et il rentra sous bois, cherchant désormais une placecommode pour son affût, une place où le tir fût aisé et la retraiteassurée.

Ce n’était pas la partie difficile de sabesogne. L’endroit était merveilleusement propre à dresser uneembuscade. La rampe qui descendait de la plate-forme à la route deMortefontaine allait s’élargissant, à mesure qu’on s’éloignait del’étoile. Elle était couverte d’un taillis de châtaigniers trèsépais qui cachait le sol tout semé de grosses pierres.

À deux cents pas de la Belle-Vue, Louveautrouva un quartier de meulière qui surplombait presque la route, etderrière lequel une sente de chevreuils rejoignait tortueusement laforêt.

C’était son affaire. Il ne chercha pasmieux.

– Tiens ! se dit-il, entendant vaguementla voix d’Ysole qui adressait à Paul Labre le bizarre appel quiavait si fort étonné ce dernier, la demoiselle cause : c’estun joli brin ! Ce serait dommage s’ils me disaient une fois dela mirer, celle-là. Faudrait le faire tout de même.

Il fourra une chique dans sa bouche, s’assitcommodément et mit son fusil en travers sur ses genoux après enavoir examiné l’amorce.

En ce moment, Mlle Ysole de Champmaspassait à son bras la bride de son cheval et montait le sentierescarpé qui conduisait à la Belle-Vue.

Paul était resté à la même place, toujoursimmobile et le chapeau à la main.

Quand Ysole arriva près de lui, elle avait auxjoues une belle teinte rosée.

C’était peut-être du trouble – peut-êtreétait-ce la fatigue de la montée.

– Je vous prie, dit-elle, d’attacher moncheval. Il se peut que nous restions longtemps ici.

Paul Labre, le pauvre amoureux, et je neserais pas surpris que certaines jolies paires de lèvres,impatientes, l’eussent déjà nommé : « l’amoureuxtransi », Paul Labre ne connaissait pas encore la voix decelle qu’il aimait.

Il y avait dans son passé ce qu’il fallaitpour faire de sa timidité native une maladie cruelle etincurable.

La voix d’Ysole, grave et douce, lui pénétrale cœur comme un chant ; mais son étonnement dépassait debeaucoup son émotion.

L’aventure commençait pour lui comme un rêvedélicieux, mais extravagant.

Il avait peur de s’éveiller et peur aussi detrop croire.

Quand il eut attaché le cheval d’une mainmaladroite et qu’il se retourna, il vit Ysole assise au bord de lafontaine.

Elle lui fit signe d’approcher, il obéit.

– Asseyez-vous près de moi, lui dit-elle.

Il s’assit. Elle reprit :

– Je crois que vous m’aimez, monsieur PaulLabre.

Elle avait les yeux sur lui.

Il releva les siens et, sous son noble regard,les paupières d’Ysole se baissèrent.

– Depuis que mon cœur bat, répondit-il à voixbasse, je n’ai jamais aimé que vous, mademoiselle.

Elle voulut sourire. Paul lui toucha lebras.

– Ne vous moquez pas ! prononça-t-il d’unaccent où il y avait à la fois une supplication et un ordre. Il y abien longtemps, j’ai voulu mourir pour vous.

– Bien longtemps ! répétaMlle de Champmas.

Puis, retirant son bras avec une tardiveréserve, elle ajouta :

– Vous avez deviné, je le vois, monsieur lebaron, qu’il s’agit entre nous d’une chose grave.

Paul répondit :

– Je ne sais pas ce dont il s’agit. Disposezde moi, je vous appartiens.

– Thérèse Soûlas vous connaît, reprit Ysolequi semblait suivre une pensée nouvelle, venue à la traverse de safantaisie. Je l’ai interrogée sur vous : jamais elle n’a voulume répondre. Est-ce à Paris que vous avez commencé dem’aimer ?

– C’est à Paris et j’avais vingt ans, répliquaPaul.

– Ah ! fit Mlle de Champmasdont le beau front se couvrit d’un nuage. J’avais seize ans alors,j’étais heureuse, j’étais…

Elle n’acheva point et poursuivit :

– Que pensez-vous de Thérèse Soûlas ?

– C’est une digne et bonne femme.

– Je voudrais croire cela, pensa tout hautYsole.

Elle reprit en regardant Paulfixement :

– Lui avez-vous parlé depuis qu’elle est auchâteau de mon père ?

– Elle vient chez moi chaque jour, réponditPaul.

Ysole murmura :

– Quel motif a-t-elle de se cacher de moi pourune chose si simple ?

Puis, posant à son tour sa belle main sur lebras de Paul qui tressaillit douloureusement, elledemanda :

– Qui est cette jeune fille que vous avez chezvous, jeune fille ou jeune femme ?

Paul ouvrait la bouche pour répondre ;elle l’interrompit, disant avec une conviction froide :

– Que m’importe ! Je ne veux pas lesavoir. Si c’est votre sœur, je l’aimerai ; si c’est votremaîtresse, on la chassera.

La physionomie de Paul Labre, mobile etexpressive comme celle des enfants, laissa voir à ces mots,« votre maîtresse », une surprise pénible.

Rien n’est sévère comme l’admiration desamants.

Ysole comprit et sourit avec tristesse.

– Est-ce que Thérèse Soûlas ne vous a jamaisparlé de moi ? interrogea-t-elle brusquement.

– Moi, répliqua Paul Labre, sans cesse je luiparle de vous.

– Elle a gardé mon secret, ditMlle de Champmas en baissant la voix encore une fois,comme elle a gardé le vôtre. Il semble que mes paroles vous fontsouffrir.

– C’est vrai, avoua Paul. Je vous croyaisheureuse.

– Heureuse ne dit pas toute votrepensée, monsieur le baron.

– Si fait, répondit celui-ci d’un ton ferme,et comme s’il eût voulu arrêter un aveu, toute ma pensée.

Leurs regards se croisèrent pour la secondefois.

Paul Labre n’était plus timide.

Il prenait son rang par la fierté même qu’ilimposait à Mlle de Champmas.

Mais celle-ci refusa orgueilleusement lerespect délicat et profond que la générosité de Paul luioffrait.

– Notre entretien s’égarerait, monsieur lebaron, prononça-t-elle d’un ton bref et précis. Laissez-moi, jevous prie, le conduire moi-même.

Paul s’inclina ; ellepoursuivit :

– Vous avez un secret comme moi, et votresecret pèse sur toute votre vie… encore comme moi.

Les mains de Paul se joignirent malgrélui.

– J’ai un secret, murmura-t-il, un deuil… ungrand deuil… mais au nom de Dieu, Ysole, je tuerais celui qui meparlerait de vous comme vous le faites vous-même !

– Cela me plaît que vous m’appeliez par monnom, dit Mlle de Champmas.

Paul Labre rougit.

Il avait prononcé ce nom à son insu et malgrélui. Il y eut un silence. Le sourire d’Ysole prenait une amertumedouloureuse.

– Personne ne vous parlera de moi comme je lefais, murmura-t-elle si bas que Paul eut peine à l’entendre,personne… excepté un homme. Et celui-là, si vous m’aimez, vous leréduirez au silence… pour toujours.

Elle s’était redressée dans toute la richesseadorable de sa taille. Ses cheveux rejetés en arrière découvraientson beau front, où le courroux creusait une ride menaçante. Sesyeux brûlaient.

– Ne parlez plus, dit-elle, sinon pour mepromettre d’obéir. Êtes-vous brave ?

Paul n’eut pas même ce sourire qu’une pareillequestion, tombant de la bouche d’une femme, provoque invariablementchez les gens de cœur.

– Vous êtes brave, poursuivitMlle de Champmas. J’avais deviné votre bravoure commevotre amour. Je vous connais si bien pour trop généreux que j’aipeur de vous demander l’aumône.

Paul resta encore muet.

Ysole reprit, troublée à son tour par cesilence et essayant de railler au hasard :

– Je vous remercie de ne m’avoir pasrépondu : Demandez-moi ma vie. C’est du bon goût et del’esprit.

Cela sonnait si faux dans cet entretien, quiallait évidemment à une conclusion tragique, qu’elle se mordit lalèvre et tourna la tête en ajoutant :

– Monsieur le baron, il ne faudrait pourtantpas faire de moi un personnage de comédie. Vous ne m’écoutez pas. Àquoi songez-vous, s’il vous plaît ?

– Je songe, répliqua Paul avec son inaltérablesimplicité, que ma vie est acquise à une tâche bien sacrée, et que,pour ce bonheur de vous regarder de loin, j’ai déjà commis plusd’une lâcheté.

Elle lui tendit la main d’un geste brusque etsincèrement ému, cette fois.

– Paul, dit-elle d’une voix contenue maisdistincte, je vous jure que je vous aimerai.

Paul était pâle comme pour mourir.

– Celui qui vous a offensée, balbutia-t-il,l’aimez-vous encore ?

– Je le hais.

– Je suis jaloux, dit Paul qui retira sa main,jaloux de votre haine !

– Et pourquoi ne vous aimerais-je pas ?s’écria-t-elle avec une soudaine violence. Vous êtes beau, vousêtes la beauté même ; jamais je n’ai vu d’homme si beau quevous. Vous êtes bon, vous êtes noble ; il y a en vous desdélicatesses qui me rabaissent et que j’admire.

La pensée de Paul l’interrompit en s’échappantmalgré lui de ses lèvres.

– Pourquoi me parlez-vous ainsi ?murmura-t-il.

Elle saisit sa main qu’elle porta jusqu’à sabouche en un mouvement de folie.

– Je vous adorerai ! fit-elle au lieu derépondre, ou je me tuerai !

Le cœur de Paul se gonflait dans sapoitrine.

Des larmes lui vinrent aux yeux.

– Écoutez, reprit-elle, emportée par unirrésistible élan, je l’ai souvent pensé et je l’ai dit souventdans l’amertume de mon désespoir : je ne puis pas être lafemme d’un honnête homme. Un honnête homme n’est qu’un homme. Maisvotre femme à vous, Paul, oh ! je l’oserais ! Il n’estrien que ne puisse relever et sanctifier le contact de votre belleâme !

Paul se laissa glisser à deux genoux.

– Si vous m’aimez, dit-il en couvrant sesmains de baisers, nous serons sauvés tous les deux. Mais pourquoitenterais-je d’exprimer avec des paroles ce qui se passe enmoi ? Mon cœur est un livre où vous lisez. Vous voyez àtravers ma poitrine cette joie du ciel qui me noie et quim’enivre ; vous sentez la fièvre profonde qui me fait vivretoute une existence dans la minute présente. Ysole, je n’ai jamaisété heureux ; Ysole, chaque fibre de mon être tressaille auchoc d’une volupté inconnue. Un souffle m’abattait, et il me sembleque je vaincrais dix hommes ! Je vous vois plus belle que lesanges, et mon allégresse va jusqu’à la souffrance. Y a-t-il desprédestinés pour trouver la mort dans cet océan de délices ?Ysole aimée ! Ysole adorée !…

La bouche de Mlle de Champmass’abaissa jusqu’à ses lèvres blêmies.

– Je suis à toi, dit-elle dans un baiser, jeveux être à toi !

Puis, anéantissant elle-même l’extase qu’elleavait fait naître :

– Levez-vous, monsieur le baron, reprit-elle.Vous êtes à moi puisque je vous appartiens. J’étais une enfant, uneheureuse et pure enfant. Mon père m’aimait, Dieu me souriait, jeregardais sans crainte au fond de ma conscience. Cet homme vint. Jene sais pas si je l’aimais, je le crois, je m’en accuse ; maisce que j’aimais en lui, ce n’était pas lui. Mes yeux crédulesfurent éblouis : l’enfance écoute les contes de fées, il mepromit que je serais reine…

– Reine ! répéta Paul étonné.

– Il était roi, ou du moins, fils de roi. Jele voyais travailler à la délivrance de mon père, prisonnier.Pourrais-je dire quelle ambition folle aveugla ma raison ? Jefus coupable. Et savez-vous ce que voulait cet homme, ce roi, celâche et impitoyable malfaiteur ? Il voulait la fortune de monpère. Pour l’avoir, cette fortune, il s’était d’abord assuré demoi ; ensuite, il devait tuer mon père, et il a assassiné masœur !

La voix d’Ysole s’étranglait dans sagorge ; elle râlait.

– Où est cet homme ? demanda Paul à quil’excès de l’émotion rendait comme toujours sa froideapparence.

Ysole répondit :

– Pendant trois ans, je l’ai cherché. Voilàquatre semaines que je l’ai trouvé. C’était un soir, dans le salonde Mme la comtesse de Clare, notre voisine et ma parente. Jesuis sûre de l’avoir reconnu, bien qu’il portât un déguisement.Depuis quatre semaines, mes courses en forêt ont eu un but. Je saisoù est sa demeure. Et je sais aussi qu’il joue encore dans ce paysquelque lugubre et sanglante comédie.

– Les actes d’un pareil homme sont du ressortde la justice… commença Paul.

Mlle de Champmas le rendit muet d’unregard.

– Les jeunes filles sont imprudentes,murmura-t-elle. J’ai écrit. Si cet homme va devant un tribunal, jemourrai déshonorée !

Paul se leva et reprit son fusil qu’il jetasur son épaule.

– Il n’ira pas en justice, dit-il.

Ysole l’entoura de ses bras.

– On ne se bat pas avec un scélérat !murmura-t-elle. Vous m’avez comprise.

Paul Labre demanda pour la secondefois :

– Où est cet homme ?

– Venez, répondit Mlle de Champmas.Vous êtes aimé…

Elle n’acheva pas. Un coup de feu retentit àdeux cents pas de la Belle-Vue-du-Foux, sous le couvert.

Ysole et Paul prêtèrent l’oreille etentendirent au-dessous d’eux un bruit confus de feuilles et debranches froissées, comme si un sanglier eût percé droit devant soiau travers du fourré.

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