La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 7Blondette

 

Il y avait deux mois environ que le généralcomte de Champmas, avec sa fille Ysole, d’un côté, et Paul Labre,de l’autre, étaient venus habiter les environs de La Ferté.

Le général vivait fort solitaire à son châteaude Champmas. Nous n’avons pas besoin de dire qu’il restaittotalement étranger à ce jeu de gobe-mouches campagnards : laconspiration.

Sa fille, la belle Ysole, se tenait à l’écartde la « société » des environs, qui l’avait proclaméetout d’abord fière, pimbêche, faiseuse d’embarras, et qui bientôtl’accusa sourdement « d’avoir eu une histoire ».

Paul Labre, ou M. le baron d’Arcis, commeon l’appelait maintenant, était, s’il est possible, plus sauvageencore que le général et sa fille.

Au moins, cette belle Ysole se promenaitsouvent à cheval en costume d’amazone, et rendait même quelquesvisites à la comtesse de Clare qui avait été un instant sonchaperon, lors de la captivité du général.

M. le baron d’Arcis, lui, ne voyaitabsolument personne et semblait fuir toute rencontre.

Il vivait dans la propriété que sa tante luiavait laissée par testament déposé chez maître Hébert, notaire, rueVieille-du-Temple, et membre du Caveau ; cet héritageconvenait admirablement à son amour de la solitude.

La maison était, en effet, située au centred’un grand jardin. On ne la voyait de nulle part. Une porte del’enclos donnait, il est vrai, dans le bouris même deMortefontaine, non loin de l’église, mais deux autres portess’ouvraient sur la forêt.

Pour « la société » du voisinage, lebaron d’Arcis avait une histoire, tout aussi bien que labelle Ysole de Champmas, et nous savons bien qu’au fond, la sociéténe se trompait ni pour lui ni pour l’autre.

Seulement, la société ne connaissait pas mieuxl’histoire de Paul Labre que celle d’Ysole.

La chose certaine, c’est que M. le barond’Arcis gardait chez lui une jeune femme ou une jeune fille qui nesortait jamais et que nul n’avait jamais vue, pas même à laparoisse, le dimanche.

Notez bien cela comme un fait inouï, d’autantplus inouï que le baron d’Arcis avait son banc à l’église et qu’ilne manquait jamais d’y venir entendre la grand-messe.

Le général comte de Champmas faisait demême.

Le baron d’Arcis et lui se connaissaient àtout le moins un peu, car la première fois qu’ils s’étaientrencontré à l’église, le baron avait adressé au général unrespectueux salut que celui-ci avait rendu avec une bienveillancemarquée, mais empreinte, comme toutes ses actions, d’une froideurprofondément triste.

Le général était, en effet, d’une tristessemortelle.

Il portait le grand deuil, qu’il n’avait pointquitté, disait-on, depuis la mort de sa fille cadette, survenuetrois ans auparavant.

D’ordinaire, la perte d’un enfant resserre lesliens entre le père et les enfants qui survivent. Il n’en était pasainsi chez le général.

Sa froideur découragée s’étendait jusqu’à labelle Ysole, qui était désormais sa fille unique.

Lors de cette première rencontre, le général,en sortant de l’église, avait tendu la main au baron d’Arcis.Quelques paroles brèves avaient été échangées entre eux.

Elles ne contenaient, de part ni d’autre,aucune invitation.

Mademoiselle Ysole ne s’était point mêlée àl’entretien, à la suite duquel la société, réunie en tribunal,avait décidé que le baron d’Arcis et la belle Ysole ne seconnaissaient point, ou faisaient semblant de ne se pointconnaître.

Cette dernière opinion finit par prévaloir,attendu que le baron d’Arcis fut rencontré peu de temps après,rôdant autour de Champmas, dans les bois. Le monstre courait laprétentaine, tout en claquemurant sa pauvre petite femme.

Car cette jeune personne qu’il tenaitprisonnière à la maison devait être sa femme ou sa maîtresse.

Mais les cancans ne connurent plus de frein,quand on vit s’établir chez le général une femme déjà âgée, qui senommait Mme Soûlas, et qui fut surprise, par lessoins de la société, faisant de courtes et mystérieuses visites àla maison du baron d’Arcis.

Désormais le scandale éclatait.

Le 15 septembre 1838, trois jours après lecélèbre déjeuner offert par M. Badoît à Clampin, dit Pistolet,dans le cabinet particulier du cabaret de la rue de Jérusalem, PaulLabre et sa « petite femme » se promenaient, le longd’une ombreuse allée de tilleuls, dans l’enclos qui entourait lamaison.

C’était une admirable matinée, chaude, maispleine d’air vif et parfumé.

Paul Labre, jeune homme de vingt-quatre ans,pâle et grave, paraissait un peu plus que son âge, à cause de lagrande tristesse qui pesait évidemment sur lui.

Il était beau comme autrefois ; son noblevisage avait pris une expression méditative, quoique l’éclair deses yeux témoignât de la juvénile ardeur qui couvait sous cetteapparence de calme.

Il rêvait, mais la présence de Blondette quijoignait ses deux petites mains sur son bras, auquel elles’appuyait, gracieuse comme une fée, mettait à ses lèvres unsourire doux et distrait.

Ainsi songent parfois les jeunes pères qui ontperdu la femme aimée et à qui ne suffit déjà plus l’austère paix dela maison en deuil.

C’était une fleur, cette Blondette, uneadorable et chère fleur. Elle avait ses seize ans. Elle étaitgrande, svelte, un peu grêle comme autrefois, mais son aspectn’éveillait plus l’idée de maladie.

Il y avait dans ses mouvements une souplesseconfiante et en quelque sorte voluptueuse.

C’était une fleur qui allait s’épanouissant ausouffle d’une mystérieuse félicité.

Son sourire avait des enchantements ; leregard de ses grands yeux bleus pénétrait l’âme comme un parfum.Quand elle marchait et que les anneaux de ses cheveux blondsjouaient autour des flexibilités de son cou, c’était comme unrayonnement d’amour enfantin et charmant qui éblouissait lecœur.

Elle était heureuse, ainsi pendue à ce brasami ; elle s’abandonnait à sa joie ; il y avait desinstants où sa prunelle pétillait comme un feu.

Mais le feu s’éteignait, hélas ! et je nesais quel nuage vague tombait sur tout cet éclat virginal, surtoute cette florissante jeunesse.

On avait peur et on souffrait à voir cela. Lesbeaux yeux de l’enfant se troublaient, tout à coup ;l’intelligence se voilait sur ce front, plein de spirituellespromesses. C’était comme un deuil lourd et froid qui glaçait lapensée.

Sous ce rapport, Suavita de Champmas étaitrestée telle que nous la laissâmes sur le pauvre lit de Paul Labre,dans la mansarde de la rue de Jérusalem.

Suavita n’avait point recouvré entièrementl’usage de sa raison.

Et Suavita était muette toujours.

Mais comme elle parlait bien, pourtant, quandson cœur étincelait dans ses yeux ! Comme elle pensait !comme elle aimait peut-être !

Le passé seul était en elle complètement mortou endormi. Elle avait perdu le souvenir avec le pouvoir deparler.

Elle était née en quelque sorte à cette vieinsuffisante et tristement diminuée, à l’heure même où son pauvrepetit corps malade recevait le choc mortel de l’eau.

L’excès de la terreur l’avait tuéemoralement.

Et depuis, la santé physique était revenue.Elle revivait au contact bienfaisant de l’être que son cœurd’enfant avait choisi dès longtemps et à son insu pour l’aimer.

La présence de Paul la réchauffait comme unbaiser de soleil, au matin, relève la plante affaissée sous legivre ; elle était forte, elle pouvait courir, bondir ;son sein battait, le rose montait à sa joue, le sourire à seslèvres…

Mon Dieu ! qu’eût-il fallu pour luirendre l’autre moitié de son existence ! la grandemoitié : la parole, l’esprit, le cœur ?…

Comme ils marchaient tous deux, lui rêvant,elle souriant à ce vague plaisir qui l’épanouissait comme une rose,elle pesa doucement, de ses deux mains nouées, sur le bras dePaul.

Paul venait de passer en bandoulière le fusilde chasse qu’il portait tout à l’heure à la main. Il ne prit pasgarde ; Blondette pesa plus fort.

Paul se retourna pour la regarder ; leursyeux se choquèrent.

– Que tu es donc belle ! murmura-t-ilavec admiration.

Elle l’enveloppait de son regard quiparlait.

Et, chose étrange, Paul comprenait ce regardcomme un langage : mot à mot, avec les nuances et jusqu’auxinflexions que la voix aurait eues.

– Pas si belle que l’autre ! disait leregard à la fois suppliant et menaçant.

– Quelle autre ? fit Paul malgré lui.

Le regard brûla, puis se baissa. Paul ditentre ses dents :

– Je suis plus fou que toi !

Blondette pesa de nouveau sur son bras.

– Qu’est-ce encore ? demanda Paul enriant.

Il y avait une larme, suspendue comme uneperle aux longs cils de Blondette.

– Ah ! mademoiselle, gronda Paul, si vouspleurez, nous allons nous fâcher !

Elle lui tendit son front que Paul baisa.

– À la bonne heure, reprit-il, traduisant leregard, vous allez être bien sage ?

Le regard esclave répondit :

– Oh ! bien sage.

Mais les mains jointes pesèrent sur le braspour la troisième fois. Paul fronça le sourcil, bien qu’il eûtenvie de rire. C’étaient de si ravissantes mains !

– Mademoiselle, dit-il, ne laissant pas auregard le temps d’achever sa phrase, vous voudriez venir avec moivous promener dans la campagne, je connais cela. On vous a ditqu’il y avait de belles forêts, des montagnes, des étangs, desprairies.

Le grand œil bleu interrompit à son tour,disant :

– Peu importe tout cela. Je voudrais allerpartout où tu vas.

– Pauvre petit ange chéri ! pensa Paultout haut.

Blondette lui lâcha le bras brusquement etsaisit sa main qu’elle baisa.

– Mademoiselle ! fit Paul sévèrement.

Mais il l’attira sur son cœur et l’y tint uninstant embrassée.

Vous la voyez d’ici folle de joie, cetteBlondette caressante et soumise comme un chien mignon aux pieds deson maître. Détrompez-vous bien vite et consultez les grands yeuxbleus qui mouillèrent leur sourire.

Les grands yeux bleus disaient :

– Oh ! Paul ! que tu voudrais bienpouvoir m’aimer !

Et c’était si vrai, cela, qu’une larme vint àla paupière de Paul.

– Sois raisonnable, Blondinette, reprit-il. Tues prisonnière pour ton bien. Je t’ai raconté cela cent fois. Il ya des gens méchants qui te veulent du mal. Je te cache pour t’avoirtoujours près de moi. Tu sais bien que je mourrais, si on meprenait ma petite Blondette bien-aimée !

Les yeux bleus interrogèrent, charmés, maisdéfiants.

– C’est bien vrai, cela ?demandèrent-ils.

– Bien vrai, bien vrai, répondit Paul, quil’enleva dans ses bras.

Elle pâlit et se dégagea.

Paul, étonné, la regarda.

Elle fit effort pour sourire, et son souriredisait :

– Tu es bien bon, tu as pitié de moi.

Ils arrivaient au bout de l’avenue destilleuls qui se divisait en deux sentiers.

Le premier conduisait au verger, dont lesfruits mûrs envoyaient déjà leurs enivrantes senteurs :l’autre menait à l’une des portes qui donnaient entrée enforêt.

Blondette tira vers le premier sentier ;Paul prit l’autre en touchant du doigt la crosse de son fusil dechasse.

Alors, à ce muet mensonge, les deux mains del’enfant se desserrèrent et ses jolis bras tombèrent dans les plisde sa robe blanche.

Elle marcha fière et digne aux côtés de Paulembarrassé.

Elle ne supplia point. L’heure des reprochesétait passée.

Paul l’interrogea du coin de l’œil.

Le regard de Blondette ne parlait plus.

Il était plus muet que la bouche de Blondetteelle-même.

– Vous êtes une méchante, dit alors Paul.

Elle releva sur lui ses grands yeux étonnés,innocents, mais malins. Ses grands yeux demandaient :

– Pourquoi suis-je une méchante ?

– Une jalouse, au moins ! répliqua Paulavec colère.

Ses grands yeux lancèrent un éclair si beauque Paul s’arrêta court à la contempler.

Elle sourit et continua sa route, disant avecsa prunelle qui brillait de vengeance :

– Allons ! allons ! vous êtesattendu ailleurs. Partez ! Et voilà justement ce qui n’étaitpas vrai.

Paul fit comme Blondette, cette fois ; cefurent ses yeux qui parlèrent, exprimant le dépit, la honte et lechagrin.

Elle s’arrêta à son tour. Sa tailleharmonieuse s’était redressée de toute sa hauteur. Ses yeux direntsi énergiquement sa pensée que la parole elle-même fût restéeau-dessous de leur subtil reproche :

– Ah ! Paul, on ne vous attend mêmepas !

Il y avait là-dedans toute la plaintepassionnée d’un grand amour méconnu, toute la protestation d’unnoble et doux orgueil, toute la douleur d’une immense défaite.Blondette était une femme à cette heure.

En conscience, Paul ne pouvait traduire à lafois tout cela. Il pensa, et c’était déjà beaucoup :

– Comme elle m’aimerait !

Puis il répéta tout haut, pour garder unecontenance :

– Jalouse ! petite jalouse !

Les yeux de la fillette s’éteignirent, et ellebaissa la tête comme pour dire :

– C’est vrai, je suis jalouse ; cela mefait souffrir. Il ne faut pas m’en vouloir.

Ce fut elle-même qui mit la main sur le verrouformant la fermeture de la porte.

Paul voulut l’arrêter, elle ouvrit malgré lui.Son joli doigt tendu lui montra la campagne, tandis qu’elle serangeait elle-même prudemment à l’abri du mur, comme si elle eûtvoulu lui dire à la fois :

– Vous ne voulez pas qu’on me voie, je mecache.

Et, en outre :

– Allez, je ne vous retiens plus. Je vouspromets d’être bien sage et de ne pas trop pleurer.

Paul hésita, mais il sortit endisant :

– Tu vas pousser le verrou, chérie.

Il crut entendre Blondette qui remettait leverrou derrière lui.

– À bientôt ! cria-t-il.

Et il se mit à marcher à grands pas.

Blondette n’avait garde de pousser leverrou ; elle voulait le voir le plus longtemps possible. Elleentrouvrit la porte pour glisser un regard par la fente. Elle lesuivit tant que les pleurs n’aveuglèrent pas ses paupières.

Puis elle revint sur ses pas, parcourant aveclenteur cette longue route qu’ils avaient faite à deux.

Quand elle eut retrouvé l’ombre des tilleuls,elle s’agenouilla. Ses pauvres grands yeux bleus ne pouvaient plusparler qu’à Dieu.

Elle pria longtemps, puis elle s’assit ;les larmes endorment les enfants.

Comme Blondette venait de s’endormir, deuxmains écartèrent les branches d’un buisson ; la tête pâlie etmaigre de Thérèse Soûlas se montra entre les feuilles.

Elle s’agenouilla, elle aussi, près del’enfant, et souleva avec précaution une de ses mains pour y mettreses lèvres.

– Nous t’avons tout pris, pauvre ange,dit-elle avec une amertume pleine de remords, tout, jusqu’au cœurde celui qui t’aurait si bien aimée !

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