La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 4Ordinaire de MM. les inspecteurs

 

– Allons ! allons ! monsieurPaul ! cria encore Mme Soûlas, qui avait quitté la tablepour venir frapper à la cloison, ces messieurs sont au complet, ilne manque plus que vous. Venez causer, si vous ne voulez pasdîner ; ça vous tirera de vos idées noires.

Comme M. Paul ne répondait point,Mme Soûlas se découragea et vint reprendre sa place.

Sans la compter, il y avait maintenant sixconvives autour de la table : tous inspecteurs, tous gensmodestes et rangés, à l’exception du fameux M. Mégaigne, quiétait assez rangé, malgré sa qualité de mauvais sujet, mais quin’était pas modeste.

Sauf M. Mégaigne, aucun des habitués del’ordinaire tenu par maman Soûlas n’avait l’ambition depasser ministre de la police. Mégaigne était le personnageéblouissant de cet obscur cénacle. Il excitait des jalousies.Thérèse Soûlas était obligée de l’admirer en secret pour ne pointmécontenter le reste de ses pratiques.

M. Badoît avait du zèle et de l’acquis,M. Chopand connaissait les fortes traditions,M. Martineau flattait ses chefs, mais Mégaigne avait pour luiles femmes et il était de la nouvelle école.

Le dimanche, quand il mettait son chapeau« flamme d’enfer » sur l’oreille et qu’il nouait sacravate en chou, bien des gens, à Belleville et à Ménilmontant, leprenaient pour un artiste du théâtre Beaumarchais. Il portait, cesjours-là, une lévite, pincée à la taille militairement, une badineet des gants de filoselle. Les bals du Delta, desMontagnes-Françaises et de l’Île-d’Amour étaient pleins de sesvictimes.

Il était grand et lourdement bâti ; ilavait cette laideur noire, luisante et contente des méridionauxdodus. On prétend qu’elle vaut la beauté. Il était hardi, fluent deparoles et riche d’accent : en somme, un inspecteurremarquable.

Chopand ne l’aimait pas, mais il leconsidérait.

Je ne sais pas comment vous vous représentezun mess d’agents de police, mais chez Mme Soûlas,tout était calme et décent ; on n’y faisait jamais de bruit,et les rapports des habitués entre eux étaient d’une rigoureusepolitesse. C’est une chose bien remarquable : ces couchesexcentriques de notre société auxquelles la considération estrefusée vivent dans un continuel besoin de considération.

La passion de tenir son rang y survit à toutesles humiliations, y résiste à toutes les misères.

Il y a souvent un décavé de la grande roulettedu monde sous la redingote râpée de ces proscrits, et cela est sivrai que ceux qui ne sont pas réellement des vaincus se parent dedéfaites imaginaires.

La mode est ici d’avoir eu des« malheurs ».

Ce sont des pays peu connus, malgré l’énormecuriosité qu’ils inspirent et malgré les livres soi-disantrévélateurs qui glissent dans leur titre ce mot à la fois détestéet friand : Police. La portion calme de ce peuplesouterrain végète et n’a point l’idée d’écrire ses mémoires ;rien n’est difficile, au fond, comme de confesser ces naturesdéfiantes. Ceux qui prennent la plume sont généralement desrévoltés ; ils ont deux besoins : pêcher des lecteurs etse venger : aussi, plaident-ils sans cesse la cause de leurrancune.

Leurs pamphlets sont souvent intéressants,mais ils ne restent point aux étalages des librairies. Laprétention même qu’ils affichent de dévoiler certains secrets lesrend suspects, et on les supprime.

Moi, je le dis bien haut et tout d’abord, jene dévoile rien, pour la raison excellente que je n’ai jamais rienpu découvrir.

J’ai voyagé pendant de longues semaines dansces sombres latitudes, regardant, espionnant, quêtant ; j’aifait des bassesses auprès des employés, grands et petits ;j’ai nourri, j’ai abreuvé des transfuges qui me promettaient montset merveilles.

Néant. Les transfuges mentaient, les fidèlesgardaient le secret.

Mais, en définitive, je n’ai pas perdu montemps dans ces bizarres et giboyeuses contrées, puisqu’un jour jem’y suis trouvé face à face avec le même drame le plus curieux quime soit tombé sous la main depuis que je tiens une plume.

Revenons à ce drame, dont les comparses sonten scène, séparés du héros par une mince cloison de briques.

Mme Soûlas planta son couteau à découperdans le bon morceau de bœuf qui avait fait la soupe.

– Ce jeune homme-là m’inquiète, dit-elle avecune véritable tristesse. Il a du chagrin, bien sûr !

– Chagrin d’amour dure toute la vie… chantaMégaigne.

Cela ne fit pas rire, parce que Paul inspiraitde l’intérêt à tout le monde. M. Badoît reprit :

– Depuis qu’il a perdu sa défunte mère, il n’aplus goût à rien.

Thérèse ajouta en servant les tranches de bœufà la ronde :

– C’est tendre comme du poulet !

– Le petit Labre ? demandaM. Mégaigne. Non, le bouilli… ne vous fâchez pas, chère dame,quand on travaille de tête, on a besoin de plaisanter un peu pourse reposer. S’il faut donner un gage, voilà mon rond de serviette,et je rachète avec une nouvelle : on s’est encore adressé àM. Vidocq, pour l’affaire du marchef.

– Est-ce possible ! s’écriaM. Chopand ; ils le renvoient, ils le prennent ; çafait pitié de voir les chefs aller ainsi à tâtons.

– M. Vidocq est si adroit ! ditMme Soûlas.

Autour de la table, tout le monde haussa lesépaules. Mme Soûlas reprit :

– Sait-on au juste la chose dumarchef ?

– On la sait, répondit M. Mégaigne ;c’est moi qui l’ai trouvée du haut en bas, et je peux bien la dire,puisque mon rapport est déjà au bureau. Jean-François Coyatier, ditle marchef des Habits Noirs, était renvoyé devant la Cour d’assisesde la Seine pour assassinat suivi de vol. Les petits ruisseaux fontles grandes rivières : dans l’instruction on avait cueillitout un bouquet de crimes et délits, anciens, modernes etautres : de quoi faire condamner une douzaine de coquins. Lemarchef devait passer tout de suite après l’affaire politique où legénéral de Champmas est témoin… et, par parenthèse, on dit quel’audience d’aujourd’hui ne sera pas finie à minuit ; legénéral est au Palais, je l’ai vu…

– Est-il bien changé ? demanda ThérèseSoûlas, qui tâcha de mettre de l’indifférence dans son accent.

– Assez… Mais s’il s’évade, celui-là, il serasorcier ! Il est gardé à la papa, rapport à l’histoire de« Gautron à la craie jaune… ». Monsieur Badoît, Pistolet,votre chien basset, a-t-il été en chasse aujourd’hui ?

– Je dirai ce que je sais, répondit Badoît,puisque vous dites ce que vous savez. Allez…

– Et les autres ! interrogeaMégaigne.

Chopand, Martineau et le restant des convivesrépliquèrent :

– Nous dirons ce que nous savons.

Badoît ajouta :

– Il y a anguille sous roche, et ce ne serapas trop de nous mettre tous ensemble.

– Alors, cartes sur table ! poursuivitMégaigne. Ce serait drôle si le Vidocq avait un pied de nez !Je reprends mon histoire : Le marchef savait que son compteétait réglé d’avance. Il a annoncé des révélations, mais là àbouche que veux-tu. S’il avait pu faire mettre dans les journauxqu’il voulait vendre tout un paquet de mèches, il aurait payé pourça vingt-cinq sous la ligne. Il le disait aux gens de service, auxdétenus, aux gendarmes, et il finissait toujours par cesmots : Les coquins me laissent en souffrance ici, comme unbillet qu’on ne veut pas payer, c’est bon ; mais si je vasjusqu’à l’audience, je donne l’adresse du Père-à-tous ou grandHabit-Noir, je fournis les moyens de pincer Toulonnais-l’Amitié, etle prince, et les autres… Ah ! ah ! on en verra dedrôles !

– Compris ! dit Chopand. Il a parlé sihaut que la chose est arrivée jusqu’aux Habits Noirs.

– En deux temps. Ils ont partout des oreillesouvertes. Avant-hier, le marchef avait l’air tout content ; ila répondu au greffier qui lui demandait pour quand ses fameusesrévélations : « Il fera jour demain, maîtrePeuvrel… » et, le lendemain, l’oiseau était envolé.

– Et il ne s’évade jamais à la douce,celui-là, fit observer Chopand. Un guichetier sur le carreau etdeux gendarmes à l’hôpital !

– Qu’est-ce qui prend du café ? demandaici Mme Soûlas. On n’attrapera donc jamais ceToulonnais-l’Amitié !

– Tant qu’on s’adressera à M. Vidocq pourprendre Toulonnais-l’Amitié. … commença Badoît vivement.

Mais il n’acheva point sa phrase etdit :

– Je prends du café.

Tout le monde fit la même réponse. On mit lefeu aux pipes. C’était un conseil de guerre. Pendant queMme Soûlas soufflait les charbons sous la bouilloire, Badoîtreprit en baissant la voix :

– Pour quant à ça, qu’il y a quelque chose,c’est sûr ; et M. Vidocq n’a qu’une paire d’yeux commevous et moi. Je n’ai pas vu Pistolet ce soir, c’est grand dommage.Riez si vous voulez ; il vit avec les chats, capable deguetter la nuit, quand les autres n’y voient goutte. La veille dujour où Coyatier, le marchef, s’est évadé, Pistolet avait remarquéun foulard rouge…

– C’est vrai, interrompit Mégaigne, j’avaisoublié le foulard rouge. Il est dans mon rapport. Du cachot oùétait le marchef on pouvait voir le foulard rouge à une fenêtre dela rue Sainte-Anne-du-Palais. On pense que c’était un signal. Je meprésentai moi-même le lendemain soir pour visiter cette maison. Lachambre à laquelle appartenait la fenêtre où le foulard rouge avaitété signalé n’avait point de locataire.

– Eh bien ! dit Badoît, je suis entrétantôt chez Paul Labre. Je l’aime, moi, cet enfant-là. Vis-à-vis desa fenêtre, sur le quai, il y a une maison.

– Celle où habite la fille du général !l’interrompit-on de toutes parts à la fois.

– La fille du général, ou plutôt les filles,car on dit que la cadette est là aussi maintenant, demeurant aupremier. C’est au second, sur un balcon désert, que j’ai vu unfoulard rouge, flottant comme un drapeau…

– Et c’est tout ? interrogea Chopand.

– J’ai été commandé, répondit Badoît, pourfouiller le cabaret des Reines-de-Babylone, rue des Marmouzets, oùM. Vidocq pensait trouver Coyatier. En revenant desReines-de-Babylone, où nous n’avons rien trouvé, j’ai visité, pourmon compte, tous les garnis des environs. J’avais mon idée :je cherchais le nom de Gautron écrit à la craie jaune.

– Tiens ! tiens ! s’écrièrent lesconvives ; pas mal !

– Rien, et pourtant, le marchef ne doit pasêtre loin ! Je le flaire, je le sens.

– Demain matin, mes petits, dit Mégaigne, à lapremière heure, rendez-vous à la maison des filles du général. Jeme charge du mandat de perquisition. Nous la retournerons comme ungant, cette baraque-là. Est-ce dit ?

– C’est dit ! fut-il répondu àl’unanimité.

Mme Soûlas frappait pour la dixième foisà la cloison et criait :

– Pour le café, monsieur Paul ! Venezprendre au moins votre demi-tasse.

Un merci bref et impatient fut la seuleréponse du jeune homme.

Il était toujours assis à sa petite table, etsa plume courait sur le papier ; longtemps arrêtée par ladifficulté d’énoncer un fait pénible et d’exprimer une douloureusevérité, elle avait franchi enfin l’obstacle et courait maintenantsans hésitation.

« Mon frère, écrivait Paul, à quoi bonplaider une cause perdue ou choisir laborieusement le meilleurmoyen de présenter ma misérable histoire ? Je vais être vrai,cela suffit. Je suis content que tu sois mon juge.

« M. V… commença par me parler de mamère, de sa santé chancelante, de son âge et de la grande positionqu’elle regrettait. Il m’apprit qu’elle avait des dettes ; ilne me cacha point que les engagements souscrits par elle étaient del’espèce la plus dangereuse, et il ajouta :

« – C’est une excellente personne, trèsimpressionnable et qui a mal dirigé sa vie. Nous l’aimonstous ; je dirai plus, nous la respectons ; mais ses amisont fait tout le possible. C’est à vous maintenant, monsieur Paul,de donner un coup de collier.

« – Je suis prêt à tout, répondis-je.

« – À tout ? répéta-t-il en meregardant fixement.

« Puis il reprit :

« – C’est bien… D’autant qu’avec sapauvre tête, un malheur de l’espèce que je redoute la tuerait toutnet.

« – Quel malheur redoutez-vous, monsieur,au nom du ciel ! m’écriai-je.

« Il ouvrit la bouche pour merépondre ; mais au lieu de parler, il se mit à ranger despapiers sur son bureau.

« – Votre père était un vrai gentilhomme,dit-il brusquement. Êtes-vous carliste comme lui ?

« – Mes affections et mes croyancesimportent peu, répliquai-je. Aucun engagement ne m’empêche deservir le gouvernement du roi Louis-Philippe.

« – C’est bien, fit-il pour la secondefois, mais ce n’est pas assez. Avez-vous lu l’histoire de GeorgesCadoudal s’attaquant au Premier consul ?

« – Oui, monsieur.

« – Eh bien ! répondezfranchement : Georges Cadoudal est-il pour vous un héros ou unassassin ?

« Je ne m’attendais pas à cette question,qui me troubla. Encore à cette heure je n’y saurais point répondrepar un seul mot, parce que Cadoudal n’est pour moi ni un assassin,ni un héros. Je gardai le silence.

« – Auriez-vous défendu le Premier consulcontre Georges Cadoudal ? interrogea encore M. V…

« Cette fois, je répliquai sanshésiter :

« – Oui.

« – À la bonne heure ! s’écria-t-ilen me tendant sa main, dont le contact me donna unfrémissement.

« Il s’en aperçut, sourit etreprit :

« – Quand vous aurez plus d’âge, voussaurez que les gens utiles et forts sont presque toujourscalomniés. Les partisans du mal me détestent parce qu’ils meredoutent. Ils m’ont fait la réputation qu’ils ont voulu me faire,car le public se met invariablement du côté de ceux qui accusent.Du reste, il y avait bien des choses à dire sur moi : je nesuis pas un petit saint, et je fais le bien par des moyens que lescasuistes n’approuveraient pas. Je me moque des casuistes,hé ! l’enfant !

« Il eut un gros rire qui essayait d’êtrerond, mais qui était brutal.

« Tu as déjà deviné le vrai nom deM. V…, mon frère, ce nom qui arrête ma plume chaque fois quej’ai besoin de l’écrire. Tu as beau être loin de la France, lesjournaux te portent sa lugubre renommée. Peut-être, car le mondemarche et les pouvoirs se moralisent, peut-être est-il le dernierexemple de cet étrange compromis entre le bien et le mal, entre lasociété qui se défend et le crime qui l’attaque. Ce personnagepopulaire, presque légendaire, publie en ce moment ses Mémoires,qui sont lus par l’Europe entière. Il appartient au crime par sonpassé ; on dit que son présent n’est pas une expiation, maisune industrie, et que la société ne l’emploie qu’aux dépens de sonhonneur.

« C’est un loup, traître aux autresloups, qu’on a dressé à chasser ses frères.

« La méthode est vieille. Déjà deux foisle gouvernement a eu honte, et M. V… a été destitué. Maisquand il ne sert pas, il nuit, et l’administration, qui s’est liéles mains en acceptant deux fois son aide, le reprend par besoin oupar frayeur.

« – Eh bien ! mon jeune ami,poursuivit-il, voilà l’embarras où nous sommes : nous avons àParis un Georges Cadoudal, ennemi personnel du roi, qui veut tuerle roi.

« J’étais fort attentif et fort ému.L’idée de me mettre aux côtés d’un roi pour le défendre m’attiraitet me plaisait. Je croyais qu’on allait me proposer cela.

« – Je suis prêt, dis-je. Pour arriver auroi, il faudra me passer sur le corps !

« Il y eut un peu de commisération dansle bon gros rire de M. V…, qui grommela :

« – Bravo, champion du roi, chevauchant àla portière du carrosse avec une lance et un bouclier, prêt àdéfier tous les chevaliers félons qui voudraient le percer d’undard ou d’une javeline ! Mon cher monsieur Paul, cela ne sefait plus ainsi, depuis qu’on a inventé la poudre. Les chevaliersfélons ont des moyens diaboliques de tuer les rois. Il ne faut pasattendre leur rencontre. On va les trouver chez eux, on les ficellecomme des paquets et on les met au roulage pour quelque endroit oùsont les cages bonnes à garder de pareils oiseaux.

« – Monsieur, repartis-je vivement, je nevaux rien pour un pareil métier.

« – Savoir, mon jeune gars, savoir. On nese connaît pas soi-même. À votre place, moi, j’aimerais mieux faireun peu violence à mes goûts que de voir ma mère malade, arrêtée etconduite en prison.

« – En prison ! ma mère !m’écriai-je.

« – Point d’éclat, s’il vous plaît, merépondit M. V… Je vous ai choisi pour vous épargner une grandepeine. Nous allons causer tous deux… Allez, il faut bien que lesGeorges Cadoudal soient arrêtés par quelqu’un, et ce n’est pas lamer à boire. »

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