La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 12Lettre anonyme

 

L’idée ne vint même pas à Paul Labre et àMlle de Champmas qu’un crime pouvait avoir été commisauprès d’eux.

La route de Mortefontaine se cachait derrièreles taillis de châtaigniers, à partir de l’étoile même. De laplate-forme on n’apercevait point la partie du chemin dominée parla roche au pied de laquelle Louveau, dit Troubadour, s’était postéen embuscade.

Aucun cri, aucune plainte n’avait suivi lecoup de feu, et le bruit bien connu du sanglier perçant le fourrééloignait toute supposition ne se rapportant point aubraconnage.

– J’ai vu le gaillard qui tient ainsi l’affûten plein midi, murmura Paul. Il n’est pas du pays et n’a pas bonnemine.

Ysole avait le pied à l’étrier ; elleécoutait encore d’un air indécis et inquiet.

– Ne serait-ce point sur nous qu’on atiré ? pensa-t-elle tout haut. Et avant que Paul Labre pûtrépondre, elle ajouta :

– Monsieur le baron, le fait seul d’avoir étévu avec moi vous créerait de mortels ennemis.

– Mademoiselle, répliqua Paul, non point àcause de moi, mais à cause de vous, nous devons nous séparer ici.Vous m’avez confié votre vengeance et aussi le soin de votresûreté, car il ressort de vos paroles qu’une menace pèse sur vous.J’espère que votre confiance ira jusqu’à me laisser le choix desmoyens à prendre pour vous faire libre et vengée.

– Soyez prudent, ditMlle de Champmas, qui mit son doigt sur sa bouchesouriante, songez que vous ne vous appartenez plus !

– Je songe que je ne saurais payer à trop hautprix les seuls instants de vraie joie que j’aie eus en ma vie. Vousm’en avez assez dit pour qu’il soit superflu de m’indiquer maroute. Il s’agit de l’homme qui dirige « laconspiration » ?

– Il s’agit du maître du Château-Neuf, eneffet. Vous êtes seul, et il est entouré d’une année.

– Retournez chez votre père, Ysole. J’ai hâtede vous dire mon secret comme vous m’avez donné le vôtre. Demain, àcette même heure, revenez au lieu où nous sommes, je vous yapporterai votre vengeance et votre liberté.

– Que comptez-vous faire ? demandaMlle de Champmas, qui se mit en selle. Dites-le-moi, jevous en prie.

– Je ne suis pas un bien grand seigneur,répondit Paul, mais mon père était soldat et gentilhomme. Il n’y apas deux façons de tuer un homme.

Il baisa la main d’Ysole et s’éloigna à grandspas en perçant à travers bois. Ysole resta un instant pensive àécouter le bruit de sa marche.

– Il est beau, il est bon, dit-elle enfin. Etcomme il m’aime !

Sa cravache effleura le garrot de son jolicheval qui se mit à descendre au pas la pente escarpée.

– Oh ! reprit-elle, je l’aimerai…Hop ! Amour !… Je veux l’aimer ! je leveux !

Amour dansa sur place et ne voulut point selancer. Il avait ce joli nom, le cheval fleur de pêcher deMlle de Champmas.

– Et pourtant, pensa encore Ysole, ce n’étaitpas un chevalier errant que je cherchais, mais bien un séide. J’aipeur de sa perfection ; il est sans défaut comme le pieuxÉnée… J’aurais préféré… Oh ! l’autre me fait trembler.

Amour prit le petit galop, parce qu’onarrivait au bas de la montée.

Ysole avait du rouge aux joues.

Elle fit volter son cheval pour enfiler laroute de Mortefontaine et se dit :

– Il n’est pas permis d’être fille d’Ève à cepoint-là. Je veux l’aimer, je l’aimerai… Nous irons loin d’ici,bien loin, et je naîtrai à une nouvelle vie…

Ce dernier mot finit en un petit cri desurprise.

Sur la route de Mortefontaine, un homme venaità pied, la tête penchée sur une lettre qu’il paraissait lireattentivement.

D’un coup d’œil, Ysole avait reconnu legénéral de Champmas, son père. Elle fit voiler une seconde foisAmour et se lança à pleine course dans une allée qui conduisaitsous bois.

Au bout de deux minutes et au premier détourde l’allée, Amour se cabra, effrayé par un homme qui était assispar terre au bord du chemin, essuyant avec un soin minutieux lacheminée de son fusil et l’intérieur du canon.

– Est-ce vous qui avez tiré ici près,l’ami ? demanda Ysole en s’arrêtant.

– Ici près, où ? questionna l’homme aulieu de répondre.

Mlle de Champmas regardait de côtésa méchante mine et ses bras velus, tout chargés de tatouages, carc’était bien Louveau, dit Troubadour, marqué comme un mouchoir,« pour pas qu’on le perde », selon l’expression de notreami Pistolet.

– Sous la Belle-Vue-du-Foux, expliquaYsole.

– Non fait, repartit l’homme. Est-ce qu’on atiré de ce côté-là ? Je n’ai pas entendu : je suis durd’oreilles.

– Et qu’avez-vous tué ?

– Bredouille, ma belle jeune dame. À cesheures-ci, les bêtes se méfient. La femme et les enfants aurontbeau crier la faim, ce soir, à la maison.

Ysole lui jeta une pièce d’argent etpassa.

Troubadour empocha l’aumône et continua denettoyer le fusil qui venait de tuer la mère d’Ysole.

À cinq cents pas de là, commençait le parc duChâteau-Neuf-Goret.

Ysole ralentit le pas de sa monture.

En approchant d’une ouverture à claire-voiequi regardait la campagne, elle dit :

– Doucement, Amour !

– Présent, bébelle, fit une voix derrière lagrille. Avons-nous enfin armé notre chevalier ?

– Il va le provoquer en duel, répondit Ysolesans s’arrêter.

– L’imbécile ! Je l’ai vu grimper laroute qui mène au château. Il faut que j’assiste à cette scène-là…et que je vous revoie avant ce soir, bébelle.

– Je reviendrai, ditMlle de Champmas. J’ai besoin de vous parler : jel’aime.

Un large éclat de rire se fit entendrederrière la claire-voie.

Les gaietés de M. Lecoq étaient toujoursbruyantes.

Thérèse Soûlas était couchée en travers de laroute de Mortefontaine, juste sous la roche où Louveau avait tenul’affût. Celui-ci, tirant à une vingtaine de pas tout au plus,l’avait littéralement foudroyée.

Elle était tombée dans la poussière, sanspousser un seul cri.

Le général de Champmas, qui montait la route àpas lents, se dirigeant vers l’étoile, n’aurait eu désormais qu’àlever la tête pour la voir.

Il n’était pas séparé d’elle par une distancede plus de trente toises. Mais le général était complètementabsorbé par la lecture d’une lettre qu’il tenait à la main.

Cette lettre, il l’avait trouvée au château enrevenant de la promenade.

Elle était datée de Paris et portait le timbredu bureau de poste de la préfecture.

Elle n’avait point de signature.

D’ordinaire, les gens de sens droit et de boncœur, comme était le général de Champmas, méprisent les lettresanonymes.

Mais celle-ci, paraîtrait-il, était une lettreanonyme d’espèce particulière, car c’était bien la dixième fois quele général la lisait.

La première fois qu’il l’avait lue, c’étaitdans sa chambre à coucher.

Au lieu de se débotter, il était sortiprécipitamment pour gagner l’appartement de Thérèse Soûlas.

Thérèse Soûlas n’était point chez elle.

Le général avait demandéMlle de Champmas, qui était également absente.

Il avait alors quitté le château et pris lacampagne, en donnant l’ordre aux domestiques de prierMme Soûlas de l’attendre si elle rentrait avant lui.

Tout en marchant, il relut la lettre qui étaitainsi conçue :

« Une personne qui a beaucoup connu etfréquenté le général comte de Champmas, à Paris, lors de l’affairedu complot carlo-républicain, a l’avantage de le prévenir qu’il aété à cette époque, lui, M. de Champmas, la dupe et lavictime d’une audacieuse machine de police.

« Ce qu’il y a de plus curieux, c’estque, dans toute cette histoire, la police était jouée sous jambe,aussi bien que M. de Champmas lui-même, par uneassociation de malfaiteurs, assez avantageusement connue dans lacapitale.

« La police manœuvrait dans l’intérêt dequelques personnages haut placés, qui avaient besoin d’une petitepanique, mais, en réalité, elle tirait les marrons du feu pourmessieurs les H. N., qui avaient envie d’être les héritiers dugénéral.

« Un agent de Vidocq, qui donna dès sondébut des preuves de singulier sang-froid, le nommé P. L. (il portemaintenant un titre de baron et le général le connaît du reste),fut chargé du principal rôle dans cette intrigue. On ne fait mêmepas allusion ici à l’arrestation du général, opérée par ce même P.L., qui était ici dans l’exercice de ses fonctions.

« On parle surtout de l’évasion favoriséepar les H. N., et dont le résultat devait être le meurtre dugénéral, lequel ne dut son salut qu’au hasard, aidé par ledévouement de la femme T. S., qui avait ses raisons pour se montrerdévouée.

« Trois assassins attendaient le généralderrière la porte, où le nom de Gautron était tracé à la craiejaune.

« Voilà l’histoire ancienne, à laquelleon ne veut ajouter qu’un détail. P. L. était l’amant de la fille deT. S., qui devenait l’héritière unique du général par ladisparition de sa jeune sœur.

« Le général, ici, doit comprendre àdemi-mot.

« La moitié seulement du plan réussit. Legénéral évita le piège, mais sa plus jeune fille, sa fillelégitime, fut enlevée. Par qui ? Par P. L., bien entendu.

« Voici maintenant l’histoiremoderne.

« La femme T. S. fut chargée de garder lajeune Suavita, devenue muette et presque idiote, à la suite de lafrayeur qu’elle éprouva, la nuit de l’enlèvement. Ces deuxcirconstances expliqueront au général comment on a pu isoler lapauvre enfant. Personne ne s’étonne en voyant séquestrer lesinfirmes ou les fous. Elle est infirme et folle.

« La femme T. S. n’a jamais maltraitéSuavita de Champmas, mais l’intérêt de sa fille faisait d’elle unesévère sentinelle.

« Aucun étranger ne pénètre chez P. L.qui habite maintenant la maison de feu sa tante, àMortefontaine.

« Les gens qui s’y connaissent prétendentqu’il faut toujours cacher un objet le plus près possible de celuiqui le cherche. Le général comte de Champmas demeure à une lieue desa fille, de sa vraie fille, de sa seule fille, car le généralsemble n’avoir plus rien dans le cœur pour l’autre, si digne de samère et si indigne de lui.

« La personne qui prend la peined’adresser ce billet au général le fait dans une bonne intentiond’abord, et ensuite pour rendre à P. L. la monnaie de sa pièce. LesH. N. sont aussi loin du général que P. L. en est rapproché. C’estau général qu’il appartient d’agir.

« Le général aura des renseignementsprécis et complets auprès de la femme T. S. ; voicipourquoi : P. L. joue ici double jeu, comme toujours. Pensantavec raison que la fille légitime, à l’usé, sera meilleurteint que la fille légitimée, il a abandonné Ysole pour cettepauvre petite Suavita.

« Il est temps, P. L., se défie déjà dela femme T. S. Or, quand quelqu’un le gêne, à bon entendeur,salut ! »

Il y avait un post-scriptum ainsiconçu :

« Il est temps, je le répète. Étant donnéle caractère de P. L., les heures de la femme T. S. sontcomptées. »

Le général, à la lecture de cette lettre,avait été frappé vivement et profondément.

Cependant il ne croyait pas.

Il n’osait pas croire à ce bonheurinespéré : l’existence de sa plus jeune fille, perdue depuistrois ans.

La lettre disait vrai : tout ce qu’il yavait d’amour paternel en son cœur s’était reporté surSuavita : Ysole lui inspirait un sentiment malaisé à définiroù des restes de tendresse passionnée ne pouvaient vaincre uneinstinctive et plus forte répulsion.

Il ne pouvait pas croire non plus auxaccusations violentes portées contre Paul Labre. Il se souvenaitavec une sorte d’admiration de cet adolescent intrépide et si fortau-dessus de son douloureux état qui, autrefois, avait dédaignél’usage de ses armes dans la maison de la rue des Prouvaires.

Tout cela devait être une fable inventée àplaisir ou une manœuvre dont l’auteur de la lettre n’avait pas mêmepris soin de dissimuler la source.

On y parlait en effet clairement des HabitsNoirs.

Et le général savait depuis longtemps que lesconjurés de la rue des Prouvaires avaient été le jouet des HabitsNoirs, lesquels s’étaient emparés du complot pour le vendre etpréparer en même temps cette fameuse évasion qui devait ouvrir sapropre succession à lui, M. de Champmas.

La lettre, en somme, était parsemée de chosesvraies, et toute la partie de la lettre qui dénonçait la conduitehésitante de Thérèse Soûlas était vraisemblable.

Si impure que fût l’origine de cesrenseignements et si douteux qu’ils pussent paraître, ils valaientassurément la peine d’être éclaircis.

C’était pour les éclaircir que le généralcomte de Champmas se dirigeait vers Mortefontaine en étudiantchaque phrase du message anonyme.

Et son travail mental arrivait toujours àcette conclusion :

– Il faut interroger Thérèse ; Thérèseseule peut me donner le mot de cette énigme. Je la croisreconnaissante et bonne, mais eût-elle toutes les duplicités de sonsexe, je saurai bien lui arracher la vérité !

Et il allait reprenant sa laborieuselecture.

Une large goutte d’eau, la première del’orage, tomba bruyamment sur le papier déplié, tandis qu’unerafale soulevait en tourbillons la poussière du chemin.

Le général leva les yeux, mais son regardn’alla point jusqu’aux nuées menaçantes qui déjà roulaientau-dessus de sa tête.

Son regard s’arrêta à quelques pas devant lui,sur un objet dont l’aspect le changea en statue.

– Thérèse ! prononça-t-il d’une voixrauque.

La pensée d’un assassinat avait traversé sonesprit. Et il eut cette vision : Paul Labre, debout, avec sonfusil en bandoulière, au sommet de la plate-forme. Il l’avaitvu.

Depuis lors, une heure à peine s’étaitécoulée. Il froissa la lettre.

– C’est impossible ! dit-il, révoltécontre le soupçon qui grandissait malgré lui. C’est impossible etinsensé !

– Thérèse ! appela-t-il encore. Ilavança.

La mère d’Ysole était tombée à la renverse etl’arrière de sa tête avait fait un trou dans le sable.

La pluie d’orage, fouettant déjà à torrents,faisait ruisseler ses cheveux gris le long de ses tempesdécolorées.

M. de Champmas lui tâta le cœur,mais sa main tremblait trop.

Sa main rencontra, en se retirant, un bouchonde papier noirci et demi-brûlé, une bourre. On avait dû tirer deprès.

Le trou de la balle était non loin de labourre, au côté gauche de la poitrine.

Il n’épandait point de sang.

Le général saisit Thérèse dans ses bras etl’emporta, sous l’ouragan qui faisait rage, jusqu’à une cabane debûcheron située à un quart de lieue de Mortefontaine, vers lalisière de la forêt.

Quand il déposa son fardeau sur le pauvre lit,il crut entendre un soupir. Les nuages accumulés faisaient presquela nuit dans la cabane.

Un homme était assis au coin du foyer, le dostourné à la lumière.

– Thérèse ! dit le général,m’entendez-vous ?

L’homme allumait sa pipe à l’aide d’uncharbon. Le charbon tomba.

Dans l’ombre, une main froide touchafaiblement la main du général.

– Le nom de votre assassin, Thérèse !s’écria celui-ci.

– Tâche ! grommela l’homme qui ramassason charbon tranquillement.

La main glacée de Thérèse attiraM. de Champmas qui mit son oreille tout contre la bouchede la mourante. Elle fit un suprême effort pour parler. Le généraldistingua un mot et un nom :

– Pardon… Suavita !…

Puis, dans un déchirant soupir, un autre nomqui s’exhala comme une prière :

– Ysole !

– Paul Labre ! interrompit le général. Aunom de Dieu, dites-moi la vérité. Est-ce Paul Labre ?

L’homme écoutait curieusement, l’homme dufoyer.

La main de Thérèse eut une courte convulsion,puis se détendit.

Thérèse était morte.

Le général, agenouillé, écarta ses cheveuxgris et la baisa au front, disant :

– Quoi que vous ayez fait, je vouspardonne.

Puis il se releva et s’élança au-dehors.L’homme quitta le foyer.

C’était Louveau, dit Troubadour, qui gagna laporte en grommelant :

– Paraît que c’est ce M. Paul Labre quiest pour payer la loi. Moi, je ne lui en voulais pas àc’te femme-là, mais j’aime mieux me mouiller que de rester seulavec elle. On n’est pas maître de ça.

En quelques minutes, le général eut atteint lamaison de M. le baron d’Arcis. Il sonna. Le domestique luirépondit que le baron était absent.

Le général, montrant ses vêtements trempés parl’averse, réclama l’hospitalité que nul ne refuse.

Le domestique, honteux et sentant le besoind’une explication, dit :

– M. le baron est bon comme le bon paintout de même, quoi ! mais il mène son logis comme il veut.Quand on a quelque chose à garder, on se ferme.

Et il poussa la porte.

Le général se dirigea vers la mairie et fit sadéclaration au sujet du meurtre de Thérèse Soûlas.

Vingt fois le nom de Paul Labre vint à seslèvres ; il ne le prononça point.

Il entra à l’église du village. Il pria etrêva longtemps, seul dans la pauvre nef. Il pensait :

– J’entrerai dans cette maison murée.Contient-elle le bonheur de ma vie ou mon dernier deuil ?… Etce jeune homme ! Les preuves s’amoncellent contre lui :c’est l’évidence. Pourquoi y a-t-il en moi une voix qui mecrie : Celui-là ne peut pas être un criminel !

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