La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 25Dernier tableau, scène première

 

Trois mois se sont écoulés, nous sommes aumois de décembre de cette même année 1838 et nous trouvons Parisfort occupé, comme il l’est souvent, d’une affaire de courd’assises.

Une cause appétissante, une causecélèbre ; « l’emmurement » de la rue deJérusalem.

L’accusé était par lui-même un personnagesuffisamment romanesque ; un beau jeune homme, doué demanières douces et distinguées, qui avait eu, pendant assezlongtemps, accès dans un monde difficile et qui, dans ce monde,avait produit une certaine sensation.

Un prince, un prétendant, un imposteur sansdoute ; mais, en France, le faux Démétrius sera toujoursbeaucoup plus intéressant que le vrai.

Outre ce crime d’espèce hyperdramatique,l’assassinat de M. Jean Labre, emmuré dans la vieille tourfaisant le coin du quai des Orfèvres et de la rue de Jérusalem, ily avait à la charge de Louis-Joseph-Nicolas, dit le prince ou leduc de Bourbon, plusieurs autres méfaits, parmi lesquels ondistinguait le meurtre de la veuve Thérèse Soûlas, si bien connuedans le quartier de la préfecture.

Ce meurtre avait eu lieu au loin, enNormandie, où le prétendu fils de Louis XVII avait été le hérosd’un roman très original.

Nous avons dû le dire déjà : MathurineGoret et sa légende ne sont pas à la portée des imaginationsparisiennes. Les cancans badauds avaient transformé la sordideMaintenon de l’Orne en une intrigante à trois poils, jolie,spirituelle, ambitieuse : une manière de Diana Vernon normandequi ne faisait pas mal du tout dans l’histoire.

Les uns lui donnaient vingt ans, les autresquarante ; c’était une ingénue ou une grande coquette ;l’ingénue était morte d’amour, la grande coquette avait étépoignardée.

Dans l’une et l’autre version, la conspirationvenait admirablement.

Mais ce qui émoustillait surtout les amateurs,ce que nous avons gardé pour la bonne bouche, c’est que l’assassinde Jean Labre et de Thérèse Soûlas passait pour être affilié à cegroupe de mystérieux malfaiteurs qui jamais n’avaient satisfait lacuriosité publique en s’asseyant sur les bancs de la courd’assises : les Habits Noirs.

On disait que le faux prince était unHabit-Noir, un maître ; peut-être même était-cel’Habit-Noir, le grand chef des Frères de la Merci.

L’attente générale, du reste, ne devait paslanguir longtemps. La session était commencée et l’affaire du fauxprince arrivait une des premières au rôle.

Le 11 décembre, veille du jour où l’assassinde Jean Labre devait comparaître devant ses juges, on payait cinqlouis les places réservées, chez le brave Chavot, marchand de« faveurs d’audience », qui demeurait alors au coin de larue de Glatigny, à quinze pieds sous terre.

Il était poli avec les dames.

Voici ce qui arriva vers neuf heures du soirpar un temps sombre et froid qui mettait le nez des passants sousleurs manteaux.

Un fiacre s’arrêta au coin de la rueHarlay-du-Palais, sur le quai des Orfèvres.

Deux hommes en descendirent.

L’un d’eux paya le fiacre, qui s’en alla.

Les deux hommes attendirent quelquesminutes ; il y en avait un grand et un petit ; le grand,bien campé, était boutonné dans un gros paletot ; le petittremblait de froid sous une douillette de soie noire ouatée qui lefaisait ressembler à un vieux prêtre.

Ils marchèrent ensemble vers la rue deJérusalem.

Le grand fredonnait, le petit grelottait,disant :

– Que veux-tu, l’Amitié, j’avais un faiblepour ce garçon-là. Il avait de l’économie. Je lui aurais donné mapetite Fanchette avec plaisir. Est-ce bien décidé ?Voyons !

– Un imbécile ! gronda le grand.L’affaire Champmas manquée ; manquée, l’affaire Goret !Est-ce qu’il fallait attendre l’apoplexie ? Papa, c’estréglé : on le liquide.

Le petit laissa échapper un gros soupir.

Ils tournèrent le coin de la rue deJérusalem.

Quand ils passèrent sous le réverbère, vousn’eussiez certes point reconnu cet excellent colonel Bozzo, nonplus que son compagnon, M. Lecoq de La Perrière.

Tous deux étaient grimés mieux que descomédiens.

Lecoq demanda à un garçon du père Boivin lachambre n° 9.

– Prise, répondit le garçon. Il y a le 7 et le8.

– Deux litres au 8, deux jambons et deuxbries.

Le n° 8 était l’ancienne chambre de PaulLabre, le n° 7 l’ancienne gargote de maman Soûlas, le n° 9 lachambre de Gautron à la craie jaune.

Le père Boivin, redoutant désormais les soupesrivales, avait, depuis le départ de Thérèse Soûlas, transformé toutle dernier étage de son immeuble en cabinets particuliers.

Lecoq aida le vieux colonel à monter.

– C’est une drôle d’histoire, papa, dit-ilquand on fut dans la mansarde. Le frère cadet était ici où noussommes, le frère aîné entra là, porte à côté. Le hasard !C’était cet idiot de Nicolas qui vous avait mis en tête la maniedes grands plans, combinés comme des mélodrames à compartiments. Legénéral qu’on devait tuer se porte bien, je l’ai vu hier avec sapetite fille. Corbiche ! elle est mignonne à croquer, malgréle plongeon, là-bas, sous le Pont-Neuf. Moi, je ne combine pas deplans, mais vous allez voir comme l’opération va rouler.

Le garçon entra avec les objets demandés. Onlui ordonna de ne point revenir. M. Lecoq ferma la porte etdit :

– Papa, j’aime les marrons tout tirés du feu.M. Paul Labre va encore nous servir. Il est là, au n° 9, quifait ses affaires et les miennes… Un joli garçon, hé ? Voilàdu temps que nous nous connaissons tous deux et sa carted’inspecteur est de vieille date.

Il revint s’asseoir auprès du colonel et tirasa montre.

– Dans une demi-heure, reprit-il, ce seranotre tour. Attendons. De l’autre côté de la cloison, dans cettechambre sinistre où Jean Labre avait été égorgé, il y avait quatrehommes réunis.

Les trois premiers portaient de misérablescostumes ; le quatrième avait une toilette tout battantneuve : redingote-propriétaire d’un drap noisette superfin,pantalon écossais à carreaux, bottes vernies et chapeau de soie,luisant comme du jais.

Il était jeune, les trois autres avaient del’âge ; il était fier, souriant, radieux, les trois autresavaient la tête basse, l’œil triste et craintif, le dos voûté, lesjambes tremblantes. Ils se ressemblaient tous les trois par leurabattement profond : ils avaient l’air de trois oiseaux denuit qu’on eût arrachés de leur trou et portés tout à coup enpleine lumière.

Nous avons vu, une fois déjà, ces trois hommesau même lieu, accomplissant l’acte qui faisait maintenant leurtrouble et leur épouvante.

Ils avaient nom Coyatier, dit le marchef,Landerneau, dit Trente-troisième, et Lambert, dit Coterie.

Comme l’autre fois, ils étaient munisd’instruments ; les mêmes : Coyatier avait son pic,Coterie ses ustensiles de maçon, Landerneau ses outils demenuisier.

Le jeune homme élégant était notre amiPistolet. Son riche costume ne lui allait peut-être pas àmerveille, sa redingote le gênait aux entournures. La vilaine peaude sa joue glabre regrettait un peu le voisinage du col bleu de sablouse et le drap de sa casquette pelée, mais il était content delui-même au plus haut point, et, à la place du berger Parislaissant les trois déesses ex aequo, il eût certainementgardé pour lui seul le prix de la beauté.

– L’aspect de la localité vous incommode,dit-il aux trois autres après un silence et d’un ton véritablementoratoire, je conçois ça : j’ai aussi un tantinet letrac, comme elles disaient à Bobino, quoique n’y ayant pasparticipé à la sanglante péripétie du soir que je fis la fin dumatou à maman Soûlas. J’avais les passions de cet âge-là, lesfemmes et la limonade, ça aurait pu me mener loin ; mais,minute ! je m’ai extirpé Mèche, malgré la force de moninclination.

Il soupira et poursuivit :

– Faut savoir se couper un cor ; m’étantrangé par l’héritage du bancroche et ma position de son seultuteur, pour plus d’un milliard de rentes dont nous jouirons tousdeux dans la haute société. Soyez calmes, on pourrait vous faire duchagrin, c’est sûr, mais j’ai déjà assez taquiné le marchef, lelong du bateau à charbon, par mes têtes et renfoncements qu’il n’yvoyait que du feu, sous l’eau. Je ne lui en veux plus.

– Vous êtes un bon petit jeune homme, monsieurClampin, gronda le marchef avec une feinte humilité. Aussi, vousvoyez qu’on est venu à votre invitation.

– Pas si gaiement qu’à la noce, ditesdonc ! Vous êtes tous trois retirés du commerce. Ça vousdémange, l’envie de rentrer dans le sein de vos familles…Attention ! je vous ai relancés pour obliger M. PaulLabre.

À ce nom, les trois misérables eurent le mêmefrisson. Pistolet continua en se posant :

– C’est un jeune baron de mes amis, moinsfortuné que nous deux le bancroche, mais bon enfant, comme quoi,j’ai consenti à délaisser pour un instant mon pupille dont je faisson éducation de fond en comble avec tout premiers maîtres pour luiapprendre les sciences et à lire. J’ai dit : Puisque j’aicommencé cette affaire-là sous M. Badoît, je laperfectionnerai, M. le baron consentant à ce que les troisgredins aillent se faire pendre ailleurs, pourvu qu’ils mettent saconscience en repos en lui nommant le vrai coupable de lamalheureuse catastrophe de son frère aîné…

– Ça ne se peut pas ! interrompitCoyatier d’un air sombre.

– On est tenu par le cou ! ajoutaCoterie.

Et Landerneau s’écria :

– Autant se jeter par la fenêtre, la tête surle pavé !

– Et aussi, poursuivit paisiblement Pistolet,en mettant le même Paul Labre à proximité de recueillir les restesmortels de son même frère, pour lui rendre enfin les derniersdevoirs des pompes funèbres, marbrier et concession à perpétuité auPère-Lachaise : nous savons que le corps n’est pas sortid’ici.

Les trois bandits se regardèrent.

– Sans quoi, conclut Pistolet, rendez-vousgénéral au procureur du roi. J’ai tout dit. On vous donne troisminutes pour réfléchir mûrement.

Le marchef releva la tête, et sa prunellerendit un fauve éclat.

– Bon ! fit le gamin, tu as encore dusang dans les yeux, malgré ta profession paisible de faire téter dupoison aux vieilles femmes ! Je la connais, talicherie. Sois calme. M. Badoît est en bas. À labesogne !

Les trois misérables hésitèrent encore uninstant, puis le marchef dit :

– Allons ! faut passer par là. Avant queToulonnais sache la chose, on aura peut-être le temps de filer enAngleterre.

Landerneau, sans prononcer une parole, attaquala boiserie.

Le panneau situé auprès de la fenêtre, du côtéde l’ancienne mansarde de Paul Labre, fut désarticulé en un clind’œil.

Pendant cela, Coterie versait de l’eau dansson auge et tenait le plâtre prêt.

Coyatier donna le premier coup de pic dans lamuraille nue qui sonna creux.

En ce moment, on frappa à la porte du carré.Les trois bandits s’arrêtèrent et firent front comme des animauxféroces qu’on viendrait relancer dans leur cage.

Coyatier se ramassa sur ses vigoureux jarretset gronda :

– Petit, si tu nous as vendus, ton compte estfait !

Pistolet se prit à rire et alla ouvrir laporte en disant :

– J’achète et je ne vends pas, butors que vousêtes. À bas les mains ! c’est le frère de la victime qui vousaccorde la permission d’aller vous faire guillotiner plus loin, àcause qu’il vous méprise comme de vils instruments, et moyennantdes aveux complets, nécessaires à la punition du grand coupable enchef.

Il ouvrit. Paul Labre entra, suivi de Badoîtqui portait une boîte de forme oblongue.

La chambre était si petite qu’une fois laporte refermée, les nouveaux arrivants touchaient presque lesbandits.

La première fois que Coyatier avait attaqué lemur, trois ans auparavant, il avait eu à faire une besogne longueet difficile. Aujourd’hui, ce fut bien différent. Quelques coups depic brisèrent la mince couche de plâtre et mirent à nu desossements rongés par la chaux vive : ce n’était déjà plus unsquelette.

Paul Labre, le front pâle et couvert d’unesueur froide, commença son interrogatoire.

À ses questions, les trois assassinsrépondirent nettement et avec une sorte de respect.

Le résumé de leurs déclarations se peut faireainsi :

On attendait le général comte deChampmas ; un homme vint qui fut égorgé à sa place. L’hommes’appelait Jean Labre ; on avait appris cela par les papierstrouvés dans sa valise. Le lendemain, à l’aide de ces papiers,Landerneau, dit Trente-troisième, avait eu l’audace de se présenterchez maître Hébert, notaire rue Vieille-du-Temple, pour se fairedélivrer un legs appartenant à la victime.

Le partage des valeurs contenues dans lavalise avait permis aux trois bandits de se cacher et de pratiquerdiverses industries.

Ils affirmaient avec conviction qu’ils étaientdevenus « honnêtes gens ».

Néanmoins, ils avouaient avoir levémensuellement un tribut sur le véritable entrepreneur ducrime, M. Nicolas, dit le prince, ou le duc de Bourbon.

C’était une scène étrange, car, pendant qu’ilsparlaient, M. Badoît et Pistolet recueillaient avec soin lesdébris humains entassés dans le trou et les plaçaient dans la boîteoblongue.

Quand cette tâche fut terminée, Paul Labreprit lui-même la boîte et sortit sans prononcer une parole,M. Badoît le suivit.

Pistolet, avant de les imiter, dit :

– J’ai déjà fait pincer une fois le marchef,c’est assez, n’ayant jamais appartenu au gouvernement. J’aifréquenté Mme Landerneau, honorablement, elle est belle femme.M. le baron n’irait peut-être pas jusqu’à se gêner de vouscueillir, si on avait besoin de votre témoignage en justice. C’estde vendre vos frusques et d’aller vers d’autres rivages, voir si leprintemps s’avance. Je vas souper à trente francs par tête dans uncabinet particulier avec le bancroche et des dames de la premièrenoblesse. J’ai besoin de ça pour me remettre, n’étant plus habituéà vos odeurs du peuple. Bonsoir. Si vous me rencontrez dans la rue,prière de ne pas me saluer.

Les trois assassins restèrent seuls et commeabasourdis. Le marchef se remit le premier ; il redressa sataille d’athlète, racornie par la terreur, et s’écria :

– Sont-ils bêtes !

Coterie et Landerneau échangèrent une pousséeen témoignage de leur allégresse.

– En besogne ! ordonna Coyatier, leBadoît pourrait revenir. Bouchons ça en deux temps, et à labaraque !

Le plâtre frémit aussitôt dans l’auge deCoterie, tandis que Coyatier et Landerneau préparaient lepanneau.

Ils travaillaient déjà avec un entrainadmirable, lorsque la porte s’ouvrit pour la troisième fois,donnant passage à deux hommes, un grand et un petit.

– Un instant, mes agneaux, dit le plus granddes deux hommes, dont le large visage disparaissait presque sousles bords de son feutre mou. Il fait jour !

Ce fut comme si la foudre fût tombée au milieudes trois assassins.

– Toulonnais ! firent-ils tous à la foisavec un accent d’indicible terreur.

– Bonsoir, mes enfants, bonsoir, dit à sontour le plus petit des nouveaux arrivants.

– Le Père-à-tous ! murmurèrent lesbandits tremblants.

Ils avaient conscience de leur trahison, ilssavaient que jamais le châtiment ne se faisait attendre.M. Lecoq ajouta :

– N’ayez pas peur. Vous allez trop vite àl’ouvrage, voilà tout. Puisque nous avons ici une armoire vide,nous allons y mettre quelque chose avant de la fermer, hé, pasvrai, papa ?

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer