La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 17Provocation

 

L’effet produit par le nom de Paul Labre,ainsi lancé à l’improviste, ne pouvait pas être le même sur tousceux qui assistaient au grand lever de M. Nicolas.

Pour les simples membres de la conspiration,pour les hobereaux englués et enchantés de l’être, dans cetteparodie de complot, M. le baron d’Arcis n’était qu’un voisin,étranger à leurs travaux et à leurs espoirs : un profane.

Et cependant, l’accent de sa réponse àl’huissier campagnard portait en soi un tel caractère de menace quele chevalier de La Prunelaye dit à sa chevalière :

– Tu sais que, le cas échéant, nous serionsjugés par une cour prévôtale, bobonne.

Pour les gens de Paris, au contraire, etsurtout pour le beau Nicolas lui-même, le nom de Paul Labre avaitune tout autre importance.

Paul Labre était l’ennemi.

La police des Habits Noirs, très bien faite,d’autant mieux faite qu’elle tenait par des liens mystérieux àcette bizarre et adultère administration que le gouvernement deLouis-Philippe eut le tort de laisser fonctionner quasiofficiellement, la police des Habits Noirs, disons-nous, avaitsignalé dès longtemps et contre-miné les efforts de Paul Labre.

Nous savons qu’on avait déjà entamé contre luicette terrible guerre de l’assassinat juridique. Le piège ordinairede l’association avait été tendu. Un être humain était mortaujourd’hui même, tout exprès pour constituer Paul Labre débiteurde la loi.

Les témoins étaient prêts pour constater lasanglante créance. Le meurtrier de Thérèse Soûlas avait fait coupdouble.

Il ne restait plus qu’à procéder régulièrementet à suivre les errements habituels de la confrérie.

C’était simple, facile et sûr.

Mais voilà que Paul Labre prenait lesdevants.

Pourquoi venait-il ?

C’était un garçon intrépide. Son affaire avecle général de Champmas avait fait grand bruit autrefois dans lemonde des agents et des malfaiteurs. Le nom de Paul Labre étaitresté célèbre.

En outre, il avait cet avantage – ou cemalheur – d’appartenir à une redoutable école.

Ce n’était pas un « bourgeois »comme celui-ci ou celui-là.

Il avait vécu dans un milieu quienseigne : il sortait de la rue de Jérusalem.

C’était un profès, et il en donnait la preuve,puisque, au lieu de laisser tout le soin de sa vengeance à lapolice ordinaire, il s’était fait une brigade à lui, nombreuse ounon, peu importait.

Les Habits Noirs n’en étaient pas à regretterle meurtre de Jean Labre, meurtre inutile à l’association et quilui avait suscité ce dangereux ennemi : le frère de lavictime. C’était ce meurtre surtout que M. Lecoq reprochait aufils de saint Louis, comme un crime de lèse-confrérie.

Pourquoi Paul Labre venait-il ? Était-cedéjà le coup de feu de la Belle-Vue-du-Foux qui l’amenait ?Avait-il trouvé la trace des assassins de son frère ? Était-ilseul ? Arrivait-il avec l’appui de la forcepublique ?

C’étaient là, il faut le reconnaître, pour unepartie des personnes présentes, des questions de vie et demort.

Pour le faux prince, en particulier, c’étaitune épée nue, plantée entre ses deux yeux.

Car la grande loge des frères de la Merci,désignée sous le nom de « les Habits Noirs », outre sonfameux axiome : payer la loi, avait un autre principetout aussi usuel, tout aussi rigoureux : Couper labranche malade.

On soutenait vaillamment, héroïquementquelquefois, les membres de l’association ; mais quandl’intérêt commun l’exigeait, on coupait la branche sanspitié, pour sauver l’arbre.

Le faux prince savait cela ; il avaitsans doute lui-même coupé ou fait couper plus d’une brancheattaquée.

Il savait en outre de quelles inimitiés ilétait entouré dans le sein même du conseil.

C’était son visage que les regards de tous sesassociés interrogeaient.

On le vit pâlir, et Lecoq eut un sourirecruel.

Mais on le vit aussi se redresser.

– Père, dit-il au colonel, suis-je le Maître,ici ?

– Certes, certes, mon bon enfant, répondit levieillard. Marche droit, je te le conseille. Tu es le Maître, ici,tant qu’il fera jour.

« Il fait jour !ajouta-t-il en mettant sa main sèche sur le bras de Lecoq. J’aiidée qu’il a du talent, moi, ce grand chérubin-là. Hé !l’Amitié ? Nous allons voir.

Lecoq répondit froidement :

– Nous allons bien voir, en effet. Ça chauffe.Tout à l’heure, il fera peut-être nuit.

– Qu’on introduise M. le barond’Arcis ! prononça le fils de saint Louis à voix basse.

Paul tournait en ce moment le coude del’allée.

– Comment ! comment ! s’écrièrentles hobereaux, jouant à la rigueur leur rôle de prud’hommesfactieux. Y pensez-vous, monseigneur ? C’est contre toutes lesrègles.

– Messieurs, répliqua le prince, on demandeici M. Nicolas et non point le fils du malheureux dauphin deFrance. Soyez prudents. L’illustre sang qui coule dans mes veines ades ennemis implacables. Vous êtes ici des voisins chez unvoisin ; nous sommes une réunion de campagne, mettez de côtétoute marque de respect, je le veux.

Ceci était encore un rôle. Les hobereaux, toutheureux de le jouer, prirent aussitôt des postures sans gêne.

C’étaient de forts comédiens.

Paul Labre, cependant, avançait lentement.

Comme tout le monde, il avait eu vent de laconspiration à laquelle les conjurés de bonne foi donnaient unesuffisante publicité par leurs vanteries ; néanmoins, unenuance d’étonnement se refléta sur son visage grave quand il vitcette nombreuse assemblée.

Il regarda les gens de Paris et salua lesdames avec courtoisie.

Il n’était point dans son caractère derailler.

Quelqu’un qui ouvrait des yeux larges commedes portes cochères, c’était Pistolet, oppresseur du filsGoret.

Il bâillonnait ce dernier avec un redoublementd’énergie, et pensait :

– M. Paul a changé ; mais, c’estégal, n’y a pas plus beau mâle dans Paris ! Quel jeune premierça ferait à la Porte-Saint-Martin ! Bobino ne serait pas dignede lui.

– Monsieur le baron, dit en ce momentM. Nicolas, parlant avec simplicité, comme un hommed’excellent ton, je suis heureux de vous voir chez moi.

Paul s’était arrêté à cinq ou six pas delui.

Il n’hésita pas, mais ses sourcils sefroncèrent légèrement comme si, pour la première fois, il eûtcompris le côté pénible de l’acte qu’il allait accomplir.

Ce fut le moment de fièvre pour les gens deParis. Ils avaient peine à cacher leur profonde anxiété.

Seul, le maître de la maison gardait sonsourire.

– Mais oui qu’il a du talent, cecanard-là ! se dit Pistolet. C’est un beau traître ! Etde la tenue !

– Monsieur, répliqua enfin Paul Labre, j’ai àvous communiquer des choses qui seraient peut-être mal placéesdevant des dames.

– Souhaitez-vous un entretienparticulier ? demanda M. Nicolas avec une parfaiteaisance.

– Non, répondit Paul, ce n’est pas cela.

Puis, avec un mouvement d’impatience, ilajouta :

– J’ai besoin de ces messieurs, mais je crainsde mécontenter ces dames.

Le prince baissa la voix pour répondre et sonaccent prit une véritable dignité.

– Monsieur le baron, dit-il, je n’ai pasl’honneur de vous connaître ; et je serais sincèrement fâchés’il y avait un sentiment d’hostilité caché sous vos paroles.

Les gens de Paris, placés tout près de lui,restaient silencieux et immobiles.

Un observateur aurait pu voir déjà que leurinquiétude avait beaucoup diminué. Quoi qu’il dût arriverdésormais, ce n’était pas ainsi que pouvait se présenter un hommeayant à demander compte du sang de son frère.

Le prince lui-même éprouvait pour un peu cesentiment ; il se disait en outre que Paul Labre, calme etfroid comme il se montrait, ne pouvait connaître encore le meurtrede Thérèse Soûlas, et cependant il avait besoin de toute sa forcepour garder une contenance tranquille.

Ce qui l’épouvantait, c’était l’inconnu, et ledogme de la branche coupée.

Il avait deviné Lecoq.

Les hobereaux, au contraire, s’agitaient.

On est sur la hanche dans le département del’Orne. Les oreilles y sont chaudes, généralement.

– J’ai envie d’éternuer, grommela un desfrères Portier de La Grille. Tonnerre !

– C’est comme moi, fit l’autre, la moutarde memonte.

– Parler ainsi à l’héritier de… !

– Chut ! siffla M. Lefébure, prudentcomme les mathématiques appliquées à l’industrie.

Mais le chevalier de La Prunelaye demanda avectoute l’autorité d’un préfet du lendemain :

– Ah çà ! est-ce que ce bon jeunehomme-là cherche ici querelle à quelqu’un ?

– Non pas à vous, repartit sèchement PaulLabre.

– À qui ? s’écrièrent quatre ou cinq voixde conspirateurs échauffés.

Paul montra du doigt le prince etrepartit :

– À lui.

Il fut aussitôt entouré.

Poulain et le neveu du Molard levèrent la mainsur lui.

– Messieurs ! Messieurs ! voulutdire le prince.

Il paraît que Paul était très vigoureux, caril écarta sans effort apparent ceux qui l’approchaient de tropprès.

– À lui, répéta-t-il, quand il eut fait lecercle, et je préviens la question qui pourrait m’êtreadressée : Pourquoi ? Je ne veux pas, je ne peux pas direpourquoi. Il s’agit d’une femme. Peu m’importe que cet homme soitun imposteur ; je n’ai pas mission de venger les dupes qu’iltrompe et qu’il dépouille. Il me suffit que cet homme ait agi unefois en sa vie comme un misérable et comme un lâche.

– De par Dieu ! s’écria l’aîné desPortier de La Grille, il est permis de museler un chienenragé !

Il s’élança bravement ; mais Paul letoucha et il revint tomber au milieu de la conspirationdéconcertée. Paul franchit la distance qui le séparait du prince.Celui-ci l’arrêta d’un geste hautain et dit sans perdre sonsourire :

– Je me tiens pour suffisamment averti,monsieur le baron.

Il ajouta tout bas :

– Demain, six heures du matin, carrefour duFoux, au pistolet.

– On ne se bat pas sans témoins ! s’écriale chevalier suffoquant de colère, et je défie ce monsieur detrouver un seul témoin dans le pays !

– Mes témoins, reprit le fils de saint Louis,sont le colonel Bozzo et M. Lecoq de La Perlière. Les vôtres,monsieur le baron, s’il vous plaît ?

– Je vous ferai savoir leurs noms, répliquaPaul qui salua de nouveau les femmes et sortit lentement.

Dès qu’il eut disparu, le zèle de laconspiration éclata comme un pétard. Un tel combat étaitimpossible, criminel, dénaturé, sacrilège !

Les têtes couronnées ne s’exposent pas dans unduel.

Chacun voulait se battre pour le prince, etcette déclaration s’élança d’une demi-douzaine de bouches aumoins :

– Monseigneur ! tout mon sang est àvous !

Ces bouches n’appartenaient point aux gens deParis.

Le fils de saint Louis remercia avec cettegrandeur sereine qui va bien aux pasteurs des peuples. Il avait unfaux air d’Henri IV sur le Pont-Neuf quand il fit cette réponseremarquable :

– Messieurs, avant d’être Bourbon, je suisFrançais et gentilhomme. Pour s’abriter derrière une couronne, ilfaut la porter. La mienne est sur la tête d’un usurpateur, et c’esten imitant mes ancêtres, les monarques chevaliers, que j’arriveraià régner sur la France, et par droit de conquête et par droit denaissance.

Il n’y eut pas un hobereau qui ne frémîtd’admiration. L’ancien élève de l’école lui-même, sceptique parétat, laissa jaillir ce mot :

– Nous aurons un grand roi,messieurs !

Ce bon vieux colonel disait cependant cela àM. Lecoq :

– L’Amitié, mon bibi, tu vois qu’il a de lacapacité !

Lecoq haussa les épaules enrépondant :

– Il nous sent derrière lui.Patience !

– Hé ! hé ! mon bien-aimé, fit levieillard, quand tu es derrière quelqu’un il n’y a pas de quoi serassurer. On ne sait jamais si tu donneras un coup d’épaule ou uncoup de pied.

– Toujours le mot pour rire, papa !grommela Lecoq. Mais chut ! voici le Nicolas qui vientrecevoir nos félicitations.

– Messieurs, disait en effet le prince, etvous surtout, belles dames, je vous demande la permission deconférer un instant avec mes amis de Paris.

Chacun s’écarta respectueusement.

Le prince et les gens de Paris se groupèrentsi près du bosquet que Pistolet recula en rampant et en bâillonnantplus énergiquement son protégé Goret.

– Eh bien ! Sire, dit Lecoq, nousattendons les ordres sacrés de Votre Majesté.

Nicolas lui jeta un regard de défiance, siperçant et si menaçant que Lecoq baissa les yeux.

– On plaisante, murmura-t-il, eh !bonhomme ! tu as été gentil tout à fait.

– Je ne veux plus qu’on plaisante, prononça lefaux prince d’une voix ferme. Chacun est ici pour sa peau. Suis-jele Maître de l’affaire, oui ou non ?

– Tu es le Maître, mon cœur, répliqua lecolonel. Et l’Amitié me disait tout à l’heure encore :Décidément, c’est un gaillard ! Il t’adore, au fond.

Le prince avait toujours les yeux surLecoq.

– Toulonnais ! prononça-t-il à voixbasse, veux-tu que nous prenions chacun un couteau pour enfinir ?

– Non ! répondit Lecoq ; j’aimemieux te donner la main franchement.

– Bravo ! applaudit le colonel.Embrassez-vous, mes chers amours !

Le prince prit la main que Lecoq luitendait.

Il était pensif et murmura :

– Cette nuit, as-tu entendu marcher dans tachambre, au château de Clare ?

Lecoq tressaillit et devint pâle.

Le prince lui serra fortement la main etcontinua, comme si tout eût été dit :

– Quoi qu’il arrive, nous ne pouvons resterdans le pays. L’affaire de la succession Goret doit désormais seterminer ailleurs. Je me charge d’emmener Mathurine jusqu’en Corse,et là, nous ferons tout ce que nous voudrons. C’était le vraijeu ; il est encore temps de le jouer. Quant à l’autrehistoire, elle nous livre ce Paul Labre. Il faut qu’il soit arrêtéà l’heure même du duel et sur le terrain, pour le meurtre de laSoûlas. Comme tout peut manquer, même les choses les mieuxcalculées, je désire que Louveau soit demain matin dans le taillisde la Belle-Vue, avec son fusil…

– Mon homme, tu es un mâle ! interrompitLecoq. C’est très joli.

Le colonel était tout attendri.

– Louveau tirera en même temps que moi,poursuivit le prince. Mort ou vivant, M. le baron paierala loi Pour l’autre dette, s’est-on assuré du fils de laGoret ?

Avant que ce dernier mot fut prononcé,Pistolet, lâchant la bouche de Vincent, lui avait brusquementbouché les deux oreilles.

– C’est le moment de faire son entréedramatique et opportune, pensa-t-il. En avant deux !

Et, en effet, élevant la voix tout à coup, ildit à l’éclopé :

– Bancroche, j’entends qu’on parle ici contre.Tu vas avoir à boire et à manger.

Il n’avait pas achevé qu’il était entouré.Lecoq le saisit à la gorge. Vincent, qui essayait de s’enfuir, futterrassé par Nicolas.

– Pas de bêtise ! fit Pistolet avec sonsang-froid imperturbable, on en pince, dites donc ! Etdur ! depuis l’âge de nourrice ! Comme quoi je vousapporte l’innocent ci-joint, destiné à ce que vous savez, pour laloi, et son petit couteau, qu’a été vu par le nombre voulu detémoins à charge. Il a faim, il a soif, et moi, semblablement, jecasserais une croûte avec plaisir.

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