La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 14Le marchef

 

En quittant le conseil des Habits Noirs,Coyatier, dit le marchef, descendit l’escalier d’un pasincertain.

Il n’allait pas de bon cœur à la besogne qu’onlui avait commandée.

C’était un rude scélérat habitué au sang, etqui même avait donné plus d’une fois des preuves de cruautéinutile ; ses complices le redoutaient ; mais ce n’étaitpas un scélérat de naissance.

Coyatier, comme son sobriquet de marchefl’indiquait, avait appartenu à l’armée. Tout le commencement de sacarrière avait été excellent, presque brillant. Après deuxcampagnes où il s’était fait vingt fois remarquer par sonintelligence et sa bravoure poussée jusqu’à la témérité, il avaitatteint le grade de maréchal des logis chef ou de marchefcomme le dit l’abréviation troupière, et déjà il était désigné pourl’épaulette, lorsqu’il devint amoureux d’une de ces folles etnuisibles créatures qui, sans être méchantes elles-mêmes, damnentles hommes et peuvent passer pour les plus puissantes machinespropres à labourer le champ du mal.

Nous les voyons toutes passer dans la vie ensouriant ; elles sont gaies, elles sont « drôles »pour employer le mot technique, elles nous amusent.

Nous ne leur donnons pas, à vrai dire, quandelles ne s’imposent pas à nous personnellement, beaucoup plusd’importance qu’à une levrette ou à un bouvreuil, et c’est justice,car elles n’ont ni cervelle, ni cœur, ni rien.

Mais si la statistique du crime était un jourétablie au point de vue de ces joyeux petits animaux, lacivilisation s’ébahirait, effrayée. C’est monstrueux.

Moi, j’ai regardé cela par passe-temps,n’étant pas un philosophe, et j’ai vu avec une certaine épouvanteque les cinq sixièmes des abus de confiance, dans le commercesurtout et dans l’administration, deux bons tiers des désastres deBourse, et une honnête moitié des meurtres étaient dus à cesinnocentes demoiselles.

On n’y peut rien ; elles ont droit devivre comme vous et moi.

À part leurs voix un peu criardes, leurparlage appris par cœur aux méchants théâtres, leurs chignonseffrontés et leur redoutable appétit, ce sont vraiment d’assezjolies petites bêtes.

Seulement, en conscience, elles ne valent pasla millième partie du bien qu’elles gaspillent : honneur,argent, bonheur.

Et si jamais le progrès des civilisationspermettait d’appliquer à leurs gueulettes roses une muselièrecompatible avec la liberté individuelle, ce serait un bienfaitpublic.

La petite bête du maréchal des logis Coyatieravait d’abord mis quelque embarras dans sa comptabilité :c’est la moindre des choses. Cela retarda l’épaulette etl’épaulette est parfois le salut.

Il faut le voir pour croire à quel pointl’épaulette transforme un homme.

L’épaulette ne venant pas, Coyatier épousa sapetite bête. Il était horriblement jaloux. Elle se moqua de lui. Illui fracassa le crâne d’un coup de crosse de pistolet.

Le reste n’a pas besoin d’être raconté.Coyatier, de chute en chute, était tombé aussi bas qu’on puissetomber.

Il lui restait seulement une certaine bravourebrutale et le sang-froid en face du danger, choses rares parmi sespareils, quoi qu’on dise.

Quand il eut descendu marche à marchel’escalier du conseil, il s’arrêta devant la porte du premierétage, et resta un instant indécis.

– J’ai quelque chose sur l’estomac, se dit-il,quoique je n’aie pas encore dîné. Ça me trotte dans la tête qu’ilva m’arriver malheur. C’est bête, mais voilà, je crois à ça.

Il tâta la serrure avec son« outil », mais il n’ouvrit point.

– Voilà ! répéta-t-il. L’autre était unbeau gars ; il est tombé sans dire seulement : ouf !Le coup était crânement envoyé ! mais il ne m’avait rien fait,et ça vous pèse jusqu’au lendemain matin. Tous ceux de la sûretédoivent être sur mes talons, c’est sûr, et ceux de M. Vidocqaussi… Aller courir la nuit avec un paquet de petite fille sous lebras, c’est tenter le diable !

Sa main lâcha la serrure, et ilpensa :

– Ce serait de prendre le Pont-Neuf au pasgymnastique et d’aller voir à Montrouge si j’y suis.

Il fit un pas vers l’escalier. Il n’en fitqu’un.

– Ces gens-là, gronda-t-il entre ses dentsserrées, vous tiennent par le cou ! Ils ont bonne poigne. Sije les laissais dans l’embarras, j’aurais beau me terrer comme unlapin, ils me trouveraient et j’aurais mon compte !

Son outil fit jouer le pêne sans bruit.L’habitude est une seconde nature. À son insu, Coyatier prenait lesprécautions voulues, comme s’il eût été de sang-froid.

Il referma la porte. La lueur des deux lampesqui éclairaient la chambre où dormait l’enfant lui montra lechemin.

– Crébleu ! dit-il en traversant lapremière pièce, il ne fait pourtant pas froid, et j’ai des frissonsdans le dos. Je n’ai pas peur, au moins. Jamais peur, lemarchef ! Mais je ne sais pas comment ça s’y prend, lesmaladies, pour entrer dans le corps ; je suis peut-êtremalade.

Au lieu d’aller droit à la chambre éclairée,il tâta les lambris pour trouver une armoire. Ils ont l’instinct deces choses. Au bout de trois secondes, il tournait un bouton etouvrait un placard.

– Des robes ! gronda-t-il avec unesoudaine colère, de la mousseline, de la soie, de la femme,quoi ! Ah ! la femme ! La vipère de femme !

Il referma le battant avec violence etajouta :

– Sans ça, je serais un lieutenant, peut-êtreun capitaine… Eh ! gros major Coyatier ! avec trente-sixmédailles et la croix d’honneur, oui ! car je sauvais les gensautrefois au lieu de les tuer.

Il essaya de rire, mais sa grosse main futobligée d’essuyer ses yeux, qui le brûlaient.

– Bon ! fit-il, est-ce qu’il y a del’échalote, ici ! Je pleure. C’est ça, je suis malade.Crébleu ! le gars à la valise ne m’avait rien fait. Il avaitl’air bon enfant. Écraser la tête d’une femme d’un coup de poing, àla bonne heure ! ça ravigote. Ce n’est pas péché de tuer lescouleuvres !

Il ouvrit un second placard, après avoirfranchi une porte, et du premier coup sa main rencontra del’argenterie.

– Ah ! ah ! s’écria-t-iljoyeusement, voilà mon affaire, c’est le buffet, on va trouverl’eau-de-vie !

Au lieu de commencer par mettre cuillers etfourchettes en lieu sûr, il continua de tâter. Il disaitvrai : il était malade.

Après une ou deux minutes de recherches, samain rencontra une cave à liqueurs. Il mit le goulot d’un flacondans sa bouche et lampa avec avidité.

– Pouah ! fit-il, du doux, ça sent lafemme !

Il essaya tour à tour les trois autresflacons.

– Toujours du doux ! Ah ! lescoquines de femmes !

Sa voix exprimait en ce moment une terriblecolère.

– J’en étranglerais une, deux, trois !grommela-t-il. Je les étranglerais toutes ! Pas d’eau-de-viedans la maison ! Tiens ! ça sent le poulet ; si jemangeais un morceau pour me réchauffer le cœur ?

Il ne se pressait point, et il ne faudrait pasle taxer d’imprudence. Jamais, en toute sa vie, il n’avait étémoins porté qu’aujourd’hui vers la témérité. Il réfléchissait encausant avec lui-même.

Au-dehors, il flairait la meute des agents depolice.

Dans cette maison, au contraire, où on avaitfait le vide pour favoriser un crime, il était relativement ensûreté.

Bien plus, la surveillance se lasse. Il fautqu’un inspecteur dorme comme un simple mortel. Chaque minute passéeétait bonne, parce qu’elle augmentait cette chance que les agents,fatigués d’attendre à l’affût, finiraient par regagner leurtaudis.

Le marchef prit le plat où était la volaillefroide. Il tâtonna pour trouver une table et mit tranquillement soncouvert. Il s’assit devant un souper qui, certes, devait luiparaître confortable. Il avait découvert une couple de bonnesbouteilles de vin.

Si vous l’eussiez interrogé, il vous auraitrépondu qu’il allait manger comme un ogre, vu que son déjeunerétait dans la semelle de ses bottes.

Pourtant, à la première bouchée, son estomacse souleva, révolté.

Il voulut boire, et le vin lui semblaamer.

Une sorte d’épouvante le prit.

– Je suis malade ! dit-il en défilant unedemi-douzaine de jurons. Crébleu ! j’ai pensé aux femmes. Jeparie un franc, je parie cent sous qu’on va me coller l’épervieravant que j’aie tourné le coin de la Barillerie ! Les femmes,ça porte malheur.

Il mit sa tête entre ses mains, et vousl’eussiez entendu balbutier :

– Était-elle assez jolie, la coquine !était-elle assez jolie, le jour où je fis sa fin !

Ses doigts se crispaient dans ses cheveux. Ileut comme un sanglot. Il se leva brusquement et alla vers lafenêtre.

– Pleine lune ! pensa-t-il. Sur la granderoute on irait gaiement ; mais il y a Paris, avant la granderoute.

Une voix douce et plaintive s’éleva dans lesilence, elle disait :

– Ysole ! où es-tu ? Notre pèreest-il venu ?… Ysole, est-ce toi que j’entends ?

Une seule pièce séparait maintenant le banditde la chambre éclairée. Il dressa l’oreille et attendit un secondappel qui ne vint pas.

– On dirait des anges du bon Dieu !pensa-t-il, et c’est le diable !

Il revint vers le buffet, secouant ses membresen chemin et cambra sa robuste taille. Il reprit un à un tous lesflacons de la cave à liqueurs et les vida pour sa santé, parcequ’il avait fait le raisonnement suivant :

– Il y a toujours bien un peu de trois-six aufond de tout cela.

Après quoi, par habitude, il mit dans sa pochel’argenterie. Mais il se l’avouait à lui-même, le cœur n’y étaitpas.

– Faudra finir par la fin, je suppose !dit-il en poussant un large soupir. À quoi que ça te sert demarchander, bonhomme ! Ferme les yeux, et vas-y !

La pièce voisine fut traversée d’un pas ferme,mais il s’arrêta encore au seuil de la dernière chambre.

– L’Habit-Noir a dit : carteblanche ! murmura-t-il. Il l’a dit en répondant à cettequestion : Que faudrait-il faire de la petiote, s’il survenaitdes embarras ? Bien sûr qu’il n’aurait pas répondu ça, si elleleur était bonne à quelque chose. Au contraire, pour leursmanigances, ils ont besoin qu’on l’enterre… Eh bien ! moi,j’aimerais mieux l’enterrer ici qu’ailleurs : c’est monidée.

Il se gratta le front et chercha près de luiun siège, car ses jambes ne valaient rien ce soir. Il s’assit.

– Sortir d’ici avec un pareil colis,poursuivit-il, ça me met dans la position de quelqu’un qui diraitaux hirondelles : faites-moi l’amitié de venir voir ce que jedéménage à cette heure de nuit. Ça saute aux yeux. Tandis que si jefile à la douce, rien dans les mains, rien dans les poches ;eh bien ! en cas de mauvaise rencontre, on peut travailler…C’est dit, Bibi. Escadron ! à gauche en bataille ! autrot !

Il se mit sur ses pieds et entra. La petioteétait condamnée.

La chambre restait exactement telle que nousl’avons laissée.

Une des lampes reposait sur la console,l’autre sur la cheminée.

Suavita avait le dos tourné. On ne voyait quela forme grêle de son pauvre petit corps, sous les plis légers dela couverture de soie, et les belles masses de ses cheveux blondsqui baignaient toute la largeur du coussin où sa tête étaitappuyée.

Le marchef ne jeta de ce côté qu’un regarddistrait. Il chercha l’heure à la pendule. Ce faisant, ses yeuxrencontrèrent son propre visage dans la glace.

La lampe de la cheminée éclairait ses traitsen plein.

Il recula comme si quelqu’un l’eût pris auxcheveux par-derrière.

Jamais il ne s’était vu pâle. – Et il étaitpâle comme un mort.

– Est-ce que c’est moi, ça ?grommela-t-il ; crébleu ! je suis bien malade !

« Après ? fit-il en se redressant deson haut comme pour défier ce blême visage qui le provoquait. Onn’avale sa langue qu’une fois. Au galop !

Un mouvement brusque le porta jusqu’au lit dejour et ses deux mains se crispèrent, tandis qu’il regardaitl’enfant à la gorge.

Certes, il n’avait pas besoin d’armes pouraccomplir sa sinistre besogne.

Suavita s’était retournée en dormant. Lesrayons de la lampe glissaient sur les lignes un peu grêles, maisdélicieusement mignonnes de son profil perdu. Autour de ses lèvrespâlies, un vague sourire errait.

Le marchef se mit à la contemplerfroidement.

– Ça deviendrait une femme !murmura-t-il. C’est de la graine de femme !

Et pour lui, dans ces mots, il y avait unarrêt impitoyable. Il fit encore un pas. Ses deux mains seportèrent ensemble à son front où la sueur ruisselait.

– Crébleu ! gronda-t-il, j’ai vu noirpendant un petit moment. Ça m’a passé comme un nuage. J’ai vu rougesouvent, ah ! souvent ! mais ce brouillard…

Il ajouta, réagissant contre l’angoisseinconnue qui le tenait :

– Jamais peur, Coyatier ! C’est le coud’un poulet à tordre, quoi donc !

Ses deux mains se rapprochèrent de la gorge del’enfant – lentement. Elles semblaient énormes auprès de cettechère petite poitrine. Elles frémissaient.

Le sourire se dessina plus vivant sur leslèvres de Suavita, qui s’entrouvrirent et laissèrent tomber cemot :

– Mon père !

Le marchef chancela et ses paupièresbattirent, mais il dit :

– Oui, va, appelle papa, bouture defemelle !

Il ne voulait pas croire lui-même à quel pointl’émotion le garrottait.

Les dix doigts de ses mains vibraient commeceux d’une femmelette qui a une attaque de nerfs.

Ses dents grincèrent et craquèrent.

Il montra le poing à un invisible fantôme.

– Ah ! la coquine ! lacoquine ! fit-il d’un accent où il y avait des plaintes, c’estencore elle qui va tuer cet ange-là !

Ses mains se rapprochaient toujours. Ellestranchèrent bientôt, rugueuses et brunes, sur le cou blanc deSuavita.

C’en était fait. Pour la première fois,l’assassin allait tuer avec horreur ; mais il allaittuer : c’était sa loi.

Machinalement, avant de serrer l’écroupuissant de ses doigts autour de cette gorge si frêle, il retira samain droite pour essuyer ses yeux, aveuglés par la sueur.

Sa main gauche toucha le cou de Suavita dontles paupières paresseuses s’ouvrirent à demi.

D’instinct, la main droite du bandit revintvivement à son devoir.

Suavita leva ses deux petits bras faibles, etles noua autour de la nuque du marchef stupéfait. Puis, pesant surcet appui, elle parvint à soulever sa tête de façon à lui mettre aufront un doux et charmant baiser.

– Mon père, dit-elle en même temps, je rêvaisde toi, mon bien-aimé père !

L’assassin resta immobile sous cette caressequi le navrait, mais réveillait au fond de son âme des fibresparalysées.

Il ne répondit pas. Il n’osait plus bouger.Son cœur battait horriblement.

– Tu ne dis rien ! fit Suavita souriante,et tu ne m’embrasses point… Es-tu fâché contre moi ?

Saurait-on dire pourquoi ? L’assassinarrondit ses lèvres qui effleurèrent la joue satinée del’enfant.

Elle lâcha prise, disant :

– Comme ta barbe est rude, père !

Puis, ses sens s’éveillant, elle eutdoute ; ses narines délicates perçurent avec dégoût ceshorribles effluves qu’épandent à profusion le sordide séjour desprisons et des bouges, la misère, le vice, le crime.

Elle ouvrit les yeux tout à fait.

Elle vit cette tête énorme, crépue, hideuse,qui pendait sur elle comme un impur cauchemar.

Une épouvante indicible la saisit.

Elle poussa un cri rauque, et retomba sur sonlit, évanouie.

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