La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 19Langage muet

 

Paul aimait cette pauvre chère enfant mieuxqu’un frère aîné : comme un père.

Il croyait cela, du moins.

Il ne savait pas que l’amour qui l’entraînaitvers Ysole et dont il souffrait était une maladie.

Il ne savait pas que ces maladies d’amour seguérissent par l’amour.

Il eût donné beaucoup pour le savoir, ce digneet grave cœur, attardé dans des ignorances enfantines ; car,s’il ne se connaissait pas lui-même, il avait deviné les premiersbattements du sein de Suavita.

Et il désirait si passionnément la faireheureuse !

C’était la parole qu’il lui rendait enallumant la bougie, car Suavita n’était vraiment muette que dansl’obscurité. Dès que ses grands yeux étaient éclairés, ils semettaient à parler.

Paul interrogea ces beaux yeux éloquents où illisait si couramment d’ordinaire ; les yeux de Suavitaparlèrent, en effet, mais ils parlèrent un langage inquiet, confus,que Paul, étonné, ne sut point déchiffrer aujourd’hui.

C’est que cette langue chère qui leur servaità converser ensemble avait bien peu de mots, et tous les motsqu’elle savait se rapportaient à leur mutuelle situation.

Ils savaient dire, ces mots, combien l’enfantaimait chaque jour davantage et mieux ; comme elle étaitheureuse quand son ami revenait, triste quand il partait. Ilssavaient exprimer aussi, depuis quelques semaines, cette douce,cette adorable jalousie de la vierge qui souffre en tâchant desourire.

C’étaient des mots charmants, mais qui nepouvaient pas tout dire.

En face d’une idée nouvelle ou complexe,Suavita redevenait muette, ou plutôt elle avait beau parler, Paulrestait impuissant à la comprendre, comme si, en tournant la paged’un livre favori, il fût tombé tout à coup sur des lignes écritesen langue étrangère.

Tel était ici le cas. Du premier coup d’œil,Paul Labre vit que sa petite amie avait à lui dire des choses quisortaient de la gamme habituelle de leurs entretiens.

Leur silencieux vocabulaire ne contenait pointles signes qu’il fallait pour exprimer ces idées.

Et ces choses étaient graves ; car, pourla première fois, Blondette, dans son impatience d’être comprise,fit un effort visible et douloureux, pour articuler des sons.

Sa gorge se contracta, les lignes gracieusesde sa bouche rompirent leur harmonie, puis elle porta ses deuxmains à son front avec découragement.

– Mais qu’est-ce donc ? mais qu’est-cedonc, chérie ? demanda Paul en l’attirant contre sa poitrine.Tu as donc beaucoup de chagrin ?

Les yeux bleus dirent oui, et exprimèrent unespoir joyeux.

– Interroge-moi, semblait demanderl’enfant ; cherche, essaie !

Ceci était dans le dictionnaire de leurscauseries. Paul comprit et obéit aussitôt :

– Quelqu’un t’a-t-il fait du mal,chérie ?

Le doigt de Suavita toucha la poitrine de Paulqui fronça légèrement le sourcil.

Mais elle secoua aussitôt sa tête blonde avecpétulance comme si elle eût voulu dire :

– Non, non ! il ne s’agit pas de majalousie qui t’impatiente !

Et ses yeux bleus, levés vers le ciel,ajoutèrent :

– Plût à Dieu qu’il ne s’agît que decela !

– As-tu vu quelqu’un ? demanda Paul.

Les paupières de Suavita s’étaient séchéessous l’effort du grand travail qu’elle faisait pour exprimer sapensée. Une nouvelle larme vint se balancer à ses cils.

– Mais tu me fais mourir, fillette !s’écria Paul.

Elle serra sa main si fortement sur cemot : mourir, que Paul la regarda, effrayé.

Il y avait dans la prunelle de Suavita un feusombre qui soulignait énergiquement et volontairement ce mot :mourir.

– Quelqu’un est mort ? reprit Paul Labre.Oui ! Quelqu’un que tu connaissais ? Oui ! Que tuaimais ?…

Toujours oui.

Paul avança la main pour prendre lasonnette.

– Le plus court est d’interroger lesdomestiques, pensa-t-il tout haut.

Mais Suavita secoua la tête vivement.

– Tu ne veux pas ? reprit Paul. Pourquoine veux-tu pas ?

Pour la seconde fois, le doigt de l’enfanttoucha sa poitrine comme pour le désigner lui-même.

– Ma foi, Blondette bien-aimée, dit Paul,c’est de l’hébreu pour moi.

Elle fit encore un grand effort qui amena lesang à ses joues.

On eût dit que les paroles allaient enfinjaillir de ses lèvres.

– Je ne t’ai jamais vue ainsi, reprit PaulLabre. Ta raison est tout à fait revenue.

Suavita l’interrompit d’un geste péremptoirequi signifiait : « tout à fait ».

Il voulut l’embrasser, elle s’arracha à sonétreinte et gagna en deux bonds la table où étaient la plume etl’écritoire.

Elle saisit la plume.

C’était si extraordinaire et si nouveau quePaul Labre demeurait stupéfait. Savait-elle écrire ?

Mais la plume, trempée dans l’encrerésolument, hésita entre les jolis doigts de la fillette qui mit satête dans ses mains en pleurant.

– Tu as oublié, pauvre amour ! dit PaulLabre qui tâcha de sourire.

L’émotion le prenait.

Il ajouta pour la cacher :

– Tu ne devais pas être encore biensavante !

Suavita sanglotait.

Elle se leva soudain d’un mouvement violent etcourut dans l’embrasure où Paul avait déposé son fusil dechasse.

Elle le lui montra d’un geste raide et qui eûtfait peur à toute une salle de théâtre.

– Eh bien ! fit Paul dont la voixs’altéra.

Elle mit le fusil en joue.

– On a tué quelqu’un ?… commençaPaul.

Elle rejeta brusquement le fusil et croisa sesbras sur sa poitrine. Puis, échevelée, tragique, elle revint versPaul et lui toucha le bras.

– Moi ? fit-il au hasard.

Et il s’arrêta, ébahi, parce que les yeux del’enfant répondaient oui.

– Est-ce la folie qui vient, la vraiefolie ? balbutia-t-il avec un serrement de cœur.

Elle secoua son bras fortement, et son regard,aussi net qu’une parole, affirma :

– Non ! je ne suis pas folle !

Mais elle ne put aller au-delà, et ses bellespetites mains se tordirent avec désespoir.

– Voyons, reprit Paul, qui avait de la sueuraux tempes. Calme-toi. Tu sais bien que nous nous comprenonstoujours à la fin. Je n’ai pas été tué, est-ce moi qui aitué ?

La tête de Suavita tomba sur son sein.

– Oui ? interrogea Paul.

Les beaux yeux humides de l’enfant répondirentaffirmativement.

– Et tu crois cela, toi ?…

Il n’acheva pas parce que les deux bras deSuavita se pendirent à son cou.

Par un mouvement plus rapide que la pensée,elle colla ses lèvres à celles de Paul.

Ses lèvres brûlaient.

Puis elle s’enfuit à l’autre bout de lachambre.

Paul resta tout tremblant sous le choc de cebaiser virginal et ardent.

Son premier pas le porta vers l’enfant quifrémissait loin de lui, mais il s’arrêta à la contempler simerveilleusement gracieuse et jolie.

On eût dit une étude de la Pudeur adolescente,échappée à la fantaisie d’un maître du pinceau.

Elle était fière, mais douce. Elle serepentait, mais par l’instinct seulement. Elle naissait femme, etil semblait qu’il y eût autour de son sourire farouche un refletd’immaculée volupté.

En ce moment, peut-être, Paul entrevit le fondde son propre cœur.

Mais tout cela passa comme un éclair.

Suavita, par un geste admirable d’expressionet de dignité, mit fin à cet épisode imprévu ; puis, commePaul fixait toujours sur elle son regard interrogateur, elle revintvers lui, tenant à la main un petit médaillon de cristal quipendait à son cou.

La peur nous tient que le lecteur ne prenne cepetit médaillon pour un meuble de mélodrame, d’autant qu’ilcontenait une mèche des cheveux de feu Mme la comtesse deChampmas.

Sans mépriser le génie des écrivains habilesqui se servent de pareils bijoux pour amener d’importantespéripéties, nous croyons n’avoir jamais abusé de « la croix dema mère ».

Le lecteur peut compter sur nous.

Le médaillon était tout uniment un cadeau dela pauvre Thérèse : une demi-dévotion, une délicatessetronquée : comme tous les actes de cette malheureusefemme.

Thérèse, qui gardait un culte fidèle, maisstérile, à la sainte, avait attaché au cou de sa fille cetterelique, sans lui dire que les cheveux, coupés par elle-même,avaient appartenu à Mme de Champmas.

Impossible de produire avec ce médaillon aucuneffet capable d’attendrir, pendant cent représentations, Clampin,dit Pistolet, et les lettrés de sa force.

Suavita reprenait sa pantomime au point oùelle avait été interrompue.

Si elle apportait le médaillon, c’était pourforcer Paul à prononcer le nom de Thérèse Soûlas.

Ceci rentrait dans leurs façons deconverser.

Paul, en effet, qui savait d’où venait lemédaillon, nomma Thérèse Soûlas. Suavita n’attendait quecela ; elle montra de la main le fusil d’abord, puis Paullui-même, et ce double geste fut si terriblement significatif quePaul s’écria :

– Thérèse est morte assassinée et on m’accusede ce crime !

Suavita joignit les mains et les posa sur soncœur.

– Pas moi ! criait ce mouvement pleind’une confiante adoration.

Puis ses yeux supplièrent.

Puis encore, elle montra la porte.

– Fuir ! dit Paul avec indignation.

Elle s’agenouilla suppliante et prit sa mainqu’elle porta jusqu’à sa bouche.

Paul restait pensif. Il songeait à cetteréunion qu’il avait vue au Château-Neuf-Goret. Malgré lui et sansavoir aucun motif pour cela, il reliait ces hommes au meurtre deThérèse et à ce fait qu’il était lui-même accusé.

Mais sa raison se révolta bientôt contre cescapricieuses hypothèses.

C’était d’aujourd’hui seulement que ces hommespouvaient le regarder comme un ennemi. Et, quant à Thérèse Soûlas,quel ombrage cette pauvre femme pouvait-elle leur porter ?Pour tuer, il faut haïr ou craindre.

– J’aimais Thérèse, dit-il enfin ; jefaisais mieux que l’aimer : j’avais pour elle de lareconnaissance. Ma mère est morte dans ses bras, et elle fut bienbonne pour vous, ma fille, au temps où je ne pouvais voussoigner.

Suavita répondit avec son regard profond ettriste :

– J’ai prié pour elle et je l’ai pleurée.

– Mais, est-ce vrai ? s’écria Paul. Quivous a dit cela ? Qui avez-vous vu ?

Il sentit son bras serré, comme toujours,quand la fillette voulait marquer une de ses questions.

Il ne manquait guère de prendre garde à cegeste, qui était un de leurs plus sûrs moyens des’entre-comprendre ; mais, cette fois, une pensée subitel’emporta : il songea tout d’un coup aux gens qui disaientderrière lui dans le village :

– Il a encore le fusil !

Il songea à l’air que son domestique normandavait en lui demandant s’il n’était point monté ce jour-là à laBelle-Vue-du-Foux.

À la Belle-Vue-du-Foux ! La figure de cesauvage braconnier qu’il avait aperçu un instant entre les brancheslui revint.

Et le coup de feu entendu à la fin de saconversation avec Ysole !

Et ce mot de sa vieille servante :

– J’ai bien pensé que vous n’auriez point lecœur à l’appétit !

Pendant qu’il réfléchissait, Suavita dégageason bras doucement et retourna vers la table où elle prit la plumede nouveau.

Paul ne faisait plus attention à elle.

Il se perdait en un dédale de pensées où nulfil ne pouvait le guider. Suavita, encore une fois, mouilla saplume d’encre. Sa main molle et indécise, comme celle d’un enfantqui ébauche son premier essai d’écriture, balbutia lentement sur lepapier. Elle fit plusieurs tentatives et déchira plusieursfeuilles, mais, enfin, elle bondit sur ses pieds et s’élança versPaul en agitant le lambeau de papier qu’elle tenait à la main.

Paul le prit et lut avec peine, tracés encaractères mal formés, ces deux seuls mots : « monpère ».

Il ne comprit point.

Il crut que la fillette l’appelait son père,et cela fit naître en lui une singulière émotion, où il y avait dela joie et du regret. Il tendit les bras à Suavita qui le repoussaavec colère.

Le regard de l’enfant transperçait sa penséeet devinait son erreur.

Ce ne furent plus ses yeux seuls, ce fut toutson être qui protesta, disant, criant en quelque sorte, tant lamimique fut véhémente :

– Pas vous ! pas vous !

– Tâche de t’expliquer, chérie, dit Paul.Voyons, essaie !

C’était difficile. Les signes, ici, nesuffisaient point. Les signes ne racontent pas, quand, au point dedépart de la pantomime, il n’y a pas un fait acquis, servant delien entre les deux intelligences.

Et il fallait ici raconter.

La pauvre fille avait mis trop de temps àtracer ce mot : « mon père », qui était la réponsedirecte à la dernière interrogation de Paul : Qui vous a ditcela ? Qui avez-vous vu ?

Paul avait été distrait depuis lors pard’autres pensées ; il ne se souvenait plus de sa question.

Suavita essaya de raconter. Elle entrepritavec une fougue inouïe d’expliquer ce qui n’était pasexplicable : l’entrée d’un étranger dans la maison, sasurprise, sa joie à la vue de son père, la douleur terrible qui luiavait brisé l’âme en apprenant que Paul était accusé du meurtre deThérèse Soûlas… Je vous le dis : l’impossible !

Et pendant qu’elle s’efforçait, Paul, éblouipar la multiplicité de ses gestes intraduisibles, par l’éloquencede ses yeux, par la passion qui jaillissait hors d’elle, admiraitcette transformation.

Tout renaissait chez Suavita, la vie,l’intelligence, la force, tout, excepté le pouvoir de parler.

Et encore il y avait un symptôme étrange.

Depuis le jour où Paul l’avait couchée pour lapremière fois sur le pauvre lit de sa mansarde, dans la rue deJérusalem, Paul ne se souvenait point d’avoir jamais vu la fillettefaire effort pour parler.

Et maintenant ces efforts se renouvelaient, serapprochaient. Dans l’impatience, dans la douleur qu’elle avait den’être point comprise, Suavita montrait sa bouche avecdésespoir.

Il semblait qu’un lien allait se briser, uneparole s’élancer… Le domestique normand ouvrit la porte etdit :

– Il y a une dame qui attend dehors. Elle estvenue à cheval.

Ce fut comme un souffle de tempête qui balayala tendre émotion de Paul.

Suavita l’entoura de ses bras, et ses grandsyeux si éloquents supplièrent :

– Ne va pas ! Oh ! ne va pas, jet’en prie !

Il se dégagea doucement et sortit endisant :

– Attends-moi, je vais revenir.

Son cœur bondissait dans sa poitrine et le nomd’Ysole montait jusqu’à ses lèvres.

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