La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 17Le passé de Paul

 

Antoine Labre, baron d’Arcis, père de Jean etde Paul, était un gentilhomme poitevin, de moyenne noblesse et demédiocre fortune qui, après avoir combattu la république en Vendéeet en Bretagne, jusqu’à la capitulation de la Mabilaie, avait passéen Angleterre, puis gagné les Antilles.

Il avait belle tournure, et se comportaitdignement.

Les Labre d’Arcis, en Poitou, passaient pourune race de patriarches.

Vers le milieu de l’Empire, Antoine Labre, parles qualités de son cœur et aussi pour un joli talent qu’il avaitcomme valseur, obtint l’affection d’une jeune créole de bonnemaison, très belle, très riche, très indolente, très charitable etignorante jusqu’au miracle des choses que nos sœurs et nos fillesapprennent en France tout naturellement.

C’est le terroir, paraîtrait-il.

J’ai connu des créoles délicieuses quiseraient mortes de faim, s’il leur avait fallu apprendre àmanger.

D’autres, il est vrai, sont étonnamment âpresà l’école, dès qu’il s’agit de cette terrible éducation qui perditnotre mère Ève.

Ce sont d’adorables femmes.

Le ménage d’Antoine Labre fut heureux tantqu’il valsa au gré de sa femme et que vécut son beau-père ; unplanteur de beaucoup de bon sens, qui faisait admirablement sesaffaires.

Quand ce brave homme de planteur fut mort, lediable entra dans la maison, sous forme d’avocats, d’avoués,d’huissiers et de notaires.

Le planteur laissait trois filles, ce quidonnait trois gendres.

Aux colonies, les hommes de loi n’y vont pasde main morte.

Le partage coûta cinquante pour cent et laissade très beaux germes de procès.

Vous savez comme toute graine pousse sous cegénéreux soleil tropical ; mais aucune autre graine ne granditsi vite et si bien que la semence de procès.

Vous diriez une féerie.

Avec un avocat, un notaire, un avoué, lesplantations fondent comme du sucre dans de l’eau.

Antoine Labre avait un fils ; il eutpeur, voyant arriver la ruine, et la pensée lui prit de regagner laFrance où venaient de rentrer les Bourbons. Sa femme, enceinte d’unsecond enfant, n’y mit aucun obstacle. Elle était vraiment bonne etcharmante ; elle ne tenait à rien, pas même à ses amis.

Une fois, pourtant, son mari lui ayantconseillé de ne point passer des nuits entières à jouer, avecquelques jeunes femmes de sa connaissance, un jeu créole où l’ongagnait quelque argent, mais où l’on en perdait beaucoup, la joliebaronne se fâcha et pleura bien plus fort qu’à la mort du planteur,son père.

Je voudrais savoir ce jeu créole pourl’apprendre à quelques chères amies qui s’acharnent au lansquenet,tressé de baccara. Cela varierait leurs plaisirs.

Il est certain que ce jeu créole était pourquelque chose dans le désir qu’Antoine Labre avait de quitter laMartinique.

Ce jeu avait aidé beaucoup à l’œuvre deshommes de loi.

Antoine Labre pouvait avoir raison defuir ; seulement, il se pressa trop.

Aux colonies, il ne faut jamais rien laisserquand on part ; c’est la règle : non pas du tout que lesgens y soient plus malhonnêtes qu’ailleurs, mais parce que la merest large.

Aussitôt qu’on a laissé quelque chose auxcolonies, le rôle des hommes d’affaires commence à prendre deredoutables proportions. Il faut que tout le monde vive.

Que Dieu me préserve de blesser les gensd’affaires des colonies. Parmi eux il peut y avoir des saints.

Mais depuis que j’existe j’entends toujoursconter la même sinistre légende : la légende du colon dévorépar son homme de confiance.

À Saint-Domingue les hommes de confiancetuèrent plus de Blancs que les Noirs eux-mêmes.

Antoine Labre avait tant de hâte de revoir sonpays qu’après avoir réuni deux cent mille francs, pour une partempruntés, il donna la régie de ses établissements à un personnageaussi habile que sûr et s’embarqua.

Sa femme accoucha de Paul pendant latraversée.

Un fait singulier eut lieu : la naissancede Paul sembla développer ou plutôt faire naître en elle lesentiment maternel.

Elle avait aimé Jean, qui était alors un jolibambin d’une dizaine d’années, dans la mesure de sa paressemorale ; elle adora Paul.

Son mari, étonné et charmé, crut qu’il allaitavoir enfin une femme, au lieu de cette gracieuse végétation quifleurissait dans un coin de sa maison.

Ils arrivèrent à Paris aux premiers jours dela seconde Restauration. Antoine Labre était un digne caractère. Ilcrut devoir abandonner les bienfaits de la cour à ceux qui enavaient plus besoin que lui et se tint à l’écart de ce fameuxgâteau de l’indemnité, dont les partis exagérèrent si adroitementl’importance. Son seul désir fut d’entrer dans l’armée où il obtintun grade honorable.

Et, vraiment, les commencements de sa vie enFrance furent remarquablement heureux.

Il reçut une fois deux mille louis de sonhomme de confiance, avec prière, il est vrai, de ne pas oublier lesintérêts des sommes empruntées là-bas.

D’un autre côté, ses deux enfantsprospéraient : le petit Paul devenait joli comme un amour etcette charmante baronne, trop éloignée désormais des amies créolesqui jouaient avec elle ce jeu dont j’ai oublié le nom, prenait deshabitudes d’intérieur et passait ses journées entières auprès duberceau de son dernier né.

Il ne faut pas allonger une histoire de cegenre ; le fond en est par trop connu ; chacun a purencontrer en sa vie au moins un colon réintégré et radotant lesmérites de son homme de confiance.

Chacun aussi sait bien que ce colon finit partrouver en France un personnage secourable qui prend en main sesintérêts : les colonies n’ont pas le monopole de la vertu.

Alors, c’est entre les deux mandataireshabiles et sûrs un duel régulier dont tous les coups passent autravers du corps de leur victime commune.

Le personnage secourable, rencontré parAntoine Labre, fut un jeune praticien, alors fort à la mode etnommé M. Lecoq.

Ce n’était pas un avocat, c’était mieux quecela : un sorcier.

Sa boutique ne désemplissait pas et lemeilleur monde parisien s’adressait à lui dans les circonstancesdélicates.

Ce M. Lecoq en savait long, et bien desgens parlaient de lui avec respect.

Il avait, d’ailleurs, la brusquerie decertains médecins en vogue. Quand un bourgeois s’impose aux gens dequalité, rien ne lui fait une si bonne tenue que son air communréuni à un quantum sufficit de sans-gêne brutal.

Antoine Labre eut le bonheur de rencontrerM. Lecoq vers 1825, au lendemain d’une grande déception.

Son mandataire colonial venait de lui envoyerun compte définitif très bien fait, selon lequel, lui, AntoineLabre, loin d’avoir quelque chose à réclamer, restait débiteurd’une somme considérable.

En dix années, les peines et soins de l’hommehabile et sûr, les procès et les intérêts d’une soixantaine demille francs avaient produit, grâce à une culture assidue, undéficit d’un demi-million.

M. Lecoq était à ses débuts, il nedédaignait pas encore les petites affaires ; il aimaitd’ailleurs à s’introduire chez les gens titrés et, tout en donnantd’excellents conseils au baron, il devint fort assidu auprès de labaronne, laquelle tout doucement avait trouvé à remplacer ce diablede jeu créole, dont j’ai oublié le nom, par d’autres jeux plusconnus en France.

Elle n’était plus déjà la bonne dame, de lapremière jeunesse, et l’avenir de son petit Paul l’occupait. Elleétait joueuse jusqu’au bout des ongles, comme beaucoup de naturesendormies.

Le jeu est la passion des indolents.

Comme la fortune ne s’était jamais montréeprodigue de caresses envers elle, une idée fixe la tenait :elle se figurait que la veine retardée jaillirait enfin quelquejour avec une miraculeuse abondance.

Et elle jouait tant qu’elle pouvait, à tout etpartout ; elle jouait au reversis, au boston de Fontainebleau,au whist, au nain jaune, à l’écarté, à la bouillotte ; ellemettait à la loterie ; elle avait, elle aussi, un homme deconfiance qui jouait pour elle à Frascati ; pour elle,M. Lecoq avait la bonté de piquer la carte à la bourse.

Antoine Labre n’était pas aveugle ;néanmoins il ignorait à quelles profondeurs la folie, en apparencepaisible, de sa femme avait déjà creusé le précipice.

Quand il l’apprit, il était à la veilled’entreprendre un voyage à la Martinique pour avoir raison de sonintendant colonial.

M. Lecoq avait conseillé ce voyage.

Encore une fois, c’est de parti pris que nousabrégeons cette histoire.

Elle est à la fois trop ancienne et tropmoderne.

Elle était banale déjà sous laRestauration ; hier, elle emplissait les colonnes desjournaux.

Il ne faut jamais aller demander des comptesaux hommes habiles et sûrs qu’on a laissés là-bas.

Dans ce cas spécial on assassine volontiersaux colonies.

Antoine Labre ne revint pas de son voyage.

La pauvre baronne aimait son mari ; elleavait besoin de son mari ; on ne sait où peut aller une femmesemblable, privée de guide et de soutien. Si elle se fût misefranchement sous la tutelle de Jean, son fils aîné, qui atteignaitl’âge d’homme, tout aurait pu encore être sauvé ; mais,vis-à-vis de Jean, elle était jalouse de son autorité, à cause dePaul, son vrai, son seul amour.

Elles ont des raisonnements bizarres.

La baronne se dit que tant de malheursdevaient user la mauvaise chance. La veine allait être d’autantplus riche qu’on l’avait cruellement attendue.

La baronne vendit, pour jouer, d’abord, sonindigent superflu, ensuite ce qui était pour elle et ses enfants lestrict nécessaire.

Dieu eut pitié de Jean qui fut nommé élèveconsul et partit pour une lointaine résidence. Jean aimait sonjeune frère Paul tendrement, malgré les maladroites préférences deleur mère. La meilleure part de ses appointements passa en France,dès qu’il eut acquis une petite position.

Cela servit à nourrir des ternes et àengraisser des martingales.

M. Lecoq, cependant, qui grandissait àmesure que tombait la misérable maison Labre, et qui, certes, nepouvait tirer de la baronne aucun profit important, nel’abandonnait point ; il lui restait fidèle et flattaitcomplaisamment sa passion.

Pourquoi ?

Nous n’avons pas à recommencer son portraitque nous avons peint en pied dans Les Habits Noirs. Il nefera que glisser dans ce récit. C’était un philosophe.

Une fois, il avait mis un billet de millefrancs dans la main d’un pauvre diable, tout exprès pour troublerune conscience hésitante, se créer un complice involontaire etacheter, à cent mille pour cent de rabais, l’influence qui devaitle rendre maître d’un des plus clairs esprits de la financemoderne.

Ces mille francs, semés, devaient fleurir enune gerbe de millions illustres, sous la raison sociale :baron J.-B. Schwartz et compagnie.

Chaque action de Lecoq avait un but. Ici, lebut de Lecoq nous échappe en partie, sans doute parce qu’il futmanqué. Encore pouvons-nous deviner.

La baronne cachait Lecoq à son fils :elle avait honte.

Paul Labre a dit dans sa lettre à son frèrequ’il ne connaissait pas Lecoq.

Mais Lecoq le connaissait.

Lecoq connaissait tout le monde.

Cet étrange travailleur du mal, populaire dansles bas-fonds de la vie parisienne sous son nom deToulonnais-l’Amitié, notable parmi les classes aisées sous l’espècede M. Lecoq de La Perrière, avait encore d’autres noms.

La source où je puise donne à entendre qu’illaissa une trace profonde dans l’organisation mixte, tentée par lapolice du règne de Louis-Philippe.

On essaya, sous ce roi, de dresser des loups àla chasse pour battre la forêt de Paris.

Entre ces loups, il en est un dont le nom estlégendaire.

Avec un peu de bonne volonté, il nous seraitfacile de croire que M. Lecoq était ce loup.

Paul Labre nous l’a dit dans sa dernièreconfession :

Pour lui, son mystérieux patron,M. Charles, et M. Lecoq étaient le même homme. Or,M. Charles, de son vrai nom, s’appelait V…

Quoi qu’il en soit, les faits prouvent queM. Lecoq avait cru découvrir en Paul Labre une natureénergique et audacieuse, puisqu’il avait fait effort pourl’engrener dans sa mécanique en qualité de rouage.

Autant que possible, dans toutes les classesde la société, il glissait ainsi un organe appartenant à samachine. Si Paul Labre avait voulu, il serait devenu un personnageimportant à la préfecture.

Mais Paul Labre n’avait pas voulu.

Quoiqu’on lui eût appris peu de choses dansson enfance, et que, dès sa petite jeunesse, il se fût éloignévolontairement du monde pour n’entendre point parler de sa mère, ilavait trouvé une sauvegarde dans sa fière nature.

On l’avait tué pour le dehors ; onn’avait pas pu le déshonorer dans son propre cœur.

Nous avons rapporté ici toutes ces chosesparce que Paul Labre les pensait, ce soir, en suivant la ligne desquais tristement, après avoir dit adieu à Thérèse Soûlas.

Il ne songeait certes plus à l’homme qu’ilavait croisé dans l’ombre à la descente de l’escalier tournant. Cethomme lui avait dit :

– Par hasard, ne seriez-vous par M. PaulLabre ? Et Paul avait répondu : Non.

Ajoutant en lui-même :

– À quoi bon ? Je n’ai plus affaire àpersonne…

Certes, tandis qu’il marchait tête baissée, iln’avait déjà plus aucun souvenir de cette rencontre. Il allait,perdu dans la suprême rêverie des gens qui veulent mourir.

Le passé renaissait pour lui dans ses moindresdétails.

Il faisait l’inventaire de sa vie, qui avaitcommencé brillante pour se ternir peu à peu et descendre –descendre toujours.

Il voyait ce qu’il n’avait pas vu depuis bienlongtemps, peut-être : la mélancolie noble de son père.

Il cherchait un sourire sur ce pâle visage desoldat. Il n’en trouvait point et murmurait :

– C’est vrai, jamais mon père ne souriait. Lemalheur est bien vieux chez nous.

Et son frère ? C’était un souvenirconfus. Il se disait :

– Jean est heureux. Que Dieu le bénisse.

Mais sa mère. Oh ! sa mère lui emplissaitle cœur !

Elle avait été sa ruine, mais elle l’aimait sibien !

Le vice honteux et tout près d’être grotesquequi l’avait perdue disparaissait pour Paul.

Il voyait cette douce figure qui s’animait àson aspect, reflétant un cœur qui n’adorait que lui.

Quand il était tout petit, on appelait sa mère« madame la baronne ». Elle allait en voiture ; elleavait des valets ; elle était élégante et belle.

Puis la voiture disparut, les valetsaussi ; on ne disait plus que « madame d’Arcis »dans ce petit appartement du faubourg Saint-Germain, d’où son pèreétait parti pour le dernier voyage.

Puis on loua un « logement ». On fut« madame Labre » tout court.

Puis enfin, on monta à cette mansarde d’unemaison mal famée de la rue de Jérusalem, et il y avait des gens quidisaient « la mère Labre ».

Dieu merci ! Elle était morte, et Paulallait mourir.

C’était une belle nuit, un peu nuageuse. Lalune, souvent cachée, se montrait tout à coup par intervalles etvoguait, paisible, dans des lacs d’azur.

La ville vivait et bruissait encore tout àl’entour ; mais le long des quais il y avait déjà un grandsilence.

Le croiriez-vous ? Paul Labre revint partrois fois à cette maison qui touchait par ses derrières à la rueHarlay-du-Palais, la maison à deux étages du quai des Orfèvres, oùil avait vu cette silhouette de jeune fille : Ysole.

Quelque chose l’attirait là. Il se laissaitaller.

Il n’avait ni peur, ni hâte de mourir.

Il était sûr de lui-même ; il savaitqu’il ne faiblirait point au dernier moment.

Il aimait, et il y avait autre chose quecela : c’était son amour pour Ysole qui lui avait dit :« Tu ne peux plus vivre. »

La troisième fois qu’il s’approcha de cettemaison où était sa suprême pensée, il vit des ombres le long duquai et dans la rue du Harlay.

Il s’éloigna et ne revint plus.

La vue de ces hommes qui étaient évidemment làen embuscade n’avait, du reste, rien éveillé en lui.

Rien ne lui importait plus.

Il fuyait les hommes.

Il déboucha sur le Pont-Neuf et alla vers leparapet sur lequel il s’assit.

Il regarda l’eau, brillantée par les rayons dela lune.

Il resta là un quart d’heure.

C’était à peu près le moment où Pistoletgrimpait sur le mur du jardin de la préfecture pour guetter lemarchef.

Paul Labre quitta le parapet et traversa leterre-plein.

Il enjamba la clôture fermée qui défendait, denuit, l’entrée de l’escalier conduisant aux bains Henri IV.

Il descendit.

Pendant une demi-heure, il se promenalentement sous les arbres de l’île, Puis, à un moment où la lune sevoilait, il se dit :

– C’est assez. Finissons.

Et il se mit à l’eau froidement, comme unbaigneur.

Il pensait toujours. Le nom d’Ysole lui vintaux lèvres.

Sur la pente douce, il ne perdait paspied.

Au moment où l’eau lui arrivait aux aisselles,il crut ouïr une rumeur confuse sur le Pont-Neuf et tourna la têtemachinalement.

Il ne vit rien ; il était tout à fait àla pointe de l’atterrissement.

Mais il entendit un bruit flasque et doux,comme si un objet enveloppé d’ouate fût tombé à l’eau de la hauteurdu parapet.

Il fit deux pas de plus et l’eau toucha sabouche.

– Adieu ! dit-il.

À qui allait cet adieu ?

Ses lèvres avaient un sourire.

Il perdit plante et ne nagea pas.

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