La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 13Histoire d’une mère

 

On n’était encore qu’à Neuilly.

M. Flamant avait beau crier, de dix pasen dix pas :

– Hie ! Marion, poison !

Marion allongeait de moins en moins. Elletenait peut-être à honneur de mériter les injures du patron.

Quand le fouet se mettait de la partie, lacarcasse dégingandée de la pauvre bête essayait un effortconvulsif, puis ses oreilles se reprenaient à pendre et ses jambesde bois revenaient à leur allure habituelle.

– C’est l’histoire d’une amie à moi, ditThérèse après un silence, une vraie amie, ma seule amie : unepaysanne comme moi, du même village que moi. J’ai peut-être ététrop loin en annonçant qu’elle vous intéresserait, cette histoire,car vous êtes un militaire, et vous devez en savoir beaucoup desemblables.

« Elle s’appelait Madeleine. Elle étaitla fille d’un petit fermier qui ne roulait pas sur l’or,assurément, mais qui ne demandait rien à personne.

« Son père l’aimait bien. Il lui donnaittrop.

« Elle avait de beaux yeux rieurs, unetaille souple et forte, des cheveux qui auraient valu dix pistolesen foire… Ah ! on lui en offrit bien souvent trois ou quatrelouis d’or ! Mais, pour argent ni or, elle n’eût vendu sescheveux.

« À force de lui donner, son père l’avaitrendue coquette.

« C’était ici ou là, qu’importe le nom duvillage ? Le général comte de Champmas ne connaît guère que levillage dont il est le seigneur.

« Car, on a beau faire des révolutions,il y a toujours des seigneurs, et ceux qui passent riches etbrillants dans un pauvre pays emportent toujours le bonheur desfamilles avec eux quand ils s’en vont.

« À la foire, les charlatans ne prennentque les cheveux qui sont à vendre. Les cœurs, c’estdifférent ; d’autres charlatans savent les voler de nuit, etil n’y a point de loi pour châtier ceux qui s’en vont avecl’honneur et le bonheur des maisons.

« Dans notre village, qui n’était pasloin de la ville, on faisait l’élevage des chevaux. À cause decela, chaque ferme avait de grandes et belles écuries. Quand lestroupes passaient, on mettait les fantassins à la ville et lescavaliers chez nous.

– Quel nom a votre village ? demanda icile général.

– Saint-Yvon, Saint-Mesme ou Saint-Jacques,répondit Thérèse. Avez-vous de la curiosité pour si peu ?

– Et près de quelle ville est-ilsitué ?

– Auprès de Dijon, d’Orléans ou bien d’Arras.Je veux laisser un voile à ma pauvre amie Madeleine qui était sijoyeuse, et qui pleura tant de larmes de sang !

Le comte se tut. Thérèse poursuivit :

– Une fois, il vint dans mon village unrégiment si beau, si beau que tout le monde quitta les champs pourle voir passer sur la route.

« C’étaient des cavaliers.

« Ils avaient des vestes rouges quifuselaient la taille des jeunes officiers comme font les corsetspour les femmes.

« Pourquoi les soldats ont-ils le mêmegenre de coquetterie que les femmes ?

« Celui de Madeleine, car Madeleine aimaun soldat, la pauvre créature, mettait du noir sur sa moustache etde l’essence dans ses cheveux. Et il avait un corset plus étroitque la ceinture de Madeleine.

« Ils portaient des pantalons bleus avecde larges bandes d’argent. Leurs bottes éperonnées brillaient ausoleil. Sur leurs têtes, les chapskas étincelants s’inclinaient etle vent jouait avec les minces banderoles qui flottaient au bout deleurs lances…

Le général changea de position sur labanquette de la carriole, qui, à la vérité, était dureremarquablement.

– Hie ! Marion ! poison !ordonna M. Flamant en songe.

Il dormait, Marion aussi.

– Madeleine avait dix-huit ans, poursuivaitThérèse. Malgré sa coquetterie de fillette étourdie et vaine, jen’ai jamais rencontré de cœur plus candide que n’était le sien laveille du jour où vint ce beau régiment de lanciers.

« Le lendemain… Ah ! je vous l’aidit : vous en savez des centaines de ces pauvreshistoires ; le lendemain, Madeleine avait quelque chose àcacher à son père et au curé.

« On lui avait baisé les deux mains,là-bas, sous les châtaigniers.

« Elle n’aurait jamais cru qu’un hommepût être si beau ! ni murmurer de si douces paroles àl’oreille des jeunes filles.

« Celui-là était un officier. Il parla deParis, de robes transparentes, de perles, d’amour, quesais-je ? Madeleine ne m’a jamais dit s’il prononça le motmariage ; mais pour Madeleine, telle qu’elle était alors, iln’y avait point d’amour sans mariage.

« Avec ces pauvres enfants, pour tromper,on n’a même pas besoin de mentir.

« Ils restèrent trois jours, leslanciers. Pour Madeleine, c’était un fiancé qui partait. Il avaitdit comme ils font tous : Je reviendrai.

« Et voyez la folie de ces pauvresfilles ! Madeleine ne savait pas même le nom de son fiancé.Dans son cœur, elle l’appelait Charles. Que faut-il de plus pourpleurer ?

« Il ne revint pas. Est-ce qu’ilsreviennent jamais ?

« Quand Madeleine fut mère, elle eut pourla première fois la pensée de chercher le père de son enfant.

« Elle écrivit une lettre :

« Au moment de mettre l’adresse, elle sesentit défaillir.

« – À M. Charles, capitaine delanciers…

« Charles, qui ?…

« Elle déchira la lettre.

« Elle était alors à la ville et àl’hôpital.

« Il y avait beaucoup d’orgueil dans latendresse de son pauvre père qui lui donnait trop. Son déshonneurtuait l’orgueil de son père.

« On l’avait chassée.

« Un jour elle se trouva seule dans larue, avec son petit enfant sur ses bras. Elle ne savait pasbeaucoup travailler, elle n’aurait pas osé mendier si près de sonpère. Dieu est bon.

« Voilà que passe un beau régiment – deslanciers !

« – Charles ! oh ! monCharles !

« Madeleine faillit devenir folle dejoie.

« Le beau capitaine avait gagné unegrosse épaulette. Il rougit à la vue de Madeleine. Officiers etsoldats se mirent à rire, et nul ne s’arrêta.

« Madeleine s’assit sur une pierre.

« Elle crut s’être trompée, car elle nevoulait pas même penser que Charles n’avait pas de cœur.

« Elle avait raison, quoiqu’elle ne sefût point trompée, Charles avait du cœur comme ils en ont.

« La nuit tombait, le pavé sonna sous legalop précipité d’un cheval.

« – Madeleine ! où es-tu,Madeleine ?

« Elle lui tendit son front en pleurant.Il ne l’embrassa point : il avait grande honte.

« Mais n’était-ce pas beaucoup déjà qued’être revenu ?

« Il dit :

« – Vous ne manquerez jamais de rien,Madeleine, ni l’enfant non plus. Tenez, voici de l’argent…

« Il ne la tutoyait plus.

« Mais cette fois, il prononça son nom,son vrai nom. Oh ! c’était un honnête homme. Il ajouta biendoucement – et bien froidement :

« – Quand vous aurez besoin, écrivez-moi,adieu !

« Et le cheval galopa de nouveau.

« Madeleine embrassa sa petite fille.Elle souffrit beaucoup en sa vie ; mais, ce jour-là, elle eutsa plus grande souffrance.

« C’était un honnête homme. Elle nemanqua de rien, jamais, ni sa petite non plus. Mais elle étaitfrappée à l’âme et sa santé s’en alla…

« Une fois elle écrivit. Elle était àParis, à l’hospice Dubois où l’on payait sa chambre comme si elleavait été une dame.

« Elle écrivit : « J’ai peur demourir et de la laisser seule, venez. »

« Il vint, et de bien loin, il vint toutde suite. C’était un honnête homme.

« Madeleine ne pouvait plus parler. Elleavait une religieuse qui la gardait.

« Ce fut un colonel qui entra. Il étaittoujours jeune, toujours beau.

« La petite jouait dans un coin. Il laprit sur ses genoux et l’embrassa cent fois.

« Madeleine n’avait pas perdu lavue : elle vit cela.

« Quand il eut cent fois embrassél’enfant, il vint vers le lit et regarda la malade avec bonté. Illui prit même la main. Il y avait longtemps que le cœur deMadeleine n’avait battu si vite.

« – Ma sœur, dit-il à la religieuse(Madeleine n’avait pas perdu l’ouïe), je suis le père de cetenfant. Si la pauvre femme mourait, je reconnaîtrais ma fille.

« La petite, qui avait entendu, s’éloignade lui en pleurant.

« – Maman ne mourra pas ! je ne veuxpas que maman meure !…

– Hie ! Marion ! criaM. Flamant à sa bête qui s’était arrêtée court au beau milieudu pont de Nanterre. Hie ! carcan ! poison !guenon ! taupe ! chenille ! savoyarde !Hie ! carliste !

Sur cette dernière injure, accompagnée d’undéluge de coups de fouet, Marion s’éveilla en sursaut et reprit samarche cahotante. Le général prononça très bas :

– Madame, je suis maintenant un vieil homme.Vous avez touché une plaie qui jamais ne se fermera. La mèred’Ysole est-elle vivante ?

– Vous savez bien qu’elle est morte, réponditThérèse d’une voix sourde. Voulez-vous que je m’arrête ? Jen’ai pas l’intention de vous faire souffrir.

Le général, qui était immobile et droit sur sabanquette, répliqua d’une voix grave :

– Continuez, je vous prie. Je désire toutsavoir.

Thérèse poursuivit aussitôt :

– Vous savez bien qu’elle est morte, puisque,trois semaines après, vous reçûtes l’enfant habillée de deuil.

« Je l’ai dit et je le répète, général,vous êtes un honnête homme. La petite fille fut reconnue ;elle vécut près de vous et porta même votre nom jusqu’au jour devotre mariage.

« Seulement, sa mère l’appelait Charlotteet vous la nommâtes Ysole. Vous ne vouliez rien garder de samère.

« Ne vous défendez pas, monsieur lecomte, le monde est ainsi. Vous n’êtes pas fait autrement que lesautres ; il vous déplaisait de regarder si bas au-dessous devous la misérable créature dont vous aviez brisé l’existence…

Le général passa sa main sur son front etdit :

– N’a-t-elle rien pardonné pour tout l’amourdont j’ai entouré sa fille ?

– Elle a tout pardonné depuis bien longtemps,répliqua Mme Soulas, et si une voix parle pour vous aux piedsde Dieu, c’est la sienne…

« Vous alliez être officier général etvous alliez vous marier. Il y avait un obstacle : Ysole,l’enfant qu’on appelait Mlle de Champmas.

« On savait que vous n’étiez pasveuf.

« Monsieur le comte, vous avez perdu unesainte, mais vous ne connaissiez pas son cœur tout entier.Mme la comtesse de Champmas avait un secret pour vous.

« Oh ! ne craignez rien ! Sivous aviez eu le temps de visiter sa tombe avant de quitter Paris,vous y auriez trouvé des fleurs nouvelles.

« Une bien pauvre main vous a remplacédans ce soin pieux. Il m’est arrivé parfois d’intercéder auprès devotre femme défunte, comme je prie ma patronne, avec ce reste defoi que j’ai apporté du pays.

« Vous fûtes étonné, heureux,reconnaissant, quand la noble jeune fille dont vous sollicitiez lamain vous dit un jour :

« – Comte, vous êtes père… Ceux quim’aiment et qui me conseillent hésitent. Moi, je veux inaugurer monbonheur par un bienfait. Qu’il n’y ait point de pleurs dans notremaison. La mère d’Ysole n’est plus ; je consens à légitimerYsole par acte secret, annexé à notre contrat de mariage.

– Vous savez cela !… balbutia legénéral.

– Voici ce qui s’était passé, repritThérèse :

« La veille, une femme s’était présentéeà la demeure de votre fiancée, sous prétexte d’implorer une aumône.On pouvait toujours lui demander, comme il est permis à tous deprier les anges.

« Une fois introduite, au lieu de quêterla charité, l’étrangère raconta une pauvre histoire – l’histoire deMadeleine.

– C’était vous ? interrompit legénéral.

– C’était moi, et j’affirme que, dans cetteentrevue, il ne fut rien dit qui pût diminuer l’affection ni lerespect qu’une femme doit à son mari.

« Elle était d’un monde où, endéfinitive, l’idée ne doit même pas naître qu’un homme comme vousdoive épouser une fille comme Madeleine.

« Mais elle était saintement femme, et ladette contractée envers l’enfant lui apparut dans toute sarigueur.

« Elle avait un cœur d’or, et lesacrifice de la mère la remua jusqu’au fond de l’âme.

« Car je lui dis, monsieur le comte,l’entrevue de l’hospice Dubois. Elle vit la triste créature couchéesur son lit de douleur, la petite fille jouant près de la fenêtre,la religieuse froide et faisant le bien comme on accomplit unetâche ; elle vit le soldat, heureux et brillant, franchissantce seuil morne ; elle l’entendit qui disait, croyant peut-êtrebeaucoup dire :

« – Ma sœur, je suis le père de cetenfant. Si la pauvre femme mourait, je reconnaîtrais ma fille…

– J’ai donc dit cela ! murmura legénéral.

– Et j’ajoutai, poursuivit Thérèse, dont lavoix avait d’étranges émotions, j’ajoutai, parlant à celle quiallait être votre femme : mademoiselle, la mère entendit cesparoles si cruelles et si douces. Quelque chose se brisa au-dedansd’elle : quelque chose qui était le meilleur de son cœur, lelien, le lien sacré de la mère à l’enfant : l’ardent égoïsmede la passion maternelle ! La mère plana au-dessus desattaches mêmes de la nature ; elle déchira avec une angoissepleine de délices tout ce qui était le charme de sa misérablevie ; elle se jugea nuisible au bien de sa fille ; secondamna comme étant un obstacle au bonheur de son idole, elle setua…

– Elle se tua ! répéta le général enfrissonnant.

– Je parle moralement, dit Thérèse dontl’accent se voila. Il suffisait de la maladie, sans qu’il fûtbesoin de recourir au suicide…

« Monsieur le comte, votre fiancéem’écoutait en pleurant. Quand elle eut fini, elle me dit : Jepaierai la dette de M. de Champmas, je la paierai toutentière !

« Elle l’a payée. Plus tard, il est vrai,quand la jalousie maternelle naquit dans son cœur, elle exigeal’éloignement de l’étrangère ; mais le bienfait subsiste.Ysole est l’aînée des demoiselles de Champmas, et l’amour de leurpère se partage entre elles également désormais.

La carriole s’arrêta devant la porte d’uneauberge dans la rue du château, à Saint-Germain.

– Oh ! oh ! Marion, fitM. Flamant. Descendez voir, les bourgeois. La guenon n’aaffronté qu’une fois en route. Combien de temps allez-vous resterici ?

– Une heure, répondit Mme Soûlas, et jereviendrai seule.

– À votre volonté, maman. Ça allonge, pasvrai ? Quoique l’apparence n’y est pas, ça allonge comme untigre !

À quelque distance de l’auberge, unelanterne-enseigne brillait. C’était le bureau des diligences deRouen. Thérèse et le général se dirigèrent de ce côté.

– Et jamais vous n’avez essayé de vousrapprocher d’elle ? demanda le général très ému.

– Si la pauvre femme meurt, je reconnaîtrai mafille, prononça lentement Thérèse avant de répondre. Ces motsdictaient une conduite à la mère, et à celle qui devait remplacerla mère… Il vous fallait la fille d’une morte, vous l’avez eue.

Le général baissa la tête.

En arrivant à la porte du bureau, il ditencore :

– Au nom de Dieu, êtes-vousMadeleine ?

– Pour la troisième fois, je vous l’affirme.,répondit l’hôtesse d’un ton ferme : Madeleine est morte, bienmorte.

– Et ne voulez-vous rien accepter demoi ? Thérèse hésita.

– Si fait, répondit-elle enfin.

– Oh ! demandez ! s’écria legénéral.

Elle l’interrompit pour direfroidement :

– Ma demande est déjà faite. Depuis longtempsj’ai envie d’embrasser la fille de Madeleine… et aussi la fille deMme la comtesse de Champmas.

– Grand et digne cœur ! murmura le comteen lui tendant les mains.

– Si vous voulez me donner un bout de lettreavant que je m’en aille, poursuivit Mme Soûlas, cela me feraplaisir.

Les grelots de la diligence tintèrent àl’autre bout de la rue. Le général déchira une page de sestablettes et écrivit ces mots : « Ysole, Suavita, mesfilles chéries, aimez et respectez celle qui vous portera ce mot,comme vous m’aimez, comme vous me respectez moi-même. »

Pendant qu’il écrivait, Thérèse demandait auconducteur :

– Y a-t-il de la place pour Rouen ?

– Une seule : rotonde.

– Je la retiens.

« Adieu, Soûlas ! ajouta-t-elle ense tournant vers le général. Monte, mon homme, et bonvoyage !

Elle prit le papier qu’il lui tendait etmurmura :

– Je n’abuserai pas, monsieur le comte. Je neles embrasserai qu’une fois.

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