La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 6La chambre n° 9

 

L’homme que nous venons de rencontrer dansl’escalier quittait le cabaret du père Boivin où il était entrépour demander Paul Labre. Les habitués du père Boivin n’étaientpas, en général, des raffinés, sous le rapport de la politesse.

L’étranger était un fort beau garçon d’unetrentaine d’années, portant un élégant costume de voyageur. Ilavait une valise à main sous le bras.

Il arrivait rarement que des gens de cettesorte s’égarassent dans le rez-de-chaussée du père Boivin. On neles y aimait pas.

La partie la plus grossière de l’assembléeaccueillit sa question par des rires et des murmures ; lemoins brutal de la bande répondit :

– Mon prince, ici, nous n’appartenons pas à lachose de ce bureau-là. L’autorité a oublié de nous donner à garderl’oiseau en question.

Un garçon qui passait chargé de chopes et dedemi-setiers dit :

– Troisième étage, porte en face.

L’étranger n’avait aucune envie de prolongerson séjour dans l’établissement du père Boivin. Il remercia etsortit.

La rencontre de Paul dans le noir escalier encolimaçon et sa réponse brusque ne contribuèrent pas à donner auvoyageur une haute idée de la courtoisie qui régnait dans ceslatitudes.

– Il a fallu le besoin pour le pousser dans cequartier ! pensa-t-il. La pauvre mère aura tout perdu à laloterie.

Il se prit à la rampe et poursuivit sonascension.

Paul, en atteignant le bas des degrés, n’avaitdéjà plus conscience de s’être rencontré avec quelqu’un.

Et pourtant, comme il tournait l’angle de latour pour prendre le quai des Orfèvres, un vague ressouvenir luivint. Il se dit :

– C’est quelque camarade d’enfance. J’ai bienfait de m’enfuir. Il m’aurait demandé : Qu’es-tu devenu ?Que fais-tu ? Pourquoi vis-tu dans cet horrible trou ?…Je n’y vis pas, j’y meurs.

Il fit encore quelques pas etajouta :

– C’est singulier… cette voix-là me reste dansl’oreille ; je suis bien sûr de l’avoir entendueautrefois.

Ce fut tout.

L’étranger à la valise arrivait, en ce moment,sur le palier où notre histoire a jusqu’à présent élu sondomicile.

La lune était cachée sous les nuages, et c’està peine si une lueur insaisissable filtrait à travers la poussièrequi aveuglait le carreau du jour de souffrance. La nuit étaitcomplète. Mme Soûlas venait d’éteindre sa lampe en se mettantau lit. Il n’y avait rien d’allumé dans la chambrette dePaul : seule, la chambre n° 9, celle où un mystérieuxpersonnage avait écrit le nom de Gautron, à la craie jaune, gardaitune raie lumineuse sous les planches de sa porte.

L’étranger essaya de s’orienter. Son regardinterrogea tout autour de lui, et comme il arrive invariablementquand un point isolé luit dans l’obscurité, il se dit, au boutd’une seconde d’examen : ceci est le milieu.

Le point lumineux est toujours le milieu.

Or, on lui avait dit : porte dumilieu.

Il marcha droit à la porte n° 9 et y frappa àcoups de poing.

Aucun bruit, aucun mouvement ne suivirent cetappel. L’étranger redoubla, et il lui sembla entendre deschuchotements à l’intérieur.

– Morbleu ! dit-il, je suis las. J’aibesoin de manger et de dormir. Paul, mon frère, ouvre, c’estmoi !

La porte s’ouvrit en effet, mais,préalablement, la raie lumineuse avait cessé de briller au ras dusol.

– Eh bien ! petit frère, commença levoyageur, es-tu seul ? La mère ne demeure-t-elle pas avectoi ? Où es-tu, qu’on t’embrasse !…

Ce dernier mot ne fut pas achevé, et JeanLabre, car c’était lui, n’eut pas le temps de s’étonner du bizarresilence qui accueillait sa venue.

Dans la nuit, il avait cru voir une ombre seglisser entre la porte et lui. Au moment où il se retournait, ilreçut par-derrière un coup de couteau dans la région du cœur.

Il poussa un cri faible et tomba foudroyé.

– Ah çà ! dit une grosse voix, qu’est-cequ’il raconte avec son petit frère, sa mère et sesembrassades ! Allume, Landerneau, qu’on voie ce qu’on afait.

Une autre voix demanda :

– As-tu des phosphoriques, Coterie ?

Une allumette frémit et prit feu, éclairant unréduit rond, très bas d’étage et percé de deux fenêtres. Latradition affirme que c’est à l’une des croisées de ce réduit queles paysans virent pendre, un matin d’octobre, en l’an 1655, latête chauve du lieutenant criminel Tardieu, assassiné avec safemme, la nuit précédente. Ils étaient morts tous deux par avarice,et faute d’avoir voulu nourrir un chien ou un valet.

À droite de la fenêtre qui regardait lesud-ouest, un trou considérable s’ouvrait, pratiqué dans lamaçonnerie même de la tour, et encore entouré de ses déblais.

Auprès du monceau de pierres cassées et deplâtras, il y avait un fort pic de mineur, plus une auge à plâtre,des sacs de chaux, un seau d’eau et une truelle.

Sur l’appui même de la croisée, un panneau deboiserie, désarticulé avec soin et enlevé de la place où était letrou, semblait attendre qu’on le posât de nouveau en son lieu.

Près de la porte, quatre hommes étaientgroupés : trois debout, le quatrième étendu sans mouvement surle carreau.

Nous eussions reconnu du premier coup d’œil, àla pesante vigueur de sa carrure, celui qui paraissait être lechef : M. Coyatier, comme l’appelait Pistolet, l’hommequi avait tracé le nom de Gautron, au revers de la porte. Ildépassait les deux autres de la tête.

C’était un coquin à face énergique et brutale.Ses petits yeux disparaissaient presque sous l’épaisseur de sessourcils roux. Il avait un tic dans la bouche, dont les coinsrévoltés relevaient à chaque instant la lourde et pâle bouffissurede ses joues.

Le hasard donne parfois au crime ledéguisement de la beauté. Coyatier, dit le marchef, n’était pasbeau, mais il devait être terrible à la besogne. Landerneau, ditTrente-troisième, avait la tournure d’un ouvrier charpentier.

Coterie était un maçon.

Ils se penchaient tous les trois au-dessus deJean Labre, qui était mort sur le coup, foudroyé, et gardait lapose que lui avait donnée sa chute.

Ils tressaillirent tous les trois, parce quela porte de Mme Soûlas grinça de l’autre côté ducarré.

– Motus ! fit le marchef qui ôta sessouliers et alla soulever le matelas pour mettre son œil à unefente.

Thérèse, en déshabillé de nuit, était sur leseuil de sa chambre, une chandelle à la main :

– Mou ! mou ! mou !appela-t-elle doucement. Faudra-t-il que je rallume, maintenant,pour te chercher, mauvais sujet !

L’infortuné matou n’avait garde de répondre oude venir.

Mme Soûlas appela encore, puisflétrissant du nom de libertin la pauvre bête assassinée, ellereferma sa porte en lui promettant une correction.

Coyatier revint et remit ses souliers. Iln’avait rien perdu de son sang-froid obtus.

– Pour avoir été fait à tâtons, dit-iltranquillement, ça y est.

– Ça y est, répéta Coterie, dans lecinq-cents !

Mais Landerneau ajouta :

– Seulement, ce n’est pas le général.

– Bon ! fit Coterie, es-tu sûr ?

– Sûr et certain.

Coyatier pétrissait un énorme bout de tabacpour en faire une chique. Il resta un instant déconcerté.

– C’est sûr aussi que les finauds de là-bassont plus bêtes que des dindons avec tout leur esprit,dit-il ; à quoi ça sert d’écrire un nom sur une porte quand ilfait nuit ?

– On ne pouvait pas pendre une girandole surle carré de la gargote des inspecteurs ! ajouta Landerneau. Iln’y a pas de notre faute.

– Avec ça, conclut Coterie, que le général estpeut-être venu. Voilà plus d’une heure qu’on a rentré le foulardrouge.

– Et que nous croquons le marmot l’arme aubras ! gronda le marchef. L’ouvrage est fait, il faut leramasser. Il n’y a place que pour un là-dedans. On nous a dit qu’unhomme viendrait, l’homme est venu ; nous lui avons fait cequ’on nous avait dit de lui faire. Ceux qui ne seront pas contentsiront le dire au parquet. L’argent est gagné, nous allons passer aubureau. Donnez-moi un coup de main pour le ménage.

Tout fut bientôt en mouvement, et le« ménage » se fit avec une miraculeuse rapidité. Lemarchef s’occupa du cadavre qu’on plaça dans le trou. Coteriemaçonna, Landerneau menuisa.

Puis on lava le carreau et l’on inventoria lavalise.

Une demi-heure après, les trois malfaiteurs seglissaient hors de l’allée noire qui était l’entrée de la maisonBoivin.

Coterie et Landerneau entrèrent au cabaret,Coyatier prit le quai des Orfèvres en descendant vers le Pont-Neuf.Il avait déjeté sa robuste taille de façon à paraîtresouffreteux ; il marchait en boitant, et l’un de ses bras,tordu par la paralysie, pendait inerte le long de son flanc.

Il s’arrêta un peu avant l’angle de la rueHarlay-du-Palais, et après avoir regardé tout autour de lui, pourvoir s’il n’était point suivi, il souleva le marteau de la seuleporte bourgeoise qui s’ouvrait sur le quai.

Cette porte appartenait à la maison à deuxétages que nous avons observée déjà par la fenêtre de PaulLabre : la maison où nous avons vu le foulard rouge pendu aubalcon du second, et, au premier, à travers les carreaux d’unebelle et haute croisée, la gracieuse silhouette d’une jeune femmequi attendait.

La soirée avançait ; les cabinets del’établissement Boivin s’étaient vidés l’un après l’autre. Lerez-de-chaussée lui-même allait perdant peu à peu ses chalands.

Dix minutes après le départ de Coyatier et deses deux compagnons, au milieu du silence profond qui emplissaitmaintenant la cage de l’escalier tournant, un bruit de pasprécipités se fit entendre.

Deux hommes montaient en courant. Celui quiallait le premier portait une petite lanterne.

– Tu es sûr d’avoir reconnu Coyatier, lemarchef ? dit-il, essoufflé qu’il était en enfilant latroisième volée.

– Assez, répondit l’autre dont la respirationn’était nullement troublée.

Le gamin de Paris peut monter aux tours deNotre-Dame sans souffler ni suer.

– Et que faisais-tu là, sur le carré, à cetteheure ?

– J’étais à la chasse, monsieur Badoît :faut bien travailler.

– Misérable créature ! grondaM. Badoît qui sortait de son caractère. On ne fera jamais riende toi !

– En chassant, riposta Pistolet, je vousramasse des renseignements curieux, et vous vous fâchez ! Jevous donnerai congé, monsieur Badoît.

L’inspecteur haussa les épaules.

– Tu as bien lu le nom de Gautron ?demanda-t-il.

– Couramment.

– Et tu ne pouvais pas me prévenir ?

– Y a du temps que j’ai idée de me ranger,répliqua paisiblement Pistolet, mais ce n’est pas encore commencé,et, jusque-là, faut bien s’amuser, pas vrai ? J’avais ma femmeà Bobino ; vous savez, Mèche, la flambante des flambantes.C’est pas moi qui la ferais attendre, non !

– Quatre heures de perdues ! grommelaM. Badoît. Le marchef va vite en besogne. Qui sait ce qui a puarriver ?…

Clampin, dit Pistolet, ne répondit point. Ilsifflotait entre ses dents le plus joli des airs de vaudevillequ’il eût entendus, ce soir, au théâtre.

En atteignant le palier, M. Badoît alladroit à la porte n° 9 sur laquelle il promena l’âme de salanterne.

La porte avait été récemment lavée et restaithumide par places.

On ne distinguait plus rien des caractèreseffacés, mais des vestiges de craie jaune restaient visibles çà etlà.

– Le coup est fait ! pensa tout hautM. Badoît avec consternation. Pistolet, qui avait ses mainsdans ses poches jusqu’aux coudes, ajouta :

– Alors, c’est tout frais. On va flairer.

Il appliqua son oreille aux différentes fentesde la porte :

– Ça a l’air, en effet, dit-il, que lespierrots sont dénichés. Badoît le saisit au collet et le secoua,disant :

– Ce soir, méchant coquin, tu as peut-êtrecausé la mort d’un homme !

Pistolet se dégagea sans trop d’efforts etprit la pose noble du boxeur français.

– Ça passera encore une fois en conversation,monsieur Badoît, dit-il avec dignité, mais j’aime pas qu’onm’affronte, c’est mon caractère. Aussi vrai comme le soleil nouséclaire – pas ici, par exemple, mais sur la place de la Concorde,en plein midi, quand il fait beau –, si vous recommencez ces jeuxde vilain avec moi, je lève la jambe et je vous colle une tape àl’œil, premier numéro, cachet de l’affection et du respect.

L’inspecteur tourna le dos et se rapprocha dela porte du milieu, à laquelle il frappa :

– Paul Labre ! monsieur Paul Labre !appela-t-il.

Nous savons qu’il n’y avait là personne pourlui répondre. Il attendit un instant, puis murmura d’un aircontrarié :

– Je n’aurais pas été fâché d’être deux,ici.

– Pour ce qui est de ça, patron, nous sommesdeux, déclara Pistolet. Ça ne me démange pas beaucoup de m’aligneravec le marchef, qui est fort comme un bœuf et qui pique entraître, par-dessus le marché ; mais, s’il le faut, vous allezvoir qu’on est Parisien avec honneur, et qu’on va se comportergaiement à la danse !

M. Badoît dirigea sur lui l’âme de salanterne et le regarda.

– Va bien, Clampin ! dit-il. Tu as l’aird’un quelqu’un, ce soir… et j’ai ouï conter que, dans lesrévolutions, vous êtes de drôles de petites bêtes, vous autres. Ils’agit d’entrer là-dedans.

– Porte, s’il vous plaît ! cria aussitôtPistolet.

– Veux-tu bien te taire !… Tu n’as pasd’outils, toi ? Je te crois honnête…

– Pur et sans tache, interrompit le chasseurde minets, mais j’ai mon passe-partout. Voyons voir.

Il prit sous sa blouse le tout petit crochetde chiffonnier qui lui servait à massacrer les chats et enintroduisit la pointe recourbée dans la serrure du n° 9. Il y eutun grincement intérieur et la porte s’ouvrit.

À tout événement, Pistolet fit un saut de côtépour se mettre à l’abri derrière le battant.

M. Badoît exécuta pareillement unmouvement de retraite et glissa prestement sa main sous le reversde sa redingote.

Une minute se passa dans l’attente.

– S’il est là, il veut garder son avantage,dit Pistolet. Y va-t-on ?

– Tu as du cœur, petit ! murmura Badoît.Recule-toi, que je passe. Tu n’es pas de l’état ; moi, je faismon devoir.

Et avec une résolution triste, privée de cetélan qui vient en aide au courage du soldat sur le champ debataille, l’agent quitta son abri. Aussitôt qu’il eut dépassé leseuil, il lança la lumière de sa lanterne à l’intérieur. Pistolet,qui le suivait de très près, s’écria :

– Déménagés, les locataires !

Badoît eut un soupir de soulagement :mais, comme il reprenait son haleine, sa poitrine se serra et ilmurmura :

– On a tué ici ! ça sent le mort.

– Possible, répondit Pistolet, dont la figuremièvre et pâle avait une sorte de gravité. Ça sent.

Il s’agenouilla sur le carreau, à la placemême où Jean Labre était tombé, et dit :

– Approchez voir la lanterne.

La lueur oblique éclaira le sol qui,évidemment, venait d’être lavé. Une trace rougeâtre, qui courait enzigzag entre les jointures des tuiles, frappa en même temps lesyeux de l’inspecteur et du gamin.

– Qu’ont-ils fait du corps ? pensa touthaut M. Badoît.

– Les coups de pioche… murmura Pistolet.

Il n’y avait pas besoin d’autre explication.L’âme de la lanterne se promena lentement sur les parois de lachambre ronde.

Le panneau avait été replacé avec unemerveilleuse adresse. Aucun indice ne trahissait le lieu choisipour la sépulture de Jean Labre. Bien plus, certaines parties de laboiserie avaient des défauts ou des fissures qui éloignaient l’œilde la vraie cachette.

Pistolet, marchant à quatre pattes, interrogeales carreaux un à un.

Puis Badoît, monté sur une chaise, sonda leplafond bas, qui était à portée de la main.

Rien, nulle part.

Une dernière épreuve, consistant à éprouveravec la main chaque planche de la boiserie, donna un résultatégalement négatif. Tout ce vieux bois plaqué sur une maçonnerieépaisse donnait au toucher une sensation d’uniforme humidité.

– C’est tout de même joliment joué ! ditPistolet avec conviction. Rien dans la main, rien dans lespoches ! Ils ont escamoté la chose comme une muscade.

Badoît réfléchissait.

Il alla ouvrir la croisée qui donnait de biaissur le quai des Orfèvres dans la direction du sud-ouest.

La lune n’avait plus de voile.

La première chose qui frappa ses yeux fut lamaison à deux étages dont le balcon était éclairé vivement.

– C’est là qu’était le signal !murmura-t-il. Ceux qui étaient ici voyaient le foulard rouge… Ilétait pour eux, peut-être…

« Clampin ! s’interrompit-il,M. Chopand demeure rue de la Barillerie, 3 ;M. Mégaigne, rue de la Harpe, 7. Je me charge deM. Martineau : nous serons assez de quatre.

– J’en suis, si vous voulez, patron.

– Va d’abord me chercher M. Mégaigne etM. Chopand. Rendez-vous sur le Pont-Neuf, à la statue.

– Ils seront couchés.

– Ils se lèveront.

– S’ils ne veulent pas ?

– Tu leur diras que c’est une grande affaire,une affaire capitale : l’affaire Gautron à la craiejaune.

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