La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 15Chasse de nuit

 

Coyatier fut une longue minute avant de seretrouver. Sa première parole fut celle-ci :

– Crébleu ! c’est bête tout plein, maisje ne pourrais pas lui faire du mal, à présent que je l’aiembrassée !

Il prit les deux petites mains de l’enfant etsouffla dedans, essayant de maladroits secours.

– Dis donc, poulette, murmura-t-il sans savoirqu’il parlait, dis donc, mon pauvre petit bichonneau. Hé !là-bas ! ne va pas te laisser glisser ! Je ne suis pasbeau à voir, c’est bien sûr. Tu as eu peur, et il y avait de quoi.Ah ! crébleu, tout de même, ça a tenu à un fild’araignée ; et dire que si j’avais eu une bonne femme, aulieu de la coquine… Imbécile ! Est-ce qu’il y en a, des bonnesfemmes !

« C’est égal, s’interrompit-il, car laréflexion venait, j’ai eu crânement tort de l’embrasser : çava me mettre des bâtons dans mes roues… Eh ! petit pigeon,va-t-on rouvrir ses beaux yeux !… Si on ne dirait pas quec’est mort ! Et il n’y a pas à dire, c’est joli comme l’amour,quoique trop mièvre et pas de couleur assez… Ma parole sacrée, çam’a fait du bien à ma maladie, comme si j’avais sifflé un verre dedur !

Il cessa tout à coup de taper dans les mainsde la fillette et reprit d’un air soucieux :

– Ce n’est pas le tout : il s’agitd’emporter la minette, à présent. Bonhomme, tu as l’idée que tujoues ta peau à pair ou non pour cet oiseau-là, pas vrai ! Çay est. Tu l’as embrassée, c’est ta faute, et tu essayes de larepiquer : c’est un tort. Les pâmoisons, ça n’a jamais gênéles femmes. On la ficelle comme elle est là, elle ne bougepas : c’est déjà avantageux ; elle ne crie pas :c’est énorme, et on l’emporte, ni vu ni connu. Il n’y a que lepoids…

Il la soupesa doucement :

– Ma parole, acheva-t-il, ça ne vaut pas lapeine d’en parler : c’est de la plume.

Avec des précautions infinies, il ramena lesquatre coins de la couverture de soie et en fit un paquet. Cela nele contenta point ; l’enfant lui semblait avoir là-dedans uneposition pénible : il dénoua la soie, roula la couverture etla ferma en ayant soin de laisser un peu d’air à l’endroit de labouche.

– Escadron ! à droite en bataille !se commanda-t-il à lui-même en prenant la fillette inanimée dansses bras ; au galop !

Et il partit.

En passant devant la cheminée, la glace luirenvoya pour la seconde fois son image.

Ce n’était pas le même homme. Il s’adressa unbienveillant signe de tête et dit :

– Marchef, mon vieux, quand vous êtes entréici, vous n’aviez pas figure humaine. Va bien. Tenez-vous droit, etau petit bonheur !

Il prit la lampe à la main pour traverser leschambres qui le séparaient de l’entrée ; il avait crainted’endommager son précieux fardeau.

J’ai dit le mot précieux. Le marchefl’entendait ainsi désormais.

Sur la table de la salle à manger, il regardad’un œil d’envie le poulet froid qu’il avait dédaigné naguère.

Va bien ! il eût mangé ce qui restaitavec plaisir.

Mais l’enfant pouvait reprendreconnaissance : c’était désormais un danger sérieux. Coyatiervoulait dépasser au moins les environs de la préfecture avant leréveil de la fillette.

Il descendit l’escalier lestement, après avoirlaissé son « outil » dans la serrure comme cela lui avaitété ordonné.

La porte de la rue était grande ouverte ;il examina du mieux qu’il put la perspective du quai, à droite et àgauche, et prit sa course vers la rue de la Barillerie.

C’était son chemin direct pour gagner cecabaret suspect, l’estaminet de L’Épi-Scié, situé au bout du chemindes Amoureux, dans les terrains vagues qui abondaient alors entrela rue d’Angoulême et le faubourg du Temple.

Il eut d’abord espoir. Le quai, en apparence,était complètement désert ; et comme Paris, en ce temps,économisait l’huile de ses réverbères les nuits de lune, il avaitquelque raison de croire qu’il pourrait croiser, au besoin, unagent attardé, sans être reconnu.

Il marchait au beau milieu de la voie,lentement et d’un pas solide, pour ne pas exciter les soupçons.

Comme il longeait le mur des jardins de lapréfecture, lequel, nous le savons, rejoignait la maison qu’ilvenait de quitter aux derrières de l’établissement Boivin, ilentendit un léger bruit à sa gauche et leva vivement la tête.

Le faîte du mur, nivelé au cordeau d’un bout àl’autre, avait une sorte de rugosité à son centre.

Cela semblait gros comme une tête d’enfant oucomme un chat.

Coyatier passa, mais son cœur commençait àbattre.

À peine avait-il fait dix pas qu’il y eut unmiaulement derrière lui.

– Pistolet ! grommela le marchef.M. Badoît n’est pas loin. Tonnerre !

Il voulut presser sa marche, mais une têted’homme sortit de l’ombre au coin de la rue de Jérusalem.

– Tiens ! tiens ! ditM. Badoît, car c’était bien lui, voilà un commissionnaire quitravaille au clair de lune. C’est suspect. Causons, nous deux,l’homme.

Il avança en même temps pour barrer lepassage.

Le marchef prit chasse du premier coup etfranchement, parce qu’il supposa que Badoît et sa mouche, comme onappelait Pistolet, étaient seuls.

Il rebroussa chemin dans la direction duPont-Neuf. Le chat n’était plus au haut du mur.

Mais il était en bas, car le marchef trébucha,pris aux jambes par deux mains maigres qui travaillaient enconscience.

Le marchef saisit la bête aux cheveux, et,sans s’arrêter, il lança le pauvre Pistolet à la volée contre lemur en disant :

– Toi, tu ne vendras plus de matous,grenouille !

La force du marchef était connue. Il y avaitde quoi écraser un bœuf. Le gamin s’aplatit littéralement contre lemur et ne bougea plus…

Quand Badoît passa l’instant d’après encourant, il se pencha pour le secourir. Le gamin lui dittranquillement :

– Laissez voir, patron, je fais le mort. Jesuis tombé déjà trois fois des gouttières sans m’endommager. Allezferme et ouvrez l’œil : nous ne le tenons pas encore.

Le fugitif, cependant, détalait à toutesjambes ; mais quelque chose de son premier trouble lereprenait, et il disait :

– C’est drôle que j’en avais l’idée ! çane va pas finir comme il faut !

Ces gens-là sont diminués de moitié, dèsqu’ils sont mordus par un pressentiment.

En arrivant à la rue Harlay-du-Palais,Coyatier se tint prêt à s’y jeter, si rien de suspect ne frappaitsa vue, et prêt aussi à suivre la ligne du quai, en casd’embuscade.

La rue Harlay semblait solitaire, et cependantle bandit passa franc.

Il fit bien.

Deux ombres se détachèrent de la muraille, dèsqu’il eut disparu et vinrent au pas de course rejoindreM. Badoît.

C’étaient Martineau et un autre habitué del’ordinaire Soûlas.

La convocation faite par Badoît avait produitson effet. Toute la table d’hôte était là.

Coyatier avait des yeux derrière la tête. Ilvit le renfort qui arrivait à Badoît, et fut à l’instant fixé sursa situation. Les mesures étaient prises en grand ; désormais,il en était sûr : il allait rencontrer des affûtiers à droite,à gauche, devant, derrière, partout où il porterait ses pas.

Il mit sa main sous sa chemise, et la retiraarmée d’un long couteau de boucher.

C’était l’instrument qui lui avait servi àtuer Jean Labre, au dernier étage de la tour.

Sa main gauche continuait de maintenir lafillette contre sa poitrine.

Il courait avec une rapiditéextraordinaire : son fardeau ne semblait pas lui peser plusqu’un fétu de paille.

À la hauteur du Pont-Neuf, un peu au-delà ducentre et sur le même plan que la statue de Henri IV, deux hommesétaient placés en évidence au beau milieu de la voie. Ils tenaientde forts gourdins en arrêt.

Coyatier pensa :

– C’est ici la fin de la souricière. Si jeleur passais sur le ventre, j’aurais de l’air !

Son raisonnement était bien simple : siceux-là se montraient, c’est qu’on voulait le forcer à tourner surla droite, par le quai de l’Horloge, ou sur la gauche, le long dupont, vers le faubourg Saint-Germain.

Mais l’audacieux bandit n’était pluscomplètement lui-même. Il hésita et se dit :

– C’est drôle, je n’aimerais pas faireattraper un mauvais coup à la petiote.

Son instinct le poussait vers le quai del’Horloge, qui était sa vraie route ; mais c’était affronterde nouveau les abords de la préfecture, et l’autre voie, trois foisplus large, lui donnait espoir.

Au bout du Pont-Neuf, d’ailleurs, il aurait àchoisir entre trois directions, sans compter la petite rue deNevers ; et, en définitive, ce ne pouvait être une armée quicourait cette nuit sur sa piste.

Il était sûr de ses jambes.

Peu lui importait la longueur de la route,pourvu qu’il sortît libre du réseau humain dont il se sentaitentouré.

Il se lança à gauche sur le Pont-Neuf oùpersonne ne paraissait.

Les deux hommes qui gardaient le pont à droitese replièrent immédiatement, rejoignant M. Badoît et sescompagnons, lesquels s’arrêtèrent à l’angle du pont.

Il y eut un cordon de formé : cinq hommeset Pistolet qui se tâtait les reins en grondant :

– Brutal, je te revaudrai ça !… tu m’asappelé grenouille !

Il ajouta :

– Qui donc guette au quai del’Horloge ?

– Le père Moreau, répondit Badoît.

Pistolet mit ses deux mains en visièreau-dessus de ses yeux.

– Le voilà couché, là-bas sur le trottoir,dit-il. Si le marchef avait pris par là, nous le manquions… Quigarde la rive gauche ?

– M. Chopand, M. Mégaigne et lereste.

– Nous le tenons ! s’écria le gamin, àmoins qu’il soit le diable ; mais, quoique ça, je voudraisbien savoir ce qu’il déménage sous son bras… Attention !

Au lieu des niches espacées maintenant le longdes deux trottoirs du Pont-Neuf, il y avait alors des pavillonsloués à de petites industries.

Le dernier pavillon, à droite, était occupépar un marchand de briquets phosphoriques du nom de Fumade ;dans le pavillon de gauche, on vendait des brosses, des onguents etdu cirage. Il s’y trouvait en outre un homme de l’art pour tondreles chiens, couper les chats et aller en ville.

Coyatier parvint jusqu’à dix pas de ces deuxpavillons sans être inquiété. Cela ne lui donnait point uneconfiance exagérée.

Au contraire, il se disait :

– Ils sont en force puisqu’ils me laissentgagner. Va bien, tout de même ; pas moyen de reculer ;s’ils ne sont pas plus de trois en avant de moi, je fonce et jepasse !

Sa main droite se crispait autour du manche deson couteau.

Mais ils étaient plus de trois.

Chopand, avec deux acolytes, sortitbrusquement de l’ombre du pavillon Fumade. Comme le marchefinclinait vers la gauche, M. Mégaigne et un autre, brandissantleurs cannes plombées, sautèrent sur la voie.

En même temps, un groupe noir se montra dansl’axe de la rue Dauphine, marchant en bon ordre vers le pont.

– Bloqué ! dit Coyatier qui se rejeta enarrière. J’ai manœuvré comme un dindon, quoi ! j’en avaisl’idée ! La petite demoiselle m’a rudement gêné, pauvrecœur !

Il fit volte-face, non plus déjà pour chercherune issue, car il savait ce qu’il avait sur ses talons, mais commela bête fauve tourne et rôde avant de s’acculer.

La lune était sous les nuées, mais ses rayonstamisés faisaient la nuit claire.

Coyatier vit derrière lui un cordon immobilequi barrait toute l’étendue du pont, en largeur.

– Bloqué ! répéta-t-il. Je ne l’ai pasvolé. Me voilà pris entre deux portes.

« Crébleu ! ajouta-t-il en jetantl’enfant sous son bras, sans précaution, cette fois, et comme unpaquet ; ça m’a coûté cher de l’avoir embrassée, lapetiote !

Les agents échelonnés du côté de la rueDauphine marchaient sur lui avec lenteur, les autres restaientimmobiles.

Il y avait encore un large espace entre lesdeux troupes.

Les choses se faisaient gravement, sansfanfaronnades ni bavardages, parce que, dans les deux troupeschacun savait bien que, selon toute apparence, il y aurait bientôtdu sang sur le pavé.

Le marchef avait une terrible renommée.

Il était acculé, mais le sanglier aux aboisdécoud parfois un tiers de meute avant de tomber.

– Holà ! mes vieux, cria tout à coupCoyatier qui acceptait la bataille, nous allons donc rire ensembleun petit peu ? Comptez-vous, pendant que vous avez encore letemps, pour voir après combien il en manquera à l’appel.

Il y eut des veines qui eurent froid, c’estvrai ; le courage de ces gens-là n’est pas brillant commecelui des soldats. Ils n’ont ni l’ivresse de la poudre nil’enthousiasme de la gloire.

Leur vaillance, et on en cite de prodigieuxexemples, loin de les mettre sur un pavois, ne parvient pas même àles réhabiliter.

Chaque acte de bravoure les avilit un peuplus.

Ils restent les parias de notre civilisationqu’ils protègent d’en bas.

On les déteste, on les méprise. L’écrivain quidit un mot en leur faveur risque sa popularité comme s’il caressaitdes Prussiens ou des Cosaques.

Et cependant, la plupart du temps, ilscombattent l’ennemi de tous : le malfaiteur.

Et ils le combattent sans armes.

Quand ils ont des armes, on leur ditd’avance : Ne tuez pas !

Je vous l’affirme : sans le discréditfatal qui pèse sur ces humbles champions de la sécurité générale,sans la rancune bizarre que le sentiment public, en France, gardecontre ceux qui font notre vie abritée et notre sommeil tranquille,vous seriez forcés de les mettre parfois au rang des héros.

J’ai dit : en France, car il est des paysqui se laissent garder sans mépriser leurs défenseurs.

Mais nous, les Français, les spirituels parexcellence, nous, le peuple exquis, charmant, incomparable,écoutez, cela est certain, nous avons un faible pour lesvoleurs.

Dans nos romans, dans nos drames, dans nosopéras-comiques, dès qu’un voleur paraît, il est intéressant.L’auteur sait où est le succès. Il ne s’inquiète guère de corrigerles mœurs, le principal est de plaire.

Le voleur plaît ; l’assassin ne déplaîtpas.

On leur donne du brio, de l’esprit,de la générosité, des bottes molles, des habits brodés, de lapoésie, toutes les séductions, et des chapeaux à larges bords,ornés d’une plume.

On les fait ténors ou pour le besoinbarytons ; la basse, peu agréable aux dames, est pour lemagistrat, être tout naturellement odieux et impropre à chatouillerles jolis rêves.

Quant aux gendarmes, quelle horreur !

Et ne prononcez pas même le nom des sergentsde ville, c’est shocking.

Aller contre cela, ce serait se briser contrele caractère même de toute une nation. Nous sommes avides de crimeset gourmands de coquins.

Mais je m’étonne qu’il se trouve encore desgens assez dédaigneux de la faveur publique pour mettre, au milieud’un concert de huées, leur main sacrilège au collet des bandits –nos amours.

D’où sortent-ils, ces sacrifiés ?

Et quelles sommes folles prodigue-t-on à leurdévouement, qui n’a point de récompense morale possible ?…

Le marchef avait pris son parti. En troisbonds, il gagna le trottoir occidental du Pont-Neuf, celui quiregarde l’Institut de travers.

Il déposa son paquet sur le parapet et ramassason vigoureux torse dans une attitude de défense.

– Arrivez ! dit-il, j’en veux manger unedemi-douzaine avant de boire à la grande tasse, car vous ne m’aurezpas en vie, vous savez bien ça, chiens galeux !Arrivez !

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