La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 10Gautron à la craie jaune

 

Le colonel Bozzo avait tout un côté de sa viequ’il pouvait montrer et qu’il montrait, en effet, sans orgueil nifaste. Paris entier connaissait son hôtel de la rue Thérèse,véritable atelier de bienfaisance. Là, il n’y avait point de luxe,mais bien une sorte de grandeur austère. On y voyait souvent dehauts personnages.

En France et en Europe le colonel Bozzopossédait d’illustres amitiés. Sous le règne de Louis-Philippe, lesjournaux railleurs avaient jeté beaucoup de discrédit sur laprofession de philanthrope. Et il est de fait qu’on vit à cetteépoque des exemples assez curieux d’hypocrisie effrontée. Le motphilanthrope en était venu à être pris en mauvaise part : onl’appliquait presque comme une injure.

Mais le colonel restait en dehors et au-dessusde cette réaction. Personne n’eût osé soupçonner ou railler lecolonel. Il vivait de rien ; à quoi lui eût servi de spéculersur la part des pauvres ?

Sa fortune passait pour être immense. Tout undistrict de la Corse lui appartenait.

À lui tout seul, il relevait la philanthropiedégradée. Son existence était un noble modèle, offert à son siècle,et ceux qui citent volontiers les hémistiches célèbres nemanquaient pas de dire, en parlant de sa sereine vieillesse :« C’est le soir d’un beau jour ! »

Ceux-là, les faux apôtres, sont la ruine detout ce qui est bon.

Je ne sais pas quel supplice serait à lahauteur de leur crime.

Ils donnent défiance au vulgaire pourlongtemps, et quand viennent ensuite les vrais bienfaiteurs del’humanité, le vulgaire, honteux d’avoir été pris pour dupe, sedétourne d’eux avec défiance. Il doute, il raille, il calomnie.

Nous avons vu de nos jours une belle, unenoble existence de philanthrope, car il ne faut pas craindred’employer avec respect ces mots que le sarcasme myope essaya dedéshonorer. L’histoire de cet homme utile et puissant pour le bienest écrite dans ses actes. Tout ce qui touche aux lettres, tout cequi touche aux arts lui doit et lui rend une affectueusereconnaissance. Ce qu’il a fait pour ceux qui tiennent le ciseau,le pinceau, le burin, la plume suffirait à couronner dans l’avenirla mémoire de dix Mécènes.

Et Mécène était opulent. Celui dont je parle atrouvé toutes ses ressources dans sa vaillante intelligence, dansl’amour ardent du bien qui lui emplit le cœur.

J’hésite à tracer son nom : il ne me l’apoint permis ; mais il me semble que ce nom brillera d’unhonneur plus pur au milieu du chemin ténébreux où notre récitpasse, comme s’il s’engageait sous un noir tunnel.

Que le baron Taylor me pardonne si j’ai cédéau double désir de sanctifier cette page et de produire un frappantcontraste.

En dehors de lui, je pense que personne ne meblâmera d’avoir laissé, dans un coin de mon œuvre, une trace de maprofonde estime pour un ami sincèrement vénéré.

– Mes chers enfants, poursuivit le colonelBozzo de sa bonne vieille voix un peu cassée, le personnageintéressant de cette famille de Champmas était pour nous la sœuraînée, puisque la petite cadette n’est pas destinée à vivre.

« L’idée de mettre la politique en jeuétait bonne en principe ; nous ne l’abandonnâmes point ;au contraire, nous fîmes de la politique le point de départ même denotre opération.

« Toulonnais nous fut, à cet égard, trèsutile, et ce brave général, qui regrettait bien un peu le tempspassé, se laissa entraîner à quelques petites intrigues dont nousfîmes la conspiration carlo-républicaine.

« La chose n’avait pas de bon sens, elleeut du succès, et le général passa devant la haute cour.

« Notre ami et collègue Nicolas, fils deLouis, dauphin de France, et par conséquent héritier légitime de lacouronne de saint Louis, n’avait pas le sou. Je lui donnail’affaire pour son établissement.

« J’aime faire les mariages, mes mignons.Mlle Ysole de Champmas est, ma foi, une fort appétissantepersonne, mais nous ne la voulions pas pour ses beaux yeux. Il nes’agissait pas d’aller comme des corneilles qui abattent desnoix.

« Avant de fourrer le général dans unpétrin politique où ses droits civils devaient être entamés, ilfallait connaître à fond la situation de cette belle Ysole.

« Le prince alla aux renseignements etvoici ce qu’il apprit :

« Ysole de Champmas a été bien et dûmentlégitimée par contrat ; nous en avons la preuve.

« On pouvait donc marcher.

« Grâce à nous, le général eut sa chambreau Mont-Saint-Michel et notre cher prince fit la cour à lacharmante Ysole qui n’a aucune répugnance pour le métier de reine.Le problème était dès lors celui-ci : ouvrir la succession etfaire Ysole unique héritière…

– Et qu’est-ce que nous gagnons à cela ?interrompit ici Lecoq avec dédain.

– Nous faisons les affaires de Nicolas, ditCorona, tout uniment.

– La paix, mon neveu ! ordonna lecolonel. Je réponds à l’Amitié : 1° le conseil doit unétablissement à chacun de ses membres ; 2° le prince a signéentre mes mains une obligation de dix mille louis pour nos peineset soins.

Pour la seconde fois, M. Lecoq haussa lesépaules.

– Nous tombons dans les grappillages, au lieude vendanger, grommela-t-il. J’ai vu le temps où vous n’auriez pastué une mouche pour deux cent mille francs, papa.

– C’est-à-dire que je baisse, mongarçon ? riposta le colonel avec un peu d’aigreur. Ne te gênepas !

– Il y a des millions dans l’affaire que nousapporte Marguerite, dit Lecoq au lieu de répondre, beaucoup demillions.

Tous les yeux se tournèrent vers la comtessede Clare.

– Le tour de Marguerite viendra, mes enfants,prononça doucement le vieil homme. J’ai été sur le point dem’animer un peu, et mes médecins me défendent bien la colère.J’avais tort. Chacun a le droit de discuter, et personne, j’en suissûr, ne songe à empiéter sur mon paternel pouvoir… Eh !Eh ! l’Amitié, mon garçon, j’ai vu le temps, moi, où tu auraismis le feu aux quatre coins de la capitale pour deux cent millefrancs et même pour deux cents francs. Souvenez-vous tous que lespetits ruisseaux font les grandes rivières. Je continue. Mon plann’est pas un impromptu, comme vous l’allez voir ; je fais toutavec soin et à tête reposée : c’est le prince qui doitexécuter.

« Le général ayant été extrait duMont-Saint-Michel, pour venir témoigner à Paris, je pris la balleau bond. En route, il reçut communication d’un projet d’évasioncombiné par ses anciens amis, les carlo-républicains : c’étaitune idée de Nicolas ; il a du talent. Voici leprogramme :

« Moment choisi : sortie del’audience où le général doit témoigner.

« Moyens : bagarre, nous avons noshommes et ça ne nous coûtera rien ; bousculades ;mouvements dans la foule ; passage ouvert.

« Meneurs : Cocotte etPiquepuce.

« Réussite infaillible.

« Mais voilà ce qui est de moi, et vousallez voir si je baisse. Notez que j’improvise, à présent, jedédaigne de suivre mes notes.

« Aussitôt hors de prison, le généraldoit recevoir une redingote de voyage, une casquette et un sac denuit ; bon déguisement, hein ? Il se rend avec cela ruede Jérusalem, maison Boivin, monte trois étages et frappe à uneporte où il verra écrit à la craie jaune le nom deGautron…

– Qui est ce Gautron ? demanda Lecoq.

– Vous allez voir ! s’écria le vieillardtriomphant, car il savourait la curiosité enfin éveillée.

Il avait sa gloriole d’auteur. C’étaitCartouche tombé en enfance. Lecoq souriait d’un air narquois. Ils’enquit de l’heure où le général devait arriver rue de Jérusalem.Le Père répondit :

– Le foulard rouge est encore au balcon etnous ne voyons pas arriver le prince. Le moment doit approcher.

– Alors, papa, murmura méchamment Lecoq, vousqui songez à tout, vous aurez sans doute posté quelqu’un avec unechandelle allumée au troisième étage de la bicoque Boivin, pouréclairer ce nom de Gautron, écrit à la craie jaune sur laporte ?

Le vieil homme eut un frémissement et sescheveux blancs remuèrent comme si un souffle de vent eût passé dansleurs mèches rares.

– L’Amitié, tu as été mon valet !s’écria-t-il avec une fébrile colère. L’Amitié, tu as gardél’insolence des laquais ! j’ai le secret ! je suis seul àl’avoir. Si je voulais, après ma mort, vous resteriez aussi pauvresque des mendiants !

– Lecoq a eu tort ! décida, le premier,le docteur Samuel.

Et tous les autres répétèrent :

– Lecoq a eu tort !

Le Père-à-tous entrouvrit d’un geste vif songilet et sa chemise.

– Il n’y a rien là ! dit-il. Ah ! lescapulaire de la Merci, je ne le porte plus sur ma poitrine. Il estcaché, bien caché, ma petite Fanchette elle-même ne saurait pas oùle trouver ! le scapulaire qui vaut tous les diamants de lacouronne ! le scapulaire qui dit où est le trésor !Voyez ! vous pouvez me frapper, vous ne le trouverez pas dansl’appartement de mon corps ! J’ai défiance de vous. Vous êtesmes ennemis ! tous !

Il tremblait, et les mots bégayaient dans songosier.

– Là ! là ! fit Lecoq d’un ton debonhomie, je parie que le plan réussira tout de même. Il est un peuvieux style, mais ce sont encore les bons. Je me fais gloired’avoir été votre serviteur, et je ne vois ici personne qui puissevous aller seulement à la cheville. Eh ! vieux géant ! jedemande pardon à papa.

Ils se regardèrent l’espace de deux ou troissecondes. Le courroux du Père était déjà tombé.

Son visage d’ivoire jauni eut une expressioncauteleuse qui passa, rapide comme l’éclair, pour faire placeaussitôt à une placide indolence.

– Certes, dit-il, tu as de l’attachement pourmoi, l’Amitié, et tout le monde ici m’entoure d’une filialetendresse. Vous avez raison, mes pauvres enfants, et c’est moi quiai tort. On ne peut pas être et avoir été ; ce sera madernière affaire. Comment voulez-vous que le général lise ce nom deGautron et voie qu’il est tracé à la craie jaune, puisqu’il faitnuit sur le carré ? C’est révoltant d’absurdité !idiot ! idiot ! Je me fais honte ! À bas le vieuxfou !

Il eut un rire plus contempleur que celui deLecoq lui-même.

– Mais que voulez-vous ? reprit-ilrondement : l’Amitié l’a dit : la chose réussira tout demême. Tout m’a toujours réussi, malgré mon défaut de capacité…

– Papa ! fit Lecoq, en le menaçant dudoigt, vous avez de la rancune.

– Viens m’embrasser, toi ! s’écria lebonhomme qui essuya ses yeux secs. Ingrat ! tu ne saurasjamais comme on t’aime !

Il y eut une accolade attendrie.

– On a demandé, reprit le Père, qui était ceGautron ? Nous avions laissé ce pauvre brave Coyatier, lemarchef, en prison pour payer la loi. Il en sait plus longque je ne croyais. Il m’a fait dire par un ami commun qu’ilraconterait, au bon moment, une demi-douzaine de nos petiteshistoires, si je ne lui envoyais pas la clef des champs. C’est unhomme à ménager, jusqu’à ce qu’on le règle (le Père appuyasur ce mot), je lui ai envoyé la clef des champs, juste à tempspour utiliser son savoir-faire. C’est lui qui est Gautron. Leprince lui a expliqué ce qu’il avait à faire. Vous savez qu’il a dutalent…

En ce moment, on frappa discrètement à laporte. Les assistants déployèrent des cravates de soie noire,derrière lesquelles tous les visages disparurent.

– Entre, Piquepuce, entre, mon ami, dit levieillard.

Un homme à physionomie malheureuse et quiavait l’air d’un clerc d’huissier campagnard se montra sur leseuil.

– Le prisonnier s’est donné de l’air, dit-il.Ça s’est bien passé.

Le colonel sourit et répliqua :

– Bien, mon garçon. Rends-moi le serviced’allumer ton cigare ici, dehors, sur le balcon, et d’enlever lefoulard qui pend aux barreaux, et va te divertir ensuite. Piquepucepassa sur le balcon.

Le Père poursuivit :

– Je disais, en parlant de Coyatier :c’est lui qui est Gautron ; je rectifie : il est le tiersde Gautron, car notre Nicolas a pris aussi Coterie pour lemaçonnage et Landerneau pour la menuiserie. La muraille de la tourest épaisse, il y a bien où mettre un général.

En vérité, tous les yeux brillèrent, exceptéceux de cette belle Marguerite, dont la paupière resta baissée.Cela devenait intéressant. Le vieux se frotta les mains etreprit :

– La succession est donc ouverte. Reste lapetite malade d’en bas qui viendrait partager mal à propos. Ehbien ! le séjour de la capitale ne vaut rien pour ce pauvreCoyatier, et l’air de Corse est favorable aux jeunes poitrinaires.Coyatier et l’enfant vont partir ce soir pour Sartène, ce qui donnele problème exactement résolu : cette intéressante Ysole estunique héritière et devient princesse. J’ai dit. Pardonnez lesfautes de l’auteur.

Il y eut un murmure d’approbation. Chacuntenait à ce que le Père fût content.

– Merci, mes enfants, dit-il en repliant sesnotes. J’aurais fait mieux autrefois, c’est clair… quevoulez-vous ? En attendant que le marchef vienne à l’ordre,j’accorde la parole à notre adorable comtesse, qui va nous égrenerson petit chapelet.

– Auparavant, objecta Corona, je voudraisfaire observer que le prince en est quitte à trop bon marché.Doublons.

– Nous aurons besoin du prince pour monaffaire, dit Marguerite, absolument besoin.

– Voyons l’affaire de Marguerite ! décidaLecoq, dont le regard se fit rude en choquant celui du comteCorona. Marguerite a la parole.

– Ce ne sera pas long, répliqua la jeunefemme. Dernièrement, pendant que j’habitais le château de Champmas,en Normandie, pour tenir lieu de chaperon aux deux filles dugénéral, j’ai découvert un trésor ; c’est une paysanne avareet qui essaie de dissimuler sa fortune. Elle a fait mutiler, l’andernier, son fils unique, pour l’exemple de la conscription. À moiqui parle, elle m’a demandé deux sous pour acheter du tabac.

– Et réussit-elle à cacher ses mille écus derente au soleil ? demanda le vieux d’un air goguenard.Dis-nous ça, ma chérie.

– Elle est inscrite au rôle des contributionsfoncières du département de l’Orne, répondit Marguerite, pour unesomme de 22 876 francs.

– De revenus ! s’écria-t-on de tous côtésà la fois.

– D’impôts, rectifia la comtesse ; ellepaie en outre 14 000 francs dans les départements voisins.

– Sangodemi ! jura le Père. C’est unconte à dormir debout.

– De plus, continua Marguerite, chaquesemestre, le banquier d’Alençon touche 1 350 francs, somme égale àson 1% de commission, pour l’encaissement des rentes surl’État, inscrites au nom de ma bonne femme.

– Venez m’embrasser, charmante, s’écria levieux enthousiasmé.

Marguerite se prêta de bonne grâce à cettefantaisie d’autant mieux que cela lui donna l’occasion de murmurerà l’oreille du Père :

– Je ne donne pas l’affaire, je la vends, ettrès cher.

Pour la seconde fois, on frappa à la porte, etde la même manière. Les membres du conseil mirent leurs voiles denouveau.

– Qui est là ? demanda le vieux.

– C’est moi, répondit une grosse voixenrouée.

– Qui toi ?

– Gautron.

Il y eut une certaine émotion dansl’assistance, quand le père commanda :

– Entrez.

Chacun regarda les mains du bouledogue quipassait le seuil, comme si on se fût attendu à y voir du sang.

– Bonjour, marchef, fit le Père, commentvas-tu, mon bon cher garçon ?

– Tout doucement, répliqua l’assassin quiresta près de la porte ; merci.

– Quelles nouvelles nousapportes-tu ?

– C’est fait.

Le Père eut un sourire triomphant et soulevalégèrement son voile pour lancer à la ronde un regard content.

– Connaissais-tu le général ? demandaLecoq au marchef.

– Non, répondit celui-ci.

– Comment sais-tu si c’est lui que tu astué ? Coyatier répondit avec rudesse :

– Puisqu’il devait venir et qu’il estvenu.

Le Père se frotta les mains. Lecoq demandaencore :

– Comment était-il fait, le général ?

– Je ne l’ai vu qu’à terre, répondit lebandit.

– Comment était-il habillé ?

– En voyageur, avec une valise sous lebras.

Le Père tourna ses pouces et murmuramodestement :

– Tout m’a toujours réussi, quevoulez-vous ? Ce n’est pas le talent, c’est la veine… Hein,l’Amitié, qu’en dis-tu, mon bijou ?

– Papa, répliqua Lecoq, je baissepavillon : nous ne sommes pas dignes de dénouer les cordons devos souliers.

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