La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 23Il fait nuit

 

Six heures sonnant, deux voitures débouchèrentau carrefour du Foux, sous la Belle-Vue.

L’une, venant du Château-Neuf-Goret, contenaitle fils de saint Louis, M. Lecoq de La Perrière et levénérable colonel Bozzo, qui avait froid de si bon matin et sepelotonnait dans sa douillette ; l’autre n’avait que deuxhôtes, M. le baron d’Arcis et le général comte deChampmas.

Les routes aboutissant à l’étoile, lecarrefour, la plate-forme, la forêt, tout semblait parfaitementdésert, et certes, c’était là un lieu bien choisi pour un duel,car, de tous côtés, autour de la rencontre des chemins, en marchantdeux ou trois cents pas, il était facile de trouver, sous bois, desterrains propices.

Dans chacune des voitures il y avait une boîtede combat.

Le général et Paul Labre descendirent lespremiers.

La voiture des « gens de Paris »s’était arrêtée à une cinquantaine de pas de l’étoile, sur la routequi descendait des Nouettes.

Le prince et ses deux compagnons mirent pied àterre.

Lecoq avait la main dans celle duprince ; ils semblaient être les meilleurs amis du monde.

– Tout cela, dit Lecoq, est admirablementarrangé. Vous avez tout réglé, tout prévu, le diable lui-même netrouverait pas à mordre dans votre plan. Où est Louveau ?…Tiens ! tiens ! le Paul Labre a trouvé un second :le général !

Le doigt du prince désigna furtivement letaillis, à droite de la plate-forme, en réponse à cettequestion : Où est Louveau ?

– Bonne portée ! approuva Lecoq. Et vousêtes sûr de la gendarmerie ?

– Le mot d’ordre est venu de Paris, réponditle beau Nicolas ; on me ménage à outrance. Et, après tout, legénéral n’est que toléré.

M. Lecoq lui serra encore la main.

– En vérité, fit-il, c’est dommage de n’avoirpas de spectateurs pour une comédie si bien montée !

Le fils de saint Louis répliqua :

– Nous aurons pour spectateurs tous nos amis,car je les ai suppliés de venir.

Lecoq sourit.

Le colonel murmura avec une tendreémotion :

– Moi, j’ai toujours soutenu que notre Nicolasavait du talent, beaucoup de talent. L’union fait la force ;aimez-vous comme des frères. Et en besogne, mes chéris ! Aprèsla séance, je déjeunerai avec bien du plaisir.

Les deux groupes se rencontrèrent au centre durond-point. Le général de Champmas salua le colonel Bozzo avec unerespectueuse courtoisie. Le colonel lui dit :

– Un bien joli temps, ce matin, général. Je nevoulais pas croire que ce fût vous.

– J’éprouve le même étonnement à vous voirici, répondit M. de Champmas.

– Messieurs, déclara Lecoq avec importance, jevous prie de ne point motiver votre surprise réciproque. Sur leterrain, chacun doit s’abstenir de toute parole pouvant blesserl’un ou l’autre des deux adversaires. Il vous avait, en vérité,l’air d’un raffiné d’honneur.

– Attendez-vous quelqu’un, monsieur lebaron ? ajouta-t-il. La présence d’un seul témoin ne me paraîtpas régulière.

– Un seul témoin suffit pour faire unedéclaration, repartit M. de Champmas.

– Ah ! ah ! fit Lecoq, il ne s’agitque d’une déclaration ? Alors, s’il vous plaît, pourquoi cetobjet ?

Il désigna d’un geste moqueur la boîte decombat que le général tenait à la main.

– Pour vous, si vous êtes un honnête homme,monsieur, répliqua gravement M. de Champmas. Je suishabitué à estimer, à vénérer le colonel Bozzo, que j’ai rencontréautrefois dans des circonstances qui l’honorent et dans un mondeque je respecte. Vous, je ne vous connais pas ; mais jeconnais celui-ci, ajouta-t-il en se tournant tout d’une pièce versle prince : on ne se bat pas avec un homme de sa sorte.

La « scène du duel », comme l’avaitdésignée d’avance notre ami Pistolet, ne se dessinait pas d’unefaçon ordinaire.

Paul Labre avait les yeux sur le beau Nicolasqui affectait un air de superbe indifférence.

– Connaissez-vous la véritable positionsociale de l’homme que vous outragez, monsieur ? demanda Lecoqavec emphase.

– Oui, répondit le général, je la connais.

– Auriez-vous vraiment quelque sérieuseobjection ?… commença encore Lecoq.

Le général l’interrompit, disant d’une voixnettement accentuée :

– Cet homme est un imposteur, cet homme estaffilié à une association de malfaiteurs dont il est peut-être lechef et qui porte un nom redouté : les Habits Noirs ; cethomme a essayé de m’assassiner ; cet homme a assassiné JeanLabre, frère de M. le baron d’Arcis.

Le colonel joignit ses mains maigres ettremblantes.

– Les Habits Noirs ! répéta-t-il avec unesainte horreur. Ah ! grand Dieu !

M. Lecoq le calma du geste ; leprince souriait avec dédain.

– Ce n’est pas encore commencé, dit une voixchuchotant derrière la haie d’un champ voisin. Arrivez !

C’était le neveu du Molard, appelant lechevalier et la chevalière Le Camus de La Prunelaye qui se hâtaientmaritalement à travers les blés coupés.

Le neveu du Molard et le chevalier étaientarmés en guerre.

Dans le sentier qui descendait la rampe, onput voir les deux jeunes messieurs Portier de La Grille, munischacun d’un fusil et de deux pistolets, qui se glissaient à pas deloup.

En même temps, au sommet du belvédère, lasilhouette de l’ancien élève de l’école, M. Lefébure, futurministre des Travaux publics, se dessina. Il avait un sabre et unelorgnette de spectacle.

Partout, sur les six routes, on voyaitmaintenant un mouvement de gens à pied, à cheval et en voiture. Laconspiration venait au secours de son chef.

– Parfait ! dit Lecoq à l’oreille duprince. Ah ! mon gaillard, c’est mené !

– Il a du talent comme un ange ! murmurale colonel, qui ajouta en serrant le bras de Lecoq :

– Toi, l’Amitié, je n’aime pas ton air. Tumontes un coup.

– Allons donc ! fit M. Lecoq. Voiciles gendarmes. Il était radieux.

Et, en effet, une escouade de gendarmerie àcheval sortait du bois en ce moment. Le brigadier qui commandaitn’était pas Chamoiseau.

À quelques pas de l’escouade, les autorités deLa Ferté-Macé marchaient en bon ordre.

– Superbe ! dit Lecoq, magnifique !complet !

– Mes chers messieurs, reprit-il ens’adressant à Paul Labre et au général, j’ai ouï causer vaguementde ces Habits Noirs. Ce sont d’adroits coquins, à ce qu’il paraît,car on ne les voit pas souvent en cour d’assises. Parlons net,maintenant que nous ne sommes plus seuls, car je ne vous cache pasque l’idée d’un duel nous paraissait aussi absurde qu’à vous, et lachose singulière, c’est que nous avions les mêmes motifs pour cela.Vous avez prononcé les premiers le mot « assassinat »,nous le répétons après vous ; mais il ne s’agit plus del’honorable comte de Champmas, dont la santé me paraît parfaite, nide feu M. Jean Labre, de qui M. le baron d’Arcis a bel etbien hérité, il s’agit d’un meurtre malheureusement certain etactuel, du meurtre de Thérèse Soûlas. Et je voudrais exprimer mapensée sans blesser le général ; mais nous ne nous serions pasattendus à le voir du côté du meurtrier.

Sur le visage de Paul il y avait une pâleurmortelle. Il voyait le piège ouvert sous ses pas : il sentaitla main irrésistible qui l’y poussait.

Il n’avait pas encore prononcé uneparole ; il dit :

– Ces hommes sont-ils donc vraiment plus fortsque la vérité et que la loi !

– Ils font ce qu’ils peuvent, murmura le vieuxcolonel à l’oreille du prince dont il s’était rapproché. C’est unejolie aventure. As-tu vu, mon bon chéri, comme l’Amitié a été defranc-jeu ? Il t’adore !

– Sur Dieu, sur la mémoire de son père, surtout ce qui est sacré, s’écria en ce moment Paul Labre, révoltécontre le mensonge qui l’écrasait, je jure que cet homme a tuéThérèse Soûlas comme il a tué mon bien-aimé frère !

Il y eut autour de lui un grand murmure, carla foule s’était formée.

Les gendarmes, immobiles maintenant, avaientlaissé passer l’autorité, à savoir : M. le juge de paix,son greffier et le commissaire de police.

Ces trois fonctionnaires avaient salué le filsde saint Louis avec une sorte de dévotion.

– Moi, je jure, dit M. Lecoq, qu’àl’heure où le coup de fusil a été tiré, et nous l’avons tousparfaitement entendu, M. Nicolas était au milieu de nous, enson château, sis au lieu des Nouettes, et je somme nos amis etvoisins de porter témoignage.

Ce fut un cri général, une formidable clameurfaite de toutes les réponses croisées. La conspiration entièretémoigna d’une seule voix, les hommes, les femmes et l’ancien élèvede l’école.

– J’y étais, dit le chevalier de La Prunelaye.Son Altesse… j’entends M. Nicolas, venait de finir son café aulait. Je le jure !

– C’était l’heure du grand lever, je lejure ! ajouta Poulain l’affûteur. Qu’on me donne à empoignercet oiseau-là. On n’a pas besoin de ces frileux de gendarmes.

– Quand le coup de fusil est parti, cria unPortier de La Grille, le prince tournait ses pouces. Je lejure !

Mme Le Camus de La Prunelayedit :

– Et comme Son Altesse royale tourne bien sespouces ! Du Molard, le neveu, ajouta :

– Je le jure !

– Je le jure ! répéta ce bon vieuxcolonel, qui ajouta en pinçant, comme un espiègle qu’il était, lamain du fils de saint Louis :

– Comme ce l’Amitié y va, bibi, c’est uncœur !

Lecoq y allait supérieurement, en effet.C’était lui qui menait l’affaire.

Successivement, cependant, la plupart des gensde Paris étaient arrivés.

Il y avait évidemment convocation, et personnen’avait cru au duel, en dehors des naïfs de la conspiration.

Mme la comtesse de Clare descendit de sonéquipage, accompagnée par son fidèle Annibal Gioja, chevalierd’honneur de la reine Goret ; on voyait dans les groupes ledocteur Samuel, l’abbé X…, Cocotte, Piquepuce, mesdemoisellesPruneau et Mèche.

Mme la comtesse de Clare se plaça à côtédu prince.

Quand elle passa devant Lecoq, celui-ci luidemanda tout bas :

– La poste est-elle arrivée ?

La comtesse répondit affirmativement. Lecoqdemanda encore :

– Avons-nous la chose ?

La comtesse de Clare montra du doigt Annibal,qui salua en souriant.

– Messieurs, dit Lefébure (de l’école) auxautorités, je n’ai pas de conseil à vous donner, mais il est tempsde faire cesser ce scandale. Vous êtes fixés, agissez. S’il lefaut, j’ajoute mon témoignage à ceux que vous possédez déjà :il a la valeur de mon caractère. Je le jure !

Simple maître de forges, ce Lefébure avait lamajesté d’une table de logarithmes.

Il eût décoré un ministère.

L’autorité s’ébranla à sa voix, bien que lesdivers fonctionnaires chargés des destinées du canton ne fussentpas sans éprouver quelque hésitation. Le juge de paix risqua cetteopinion que M. le commissaire de police n’avait pas droitd’arrêter un citoyen sans mandat, hors du cas de flagrantdélit.

La conspiration s’impatientait et parlaitd’empoigner le général avec Paul Labre. On songeait à faire un coupd’État.

– Avancez, brigadier ! cria en ce momentune voix retentissante sous le fourré, à droite de la plate-forme.Pour le coup, je m’amuse ! Je vous avais dit que je vousdénicherais votre Troubadour. Ai-je menti ? En cherchant bien,on en trouverait d’autres !

– Qu’est cela ? demanda M. Lecoqd’un air sincèrement étonné, encore des gendarmes ! Il enpleut, aujourd’hui !

Chamoiseau sortait du bois, à pied, tenantd’une main la bride de son cheval, de l’autre une forte corde quiserrait le cou de Louveau, dit Troubadour, lequel se laissaittraîner la tête basse et les mains dans ses poches.

Les autorités, il faut l’avouer, furent bienaises de cette diversion qui donnait du temps et qui promettait dedessiner la situation.

Mais le prince pâlit, et ce bon colonelregarda M. Lecoq d’un air inquiet.

Derrière le brigadier Chamoiseau, son gendarmevenait à cheval, et derrière encore M. Badoît, précédantPistolet qui avait ses mains dans ses poches aussi, mais la têtehaute, le chapeau sur l’oreille, le nez au vent, un vraivainqueur !

– Messieurs et dames, dit-il, on patauge icidrôlement, sans vouloir affronter les fonctionnaires. VoilàLouveau, dit Troubadour, le coupable de la veuve Soûlas, pauvrefemme ! que j’ai l’honneur de vous présenter en récidive deforçat libéré et autres. Il n’est pas beau, mais on ne se fait pas,et M. Chamoiseau l’a contre-pincé, comme il dit, par moncanal, embusqué là, sous l’ombrage, avec son fusil chargé, amorcéet armé, dans l’intention de conférer une balle à M. le barond’Arcis, au cas où on se serait battu en duel, ce matin.

Il prit le fusil des mains du gendarme et vintl’apporter au centre du cercle formé par les assistants.

– Voilà l’objet, ajouta-t-il en posant l’armeà terre. Badoît s’était approché de Paul Labre.

Il lui dit tout bas :

– Faudra donner une mâle de gratification à cepetit-là, monsieur le baron.

– Bonjour, général ! cria de loinPistolet, qui salua militairement ; vous en aviez de crânescigares à bord du Robert-Surcouf,au début de mes voyages.Bien content de vous voir en bonne santé. On va s’amuser.

Les membres de la conspiration écoutaient etregardaient sans comprendre.

Les gens de Paris s’étaient groupés autour duprince, qui conservait son attitude dédaigneuse, bien qu’untremblement léger agitât par intervalles les coins de seslèvres.

Le brigadier Chamoiseau, droit sur ses jambesbottées et campé fièrement, avait lâché le licou qui retenaitLouveau pour le saisir par le bras.

À l’endroit où sa robuste main meurtrissaitles muscles du bandit, on pouvait lire, sur sa peau gonflée :« À bas Chamoiseau ! »

Le hasard a de ces jeux.

– L’enfant dit vrai, prononça-t-il avecgravité, malgré qu’il possède l’extérieur d’un méchant galopin.C’est la troisième fois que je plonge cet animal-là dans les fers.Mon aspect bien connu a été pour lui la tête de Méduse : il aexhalé un grognement de sauvage dans quoi on a discerné l’aveuqu’il était là pour tricher dans un duel à l’arme à feu…

– Je ne souffrirai pas qu’on insulte SonAltesse royale ! s’écria le chevalier de La Prunelaye. Ce sontévidemment des manœuvres de la quasi-légitimité !

Le prince lui imposa silence d’un gestemagistral. Mais l’autorité avait entendu.

– Monsieur le chevalier, dit le juge de paix,le gouvernement peut avoir pitié de certaines folies, quand ellesrestent douces. Soyez prudent, s’il vous plaît !

La chevalière fut obligée d’entourer de sesbras le futur préfet de l’Orne pour l’empêcher de saisir sespistolets. Toute la conspiration frémissait. Les deux fils Portierde La Grille eurent un instant la pensée de crier aux armes et dedestituer Louis-Philippe sur place, séance tenante.

Quelque chose de plus sérieux se passait entrecet excellent colonel et M. Lecoq.

Le premier avait mis ses lunettes à cheval surson nez. Il dit, après avoir examiné curieusementPistolet :

– L’Amitié, tu joues gros jeu. C’est le petitd’hier. Songe qu’il y a des millions derrière notre amiNicolas.

Lecoq haussa les épaules etrépondit :

– Derrière Nicolas, il n’y a rien du tout. LaGoret avait le cou trop court. Gare aux attaques ! D’ailleurs,ajouta-t-il, je prends tout sur moi. L’association est enpéril ; je la sauve.

Le vieillard remit ses lunettes dans leurétui, et se rapprocha du prince qui lui dit tout bas :

– Je savais que Toulonnais trahissait :il est perdu. Je l’ai condamné.

Le colonel, au lieu de répondre, interrogead’un regard aigu les visages des Habits Noirs. Tous étaientimpassibles. Pendant cela, le commissaire de police demandait àPistolet :

– Qui êtes-vous, l’ami ?

– Un jeune homme de Paris, répondit notregamin, formé par de nombreux voyages à l’étranger, sans positionofficielle, mais ayant été plusieurs fois mélangé à l’autorité paroccasion. N’ayant pas sur moi de passeport, je ne demande pas mieuxque d’aller au violon, pourvu qu’on procède régulièrement et qu’onarrête aussi Troubadour et son cornac, M. Nicolas, à cette finque la cause se présente devant une justice plus centrale et moinsvillageoise que vous.

– Assurez-vous de cet homme, ordonna lecommissaire qui fit en même temps à Chamoiseau signe d’approcheravec son prisonnier.

Pistolet alla de lui-même se mettre entre deuxgendarmes.

Le commissaire de police, s’adressant àLouveau qui tenait les yeux baissés d’un air stupide, lui enjoignitde renouveler ses aveux.

Louveau garda le silence.

En ce moment, une voix sourde que chacun putentendre, sans que personne sût d’où elle partait, prononça sesétranges paroles :

– Il fait nuit !

Les assistants se regardèrent étonnés, car lesoleil du matin inondait le paysage.

Le prince était devenu plus pâle qu’unmort.

Les gens de Paris, d’un mouvement instinctif,s’éloignèrent de lui, à l’exception de M. Lecoq, qui, seul, aumilieu de tous ces visages inquiets, gardait une contenancetranquille.

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