La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 26Dernière scène du dernier tableau

 

En quittant la rue de Jérusalem, la voiture dePaul Labre se dirigea le long des quais vers le faubourgSaint-Honoré où était situé l’hôtel du général comte deChampmas.

Depuis quelques semaines, le général avaitobtenu l’autorisation de résider à Paris.

Quant à Paul lui-même, son arrestation avaitété suivie d’une mise en liberté immédiate.

L’intrigue si laborieusement ourdie contre luise dénouait d’elle-même, parce que la main qui avait tendu le pièges’était retirée. Le fils de saint Louis, prisonnier, ne pouvaitplus rien.

Et les anciens complices de cet homme avaientintérêt à détruire son œuvre.

Il était environ dix heures du soir quand Paulse fit annoncer chez le général.

Il fut introduit sur-le-champ.

– Comme vous êtes pâle, ami, lui ditM. de Champmas en lui tendant la main.

– Monsieur le comte, répliqua Paul, je viensvous faire mes adieux. J’ai rempli aujourd’hui le dernier devoirqui put encore me retenir à Paris. Demain, je pars.

– Et où allez-vous, baron ?

Tout en faisant cette question, le général,pesant sur la main de Paul, l’attirait vers le canapé placé au coinde la cheminée. Ils s’assirent tous les deux.

Paul Labre répondit :

– Je ne sais… loin, très loin.

– Et pour ne jamais revenir ? prononça legénéral à voix basse.

Paul répéta d’une voix triste :

– Pour ne jamais revenir.

M. de Champmas lui serra la main denouveau et se borna à dire :

– Baron ! vous laissez ici de bonsamis.

Il y eut un silence. Paul Labre avait les yeuxbaissés. Le général l’examinait à la dérobée.

– Voulez-vous me dire quel devoir vous avezaccompli, baron ? demanda tout à coupM. de Champmas.

Paul tressaillit comme si on l’eût arraché àun rêve.

Quand il prit la parole pour raconter ce quivenait de se passer dans la maison de la rue de Jérusalem, un peude rouge monta à sa joue.

– J’avais besoin, dit-il en terminant,d’acquérir une certitude au sujet de la culpabilité de cet homme.C’est moi qui l’ai arrêté. Je suis vis-à-vis de lui comme unjuré : son innocence m’eût condamné.

Pendant qu’il parlait, le général le regardaittoujours.

– Paul, dit-il, mon pauvre Paul, vous êtes unmalade d’esprit et de cœur.

Et comme le jeune homme relevait les yeux surlui, il ajouta :

– J’ai bien un peu le droit de me mêler decette affaire, puisque c’était moi que ces coquins voulaientfrapper. Vous êtes allé chercher la vérité au fin fond de l’enfer,votre âme est digne et bonne… mais laisser vivre un assassin, c’estse rendre complice des meurtres qu’il peut commettre dansl’avenir.

Paul resta froid et murmura :

– Il se peut. Cette idée-là m’est venue.

– Et pensez-vous, poursuivitM. de Champmas, que le témoignage des trois instrumentsdu crime ne soit point nécessaire au châtiment du vraicoupable ?

Paul baissa la tête et ne répondit point.

– Vous partez, continua encoreM. de Champmas, avant même de savoir si votre frère seravengé.

Les deux mains de Paul couvrirent sonvisage.

– Je n’ai pas besoin qu’on me le dise,prononça-t-il d’une voix très altérée. J’ai souvent eu peur d’êtrefou. Mon frère me voit, sans doute ; il aura pitié de moi. Levoilà qui va dormir en terre sainte, et moi, j’irai si loin, siloin…

– Cela s’appelle fuir, monsieur le baron,interrompit brusquement le général, et fuir est d’unlâche !

Le sourire de Paul exprima une mélancolieprofondément découragée.

– Oh ! fit-il, vous ne pouvez pas meblesser. Vous dites vrai : toute ma vie j’ai fui ; lejour où j’ai sauvé Suavita, j’essayais de fuir jusque dans lamort !

– Et Suavita vous sauva, murmuraM. de Champmas.

Le regard de Paul sembla chercher quelquechose au lambris.

Il y avait eu jadis trois portraits dans lesalon de l’hôtel de Champmas : celui de feu la comtesse etceux des deux sœurs, Ysole et Suavita.

La boiserie gardait une marque carrée quiindiquait la place où le portrait d’Ysole n’était plus. Les yeux dePaul se remplirent de larmes.

Le général fronça le sourcil.

Paul n’y prit point garde etmurmura :

– Où est-elle, à présent ? Quefait-elle ?

C’était une très grande pièce, meublée develours sombre. Le portrait de la mère et celui de la fille sefaisaient face. Toutes les portes étaient closes, excepté une quis’ouvrait vis-à-vis de la cheminée.

Le silence qui suivit laissa entendre un bruitau-delà de cette porte.

C’était comme la respiration d’un enfantendormi.

– Paul, dit le général, si vous aimez encorecelle qui n’est pas digne de votre amour, je ne vous retiens plus.Adieu.

Il se leva dans un mouvement de colère. Paull’imita.

– Adieu, murmura-t-il à son tour.

Et, tandis qu’il s’éloignait lentement, ilajouta :

– Soyez bien heureux… elle surtout, la chère,la douce enfant qui me rattacha un jour à la vie !

Paul avait la main sur le bouton de laporte.

Dans la chambre voisine, il y eut un crifaible et douloureux. Le général s’élança et disparut.

Paul ne lâcha point le bouton, mais il se prità écouter.

On aurait pu entendre les battements de soncœur dans sa poitrine.

– Qu’as-tu, chérie ? demanda le généraldans la pièce voisine.

– Père, répondit une voix qui était mélodieusecomme un chant, tu as bien fait de mettre ainsi mon lit près detoi, et tu fais bien de ne me quitter jamais. Dès que je m’endors,j’ai ce rêve, ce rêve cruel : je les vois tous deux…

– Tais-toi ! interrompit tout basM. de Champmas.

La main de Paul quitta le bouton, et il fit unpas dans l’intérieur du salon.

– Pourquoi me taire ? murmura la doucevoix. Je me suis tue longtemps, bien longtemps… Et peut-être qu’ilm’aimerait, si j’avais pu lui dire comme je l’aime !

Son père lui ferma la bouche d’un baiser. Paulétreignait son cœur à deux mains. Il entendit l’enfant qui disaitencore :

– Père, écoute mon rêve ; ce n’était pascelui de tous les jours : je rêvais qu’il partait et quej’étais encore muette. J’offrais à Dieu ma vie pour une parole.Tout à coup, il s’est élevé une voix en moi, une voix qui n’avaitpas besoin de mes lèvres et qui lui disait tout au fond de moncœur : J’ai vécu par vous, est-ce par vous que je vaismourir ?

Paul, sans se rendre compte de son action,avait traversé le salon. Il était debout sur le seuil de la chambreà coucher.

– Sortez, monsieur ! lui cria legénéral.

Au lieu d’obéir, Paul continua de marcher etvint s’agenouiller près du lit.

Suavita se pencha vers lui, souriante, et luidonna son front à baiser.

Il n’y eut pas une parole prononcée, mais legénéral les réunit tous deux, pressés sur sa poitrine.

Vers ce même moment, le brillant et courtoisvicomte Annibal Gioja des marquis Pallante courait les rues deParis dans un simple fiacre dont le cocher était notre ancienneconnaissance, Piquepuce, un des écuyers de la pauvre reineGoret.

Le charmant vicomte avait un compagnon quisemblait en proie à une allégresse folle.

Il y avait de quoi, en vérité ; lecompagnon était un noyé, sauvé de l’eau au moment où il perdait lesouffle, un damné sorti de l’enfer : le beau Nicolas, arrachéà sa cellule de la Conciergerie par une de ces miraculeusesévasions dont les Habits Noirs seuls avaient le secret.

– Mon cher garçon, disait-il, hier, quand j’aientendu le surveillant murmurer à mon oreille ces bienheureuxmots : Il fera jour demain, je me suis dittout de suite : Lecoq est mort ; on a dû couper labranche. Est-ce le bon colonel qui a fait cela ?

– Le colonel est fin comme l’ambre, réponditGioja.

Ce Lecoq tournait au tyran.

– Comment l’a-t-on supprimé ? Annibalrépondit :

– Mme la comtesse avait envoyé des cèpesde la forêt d’Andaine : ils se sont trouvés vénéneux.

– Cette chère Marguerite ! s’écriaNicolas en riant. J’avais déjà songé aux champignons là-bas :Lecoq les aimait… Mais allons-nous faire dix lieues dans Paris,vicomte ?

Les stores du fiacre étaient baissés. Annibalrépliqua :

– On ne saurait prendre trop deprécautions.

La voiture s’arrêta presque aussitôtaprès.

La portière fut ouverte par Cocotte qui étaitlà en sentinelle et qui dit :

– Rabattez votre chapeau, relevez voscollets : il ne faut pas échouer au port.

Le beau Nicolas était prudent par nature. Ilsortit du fiacre, tout occupé à cacher son visage et sans regarderni à droite ni à gauche.

On le poussa dans une allée noire et humidequi avait vaguement odeur de cabaret.

Au bout de l’allée était un escaliertournant.

– Où diable suis-je ici ?demanda-t-il.

– Rue Mauconseil, chez l’abbé, lui fut-ilrépondu.

– L’abbé est bien mal logé. Montons.

On monta trois étages, une porte fut pousséeet le faux prince se trouva dans une chambre de forme octogone,très petite, où il y avait cinq hommes et un large trou pratiquédans le mur.

Sur les cinq hommes, trois étaient armés decouteaux.

Les deux autres avaient des cravates noiressur la figure.

À la vue du prince, ceux qui étaient armés decouteaux reculèrent terrifiés et Coyatier dit :

– M. Nicolas ! unHabit-Noir !

D’un mouvement pareil, le prince avait voulufaire aussi un pas en arrière, mais la porte par où il venaitd’entrer s’était refermée. L’un des deux hommes masquésdit :

– Il fait nuit ! Coupez labranche !

– Lecoq ! balbutia le princeterrifié.

– Bonhomme, répondit le terribleToulonnais-l’Amitié, c’est toi qui avais inventé le tour. Tu auraisparlé demain à l’audience, nous t’épargnons la cour d’assises.Allons, marche !

Quand onze heures sonnèrent à l’horloge duPalais, la chambre n° 9 était en ordre et sa boiserie intacte neprésentait aucun indice révélateur.

Longtemps après, en l’année 1843, le baronLabre d’Arcis et sa femme, Suavita de Champmas, reçurent une lettrede faire-part, datée de Saint-Pétersbourg, qui leur annonçait lemariage de Mlle Ysole Soûlas avec le prince Woronslow, aide decamp de S.M. l’empereur de toutes les Russies.

Cinq ans après encore, quelques mois avant larévolution de 1848, Paul et Suavita firent un voyage à LaFerté-Macé pour visiter la tombe du général comte de Champmas, mortl’automne précédent.

Il y avait une sœur de charité accoudée sur lemarbre.

Elle serra Suavita sur sa poitrine, tendit lamain à Paul et s’éloigna sans prononcer une seule parole.

C’était Ysole, toujours belle, mais morne,jusque dans le repentir.

Suavita fut distraite en priant pour sonpère.

Mais, le soir, Paul la mena par la main sur lapelouse du château de Champmas où trois beaux enfants blondsaccoururent vers eux en secouant leurs chevelures bouclées.

Et pendant que la jeune mère, car Suavitan’avait pas encore vingt-six ans, s’enivrait de baisers et decaresses, Paul lui dit avec le beau sourire des heureux :

– Que Dieu lui donne la paix comme il m’adonné le bonheur !

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