La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 11L’affaire de la comtesse

 

Le Père était tout ragaillardi. Les ridesinnombrables de sa face s’agitaient et se mêlaient de façon àformer un jubilant sourire.

– J’avais parlé d’un sac de nuit, dit-il, ilparaît que c’était une valise : on peut se tromper decela.

Les membres du conseil approuvèrent du bonnet.Coyatier dit :

– Je voudrais de l’argent et m’en aller.

– Tu auras de l’argent, mon fils ; maisnous avons encore du drap noir à tailler. Il fait jourcette nuit.

C’était la locution sacramentelle parmi lesHabits Noirs, pour exprimer l’idée du service obligatoire.

La demande et la réponse de leur formule deralliement étaient ainsi :

– Fera-t-il jour demain ?

– De minuit à midi, et de midi à minuit,si c’est la volonté du Père.

Le marchef répliqua :

– Je suis las et j’ai déjà fait beaucoup debesogne.

– Tu te reposeras, mon ami, quand tu aurasfini ta journée : pas avant. Et il faut que je t’apprenne unechose, mon brave garçon, j’ai tout dit au conseil. Le conseil a étéfort mécontent de tes menaces. Si on n’avait pas eu besoin de toi,tu étais un homme mort.

– Fallait-il aller jusqu’à l’échafaud ?gronda le bandit.

– Oui, mon fils, répondit paternellement levieil homme. Il est sans exemple que nous ayons abandonné l’un desnôtres, mais nous voulons agir à notre manière et à notre heure. Tuas une mauvaise note désormais, marche droit.

Le sang monta aux joues de l’assassin, mais ilcourba la tête et grommela entre ses dents :

– On marchera droit.

– Chut ! fit tout à coup le vieux enprêtant l’oreille.

Sur le palier on frappa six coups espacésainsi : trois, deux, un. Puis quelques mots furent échangésdans le vestibule, et on gratta doucement à la porte. À la demandedu Père, le nouvel arrivant répondit :

– Frère de la Merci.

– C’est Son Altesse royale, dit le Père ;cela tombe bien. J’étais au bout de mon rouleau… Entrez avec levoile ! ajouta-t-il en élevant la voix.

– Prince, reprit le vieil homme, toujoursgaiement, car c’était bien le plus aimable caractère que l’on pûtvoir, soyez le bienvenu, mon très cher, nous avons besoin de vouspour diriger cet honnête garçon. Vos petites affaires vont assezbien, grâce à Dieu, mais je dois vous confesser que notreentreprise n’a pas été accueillie par nos excellents amis avec unecomplète faveur.

– Il me suffit d’avoir l’estime et l’affectiondu Père, répondit le prince qui salua et prit place.

– Bien parlé ! s’écria le vieillard.Comme il comprend la situation ! quoique, certes, chacun desmembres de ce conseil ait sa part d’influence… Ah ! comte, monneveu, si j’avais aussi bien donné ma Fanchette à celui-là, c’eûtété un joli ménage ! Povera ! j’ai fait unmalheur.

Le comte Corona haussa les épaules, suivant sacoutume, et s’étendit plus commodément dans son fauteuil.

– Voyons, Altesse, reprit le Père, où ensommes-nous avec la demoiselle ?

– Où nous en devons être, repartit le prince,elle n’a pas d’autre volonté que la mienne. Elle m’aimeéperdument.

– Parfait ; où est-elle ?

– À son poste. Elle attend son père, envoiture fermée, au coin de la rue Harlay-du-Palais.

– Son père ! répéta le vieux. Et c’esttoi qui viendras, mon gaillard ! Tout est au mieux. Lesdomestiques du premier étage ?

– Tous éloignés sous différents prétextes.

– Et la petite fille ?

– Endormie.

– Tu as la clef ?

– Non pas ! J’ai engagé moi-même Ysole àfermer la porte et à en prendre la clef.

– Mes trésors, dit le Père en s’adressant auconseil, on ne peut pas enlever tous les jours la réserve de laBanque de France. C’est une modeste affaire, peut-être, quoique lafortune du général soit très belle, mais, sangodemi ! je neprendrai pas votre avis pour dire que la chose a été supérieurementmenée : Nicolas a décidément du talent.

– Toi, marchef, reprit-il, attention. Tu astes outils, pas vrai ? Tu ouvres la porte de l’appartement dupremier ; tu entres, et tu fais comme chez toi : il n’y apersonne à la maison. Il ne sera pas mauvais que tu prennes ce quipourra être à ta convenance ; une armoire ou deux, brisées,seront bien ; tu peux aussi, avant de t’en aller, fausser unpeu la serrure de l’entrée, mais ne perds pas trop de temps, etsurtout ne prends pas une trop lourde charge. Voici leprincipal : dans la chambre située immédiatement au-dessous decelle où nous sommes, tu trouveras une fille endormie. C’est unemalade. Tu la bâillonneras légèrement et sans la faire souffrir,puis tu l’envelopperas dans sa couverture, et tu l’emporteras.As-tu compris ?

– Oui, répondit le marchef d’un air sombre,c’est mauvais pour moi, je dois avoir du monde à mes trousses, cesoir.

– Bah ! tu sais ton métier, garçon, jen’ai pas d’inquiétude.

– Où faudra-t-il porter le paquet ?

– L’Amitié ! fit le vieillard, soyons àla question !

M. Lecoq, qui était en conversation fortanimée avec la belle comtesse, répondit :

–Plaît-il, Père ?

– Avons-nous des gens en partance pour laMerci, au dépôt du chemin des Amoureux ?

– Cinq.

– Y a-t-il des femmes ?

– Deux.

– C’est parfait. Marchef, tu porteras tonpaquet, comme tu dis, au dépôt, derrière l’estaminet de L’Épi-Scié.Et si le cœur t’en dit, va jusqu’à Sartène, prendre un peu le vert.Tu en as besoin, mon bon.

– L’enfant vaut-elle beaucoup ? demandale bandit.

– Pourquoi cela ?

Le marchef hésita, puis repartit :

– Voyez-vous, j’ai méfiance. Il y a loin d’iciLa Galiote et L’Épi-Scié. Si je trouvais, en route, desembarras ?…

– Carte blanche ! répondit le Père, quiajouta cependant :

– Pourvu que ce soit bien fait, tum’entends ?

Le bandit respira et sortit endisant :

– J’ai idée que ça va être dur !

Aussitôt qu’il eut refermé la porte, lesvoiles tombèrent, et le Père, frottant l’une contre l’autre toutdoucement ses mains sèches comme des osselets, reprit avecempressement :

– Mes enfants, notre séance tire à sa fin, jen’aime pas veiller tard et je tiens à mon premier sommeil. Coulonsà fond l’affaire de la comtesse. À vue de pays c’est une mine d’orque cette Normande, payant 22 876, d’une part, et 14 000 francs del’autre en contributions foncières. Cela donne un revenucolossal ! Mais ce sont des terres, d’abord, en second lieuc’est une Normande, troisièmement, elle est paysanne. Cela doittenir ferme !

– Vous avez oublié les valeurs… commença lacomtesse.

– Non pas, non pas ! 1 850 francs decommission chez le banquier d’Alençon. Vous voyez que la mémoire nebaisse pas trop. C’est tout uniment féerique… et je suis sûrqu’elle mange du pain noir, cette bonne femme ?

– Pas tout à fait. Elle dépense une centainede mille francs par an, répondit Marguerite.

– Peste ! alors elle vit bien, laluronne.

– Attendez. Je dis 100 000 francs environ,dont 98 000 sont affectés à l’entretien de ses terres etmaisons.

– À la bonne heure ! Et par oùvoulez-vous prendre une pareille créature ?

– Si je ne le savais pas, il n’y aurait pasd’affaire, répondit la comtesse.

Tout le monde devint attentif et le vieuxremit sur la table ses papiers qu’il était au moment de serrer.

– Charmante ! charmante !murmura-t-il. L’Amitié, c’est un cadeau sans prix que tu nous asfait là… Parlez, mignonne.

– Je parlerai de moi d’abord, dit la comtesseavec sang-froid et netteté. Je suis entrée dans l’association,parce que j’avais un but. Pour atteindre ce but, il me faut desressources, et mon mari n’a que la fortune d’un hobereaubreton…

– Qu’il est, ma toute belle !l’interrompit le vieillard. Et honnête avec cela ! vous êtesmal mariée, voilà le mot. Le Joulou ne vaut pas cher au marché.

La belle dame soupira.

– Je veux qu’on me paye, dit-elle ; j’aibesoin de cent mille écus.

– Pour un renseignement ! se récria ledocteur, c’est absurde.

– Je vote non ! déclara le prince. Onruinerait l’association à ce jeu-là.

– Attendez, enfants, attendez ! dit lePère. L’Amitié, tu as la parole.

– J’ai qu’à répéter votre mot, papa ; ilest la sagesse même, comme tous ceux qui tombent de votrebouche : Attendez ! Marguerite n’a pas fini.

M. Lecoq, ayant ainsi parlé, fit un gestepour réclamer le silence et dit à la comtesse de Clare :

– Déboutonnons-nous. Hé ! bébelle !chacun est ici pour soi. Marche !

Marguerite reprit de ce même ton précis etfroid qui étonne toujours chez les femmes :

– Il n’y a qu’un instant, je soutenaisM. Nicolas absent ; et je disais pour motif : Ilnous servira dans mon affaire.

Le grand jeune homme au profil bourboniendressa l’oreille.

– Je vais m’expliquer d’un mot, poursuivitMarguerite : la bonne femme dont il est question croit à LouisXVII, et c’est là précisément ce qui a fait naître en moi l’idée dela mettre en rapport avec vous.

Il y eut un mouvement autour de la table. Tousceux qui étaient là savaient juger d’un coup d’œil le fort et lefaible d’une ténébreuse combinaison.

– Hé ! papa ! fit Lecoq, est-cejoli ? une serrure à combinaison dont on a le mot et laclef.

Le souffle du vieil homme enfla le creux deses joues. Ses yeux eurent un éclair.

– Au moment où nous venons de rendre unservice au prince, commença-t-il, j’ose espérer qu’il se montreracoulant.

– Je demande la parole, interrompitcelui-ci.

– Il va nous témoigner sareconnaissance ! s’écria le Père. Parle, mon ami.

– Bien obligé, dit le prince. D’abord, je votepour le projet de Mme la comtesse qui peut portertrès haut la fortune de l’association. Cent mille écus sont unemisère devant un pareil monceau d’or. En second lieu, j’offre detout cœur mon concours actif…

– Bravo ! fit-on autour de la table.

– Ah ! le gentil garçon ! enchéritle vieil homme. Quel esprit ! et quel cœur !

– Permettez ! fit Son Altesse royale.J’ai besoin de compléter ma pensée. En raison de ce concours, jeserai dispensé de payer à l’association les deux cent mille francsque je lui dois sur la dot de ma femme…

– Oh ! oh ! murmura-t-on. Excusez dupeu !

– Et, en outre, l’association m’allouera uneprime de cinq mille louis comptant.

– Allons donc ! s’écria Corona, vous êtesun Arabe, monseigneur.

– C’est à prendre ou à laisser, acheva leprince, qui salua à la ronde poliment.

Quelque chose comme une larme vint aux yeux duvieil homme.

– Ah ! si je lui avais donné ma petiteFanchette ! soupira-t-il avec un regret profond.

Puis il ajouta :

– Mes enfants, il n’y a rien de si beau sur laterre qu’un jeune homme sans préjugés, qui a de l’économie. Écoutezvotre Père : il est plein de jours et d’expérience ; ilne se souvient pas d’avoir joué jamais une pareille partie.Sangodemi ! avez-vous calculé le revenu que supposent desemblables cotes foncières, et avez-vous calculé le capital de cerevenu ? C’est gigantesque ! Et une paysanne ! quicroit à Louis XVII ! C’est-à-dire que la porte de ce trésordes Mille et Une Nuits est ouverte à deux battants. Je déclare quece sera ma dernière affaire… et je soumets au conseil lespropositions suivantes : trois cent mille francs serontalloués à notre bien-aimée comtesse, à la condition qu’ellefournira les preuves de son dire ; trois cent mille francssont alloués à notre cher prince, à la condition que, le caséchéant, il se mette à notre entière disposition, et cent millefrancs sont votés pour études, dépenses préliminaires et travauxd’art. Aux voix ! Je vote oui des deux mains. Qui m’aime mesuive !

Le triple vote fut enlevé à l’unanimité.

– Papa, dit Lecoq, vous êtes un amour.Marguerite, maintenant, va vous donner l’adresse de ses millions.Prenez note.

Marguerite dicta :

– Veuve Mathurine Hébrard, dite la Goret, auhameau des Nouettes-en-Mortefontaine, canton de La Ferté-Macé(Orne).

Le vieux écrivit cette adresse sur son calepinet leva la séance en ces termes :

– Mes enfants, je tiens à mon premiersommeil ; allons nous mettre au lit et réfléchissons à cegrand travail. J’ai dix ans de moins. Quel coup de filet ! Ilme semble que je suis encore dans la montagne, et que je commande àmes veste nere ; camarades ! rompez lesrangs ! Bonne nuit, mes tourtereaux !

– Qui soupe ? demanda Lecoq. La comtesseen est et je régale.

Seuls, le colonel Bozzo et le fils de LouisXVII résistèrent à cet appel.

Depuis des années cet homme qui entassait, aumoyen du crime passé à l’état de science professionnelle,d’incalculables trésors, vivait plus sobrement qu’un ermite. Iln’avait aucune des passions que l’or assouvit. Il n’était pascapable de dépenser pour lui-même les appointements d’un garçon debureau des ministères.

Et il n’aimait personne au monde, sauf cettepetite Fanchette – la comtesse Corona –, belle et ardente créaturequ’il avait livrée à un ignoble bandit !

Il y a ici-bas des choses étranges. Dans unautre ordre d’idées, on connaît ce financier dont l’aspect effraiecomme celui d’un mort sorti de sa tombe. Il ne peut ni manger, niboire, ni dormir ; l’argent est pour lui un signe sans valeur,puisque Dieu lui a enlevé tout moyen d’utiliser l’argent, et ilcontinue de courir après l’argent, avec enthousiasme, avec folie.Il se damne à gagner des millions, lui qui ne saurait savourer leplaisir enfantin qu’on achète, pour un sou !

C’est le châtiment du roi Midas. Et commeMidas se vengerait du sort s’il pouvait acheter un cœur et faire lebien éperdument, ainsi que, naguère, il spéculait avec folie sur lemal.

Mais notre financier-vampire n’a pas de cesidées-là.

Quant au prince, il était dans le cas deCoyatier : sa journée n’était pas finie.

Le Père et lui se séparèrent à la porte mêmede la maison.

Le Père prit un modeste fiacre le long du quaiet regagna son hôtel.

Le prince atteignit le coin de la rueHarlay-du-Palais, où une voiture stationnait. Il s’approcha de laportière qui s’ouvrit.

– C’est vous, Louis ? dit la voix altéréed’Ysole ; est-il donc arrivé malheur ?

– Non, répondit le prince, M. le comte deChampmas a passé par la rue de Nazareth. Dieu merci, aucun accidentn’est survenu. Donnez-moi votre main, Ysole ; le général adéjà embrassé sa plus jeune fille, je vais lui rendre l’autre.

Ysole tendit sa main et sentit celle de sonamant qui tremblait.

– Qu’avez-vous, monseigneur ?demanda-t-elle. Vous me cachez quelque chose !

– Sur ma parole, répondit le prince d’une voixqu’il faisait grave à plaisir, vous n’avez rien à craindre pourceux que vous aimez.

– Pour ceux que j’aime ! répétaMlle de Champmas. Et, attachant sur lui son regardinquiet, elle ajouta :

– Vous savez bien que je n’aime rien au mondeautant que vous !

Le prince, au lieu de l’attirer au-dehors, larepoussa doucement et entra avec elle dans la voiture.

– Pourquoi faites-vous cela ?balbutia-t-elle, pendant que ses beaux yeux humides souriaient.

– Parce que, lui fut-il répondu, je ne suisplus en sûreté à Paris.

Ysole garda le silence ; son sein battaitavec force.

– En voulant sauver autrui, poursuivit leprince, on se compromet soi-même…

– Oh ! l’interrompit la jeunefille ; c’est pour moi ! c’est pour mon père que vousvous êtes compromis !

Le prince dit encore :

– Je suis obligé de fuir.

– Je vous accompagnerai ! s’écriaYsole.

– Y pensez-vous ! On peut accepter ledévouement d’une femme… d’une fiancée…

Ysole se jeta dans ses bras.

– Je suis à vous, murmura-t-elle dans un longbaiser, rien qu’à vous. Je vous suivrais au bout del’univers !

Le prince se pencha à la portière etappela :

– Giovan-Battista !

Il ajouta quelques mots en italien, et lavoiture partit au grand galop.

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